20 novembre 2009

Paul... 1919.

Le 19 Novembre 2009, Nathalie sur son bien beau blog Avignon in Photos publiait l'image d’une pierre gravée sur la terrasse surplombant la Place du Palais des Papes à Avignon. Après quelques recherches, je peux raconter une histoire de cette inscription…

Paul

La jeune fille habillée en dimanche, sur la terrasse, debout devant une pierre, au pied du christ en croix, n’a pas remarqué de suite la silhouette efflanquée qui, venant de la place de l’Horloge débouchait maintenant sur la Place du Palais des Papes par, ce qui ne deviendrait que beaucoup plus tard, la rue Jean Vilar. Et pourtant, après avoir marqué un temps d'arrêt, elle a crié dans la douceur de ce matin du 19 Avril 1919, la silhouette, elle a hurlé, même: Jeanne ! Puis une autre fois, avec encore davantage de force : Jeanne !

Ce deuxième "JEANNE" a envahi tout l’espace, il a cascadé contre les hauts murs du Palais puis est venu frapper les oreilles de la toute jeune femme. Elle en a lâché les outils qu’elle tenait à la main, ceux qui, chaque dimanche, lui faisaient de vilaines blessures qui mettaient une longue semaine à cicatriser. Ses stigmates, disait-elle. Elle avait beaucoup aimé le mot qu’elle avait entendu dans la bouche du prêtre, un dimanche. Là, elle a regardé d’où venait son prénom qu’on hurlait, elle a enfin vu la silhouette. Elle n’en a pas cru ses yeux qui se sont agrandis. D’un coup, sa poitrine a manqué d’air. Son cœur s’est mis à vouloir sortir de sa poitrine. Ses genoux ont flanché. Elle s'est retenue à la pierre…

C’est là qu’il a envoyé par dessus ses épaules une besace de toile grossière et qu'il a couru à perdre ses joues en montant vers elle…

Elle est restée immobile, elle n’a pas pu bouger la moindre fibre du plus petit de ses muscles. Ses yeux seuls ont pu suivre l’homme qui maintenant courait vers elle. Il a survolé les marches et s’est arrêté net devant elle. Il est tombé à genoux sur les pavés et des larmes ont jailli de dessous ses paupières. Il a pris les mains de Jeanne, les a retourné et il a posé son visage sur les cicatrices de l’amour qu’il venait, enfin de retrouver. Ces deux là, Jeanne et Paul, ici, maintenant, réinventaient le bonheur fou. Ce n’est que bien plus tard que Jeanne, la blanchisseuse a pu raconter à Paul, son homme revenu , ce qu’avaient été toutes ces années sans lui. Elle lui a dit comment, la guerre finie depuis trop de lurettes elle a attendu son retour. Comment, vaincue d’attendre, elle avait, un matin mistraleux de Janvier, enfourché la bicyclette d'un voisin et avait pédalé, à s'en rompre les cuisses, pendant cinq jours JUSQUE dans la Somme. « En somme, monter dans la Somme, revoir mon homme…» chantait-elle pour se donner du courage. Elle était simplement allée dans le village d’où était partie la dernière lettre reçue de lui. La lettre serait partie de Chine, elle y serait allé, lui a-t-elle promis. Elle lui a dit que là-haut, elle n’y avait passé que cinq ou six jours, dormant dans les fermes, effrayée par les paysages dévastés et surtout les odeurs de feu et de mort qui planaient en permanence sur les champs éventrés… Personne n’avait pu lui donner des nouvelles ni de Paul, ni de son accent. Le seul accent qu’on avait entendu ici était celui de la souffrance et de l'effroi. Alors, détruite, broyée, épuisée, elle était redescendue. Elle lui a dit qu'elle s'était sentie morte. Elle a raconté avec ses mots malhabiles comment elle l’attendait, comment elle le guettait, comment elle cherchait, jusque dans la forme des nuages, dans celles des remous du Rhône, ou même dans les souffles des courants d'air, un signe de son arrivée prochaine. Elle lui a dit qu'elle avait pris l'habitude de ne jamais fermer la porte à clé de son logement, même la nuit. Au cas où il aurait à rentrer, il pourrait, ainsi, le faire à n'importe quel moment. Ses plus proches amies de la fabrique commençaient à la convaincre de ne plus espérer. "S’il avait dû revenir, il serait déjà là" disaient elles. "Mais tous ceux qui ne reviendraient jamais étaient connus" leur répondait elle.

Puis elle a raconté comment, pendant une messe, elle avait juré venir ici chaque dimanche avec à la main, deux outils, un petit marteau d'enfant et un burin de son oncle tailleur à Vedène. Elle avait choisi sa pierre ou plutôt celle de Paul, à un angle, bien visible. Elle y graverait dessus son prénom jusqu’à ce qu’elle sache la vérité. Elle n’osait pas penser jusqu’à ce qu’il revienne. Elle commencerait par l’année dix neuf, puis vingt, puis vingt et un et toutes les autres à venir s’il le fallait. Ce serait sa messe. à elle. Son rendez-vous avec lui, sa manière de lui rester fidèle. Cela n’empêcherait pas les danses ni même les baisers dans le cou lors des bals des vendanges, mais le dimanche matin, vers les dix heures, elle serait là à graver du Paul sur le blanc tendre de la pierre dure. Elle lui a dit comment elle avait juré de ne plus pleurer tant qu’il ne serait pas là. Quand elle s’est tue après cette dernière phrase, les digues ont lâché et c’est une sorgue de larmes comme une fontaine de Vaucluse qui a jailli, à laquelle se sont vite mêlées celles de Paul.

Des larmes profuses de joie profonde.

Une fois le torrent à sec, un gué possible, elle a demandé pourquoi il n’était pas redescendu de suite après l’armistice. " Se laver des horreurs que j’ai vécues " a-t-il simplement répondu après un long silence. "Tu comprends, je ne pouvais pas revenir vers toi avec toutes ses saletés dans le cœur, je t’aurais salie. J’ai passé tous ces mois au bord de l’océan, je m’y plongeais tous les jours, quel que soit le temps… Il fallait que je me nettoie de ce que mes yeux avaient vu, de ce que mes oreilles avaient entendu, de ce que mes narines avaient senti, de ce que mon corps avait enduré, de ce que mes mains avaient fait et touché... Je ne pouvais revenir que presque propre, comme blanchi. Un peu."

Assez vite, l’année d’après, en vingt, ils ont eu une fille Élisabeth puis dans le courant de l'amour, un fils Rémi né un an plus tard.

Jeanne, Paul, Élisabeth et Rémi ont quitté Avignon et sont partis vivre au Beaucet où Paul s’est endetté jusqu’aux os pour acheter la boulangerie. Ils s’étaient juré de ne plus se quitter, ils ne se sont plus quittés puisque Jeanne a travaillé avec Paul, mais au four, pas à la caisse. Les seules vacances qu’ils aient prises c’étaient à partir de 36 à Pâques et en Septembre, la famille montait quelques jours aux rencontres du Contadour, sur la montagne de Lure. Paul avait croisé Monsieur Jean venu un jour à la boulangerie, ils avaient parlé, tous les deux... De la guerre, de la paix, des horreurs et des beautés du monde... Paul connaissait par cœur des pans entiers de Que ma joie demeure. Il suffisait de dire: "C'était une nuit extraordinaire." et le reste venait comme le chat dévide la pelote: "Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l'herbe..."

Puis leurs enfants ont grandi, ils sont partis, d’abord en internat à Carpentras puis sur Paris pour les deux.

Alors, dans l’Europe entière, on s’est mis à entendre des bruits de bottes qui sont même arrivés jusqu’à la boulangerie du Beaucet. Jeanne et Paul ont pris peur, peur d’un jour, ne pas pouvoir tenir leur promesse. Ils en ont parlé des nuits entières. Et ils ont pris ensemble leur terrible décision. Les tchécoslovaques avaient leurs joues sous des talons, en Espagne, les franquistes finissaient de "nettoyer" Madrid, pas si loin, Mussolini venait de se jeter sur l'Albanie quand un matin d’Avril 39, le dix neuf, une date qui leur disait quelque chose, Paul est allé à Saint Didier faire le plein du réservoir, ils se sont enfermés dans le garage, attenant au four, qu’ils ont calfeutré de façon très étanche avec des couvertures de laine, ils ont posé un lourd matelas à l’arrière de la camionnette, un tube citröen, flambant neuf, qu’ils venaient d’acheter pour faire la tournée des villages du coin, puis ils ont fait tourner le moteur, se sont allongés et se sont enlacés et ils ont attendu.

Jusqu’au bout. Ils étaient ainsi fidèles à eux mêmes.

A leur demande, sur la lettre qu'ils ont laissée pour leurs enfants, ils reposent désormais ensemble, dans le petit cimetière du Beaucet, juste sous le gros du village, dans le profond de la restanque qui fait face à leur boulangerie…

On peut les souhaiter en paix.


Cimetière Beaucet

Le cimetière du Beaucet où l'on peut, peut-être encore, voir la tombe de Jeanne et Paul...

28 commentaires:

P a dit…

une bien belle histoire pour commencer la journée
PP

chri a dit…

@Merci à vous PP!

Lautreje a dit…

"C'était beau mais c'était triste, tout le monde pleurait jusqu'au capitaine des pompiers qui pleurait dans son casque. Une goutte tomba et gela. le petit prince qui passait pas là glissa et se tua. C'était beau mais c'était triste..."

chri a dit…

@Lautreje: Pas ma faute, c'est leur histoire, c'est leur vie!

Lautreje a dit…

J'espère que ce n'est pas le champagne d'hier qui vous a mis dans cet état !:-))Belle journée à vous !

chri a dit…

@Du champagne? Où ça du champagne? Et on ne me dit rien!

Michel Benoit a dit…

Mais il n'y a pas de preuves pour étayer la véracité de cette histoire ?

Jean du Beaucet a dit…

Mon père les a très bien connu mais les noms, les lieux et les dates divergent quelque peu... !

Michel Benoit a dit…

Il faut arrêter de critiquer maintenant. C'est un beau texte et une belle histoire quand même !

chri a dit…

@Michel/Jean Des preuves pour une fiction? Suis pas assez costaud.

Michel Benoit a dit…

La pierre gravée : n'en est-elle pas une, elle, de preuve ?

chri a dit…

@Michel:Un plot de départ, plutôt!

Nathalie a dit…

Ah ah, la der des der, la version publiée ! Mais je sais pour l'avoir pratiqué que la version publiée peut encore changer... rien de plus facile que de retourner sur blogger et hop !
:-)))


PS - même le capitaine des pompiers pleurait dans son casque, et le poilu aussi, et la pomponette qui n'a jamais retrouvé la chaleur du coin de la boulangerie où elle aimait se lover, et le cantonnier qui a eu bien du mal à creuser la terre encore gelée en ce très froid mois d'avril 1940, et les habitants du Beaucet qui avaient perdu leur boulanger...

Mais il est bien joli ce cimetière du Beaucet, dans la lumière dorée d'un après-midi de novembre 2009.

chri a dit…

@Nathalie: Comme vous n'avez pas tort!
Oui, oui, tout le monde pleurait même le ciel puisque le jour des obsèques, le 20 avril 40 la Nesque est sortie de son lit.
Oui, il y avait une douce lumière dans ce cimetière.

Nathalie H.D. a dit…

... je reviens cet après-midi et je vois que la photo du graffit a changé. Ne niez pas, j'en suis sûre !

Je vois qu'il n'y a pas que les textes qui sont sujets au repentir :-)))

chri a dit…

@Nathalie: J'ai bien peur que pas mal de détails du texte aussi ont changé... En fait, j'en suis sûr!

yvelinoiseuse a dit…

Une chose m'intrigue dans ce récit, Paul qui a survécu à 14-18, il est encore mobilisable en 39, non ?...
Petit aide-mémoire :
ordre de mobilisation générale le 2 septembre 1939
premières démobilisations le 5 août 1940

Michel Benoit a dit…

En tout cas, ta programmation musicale me touche pas mal...
Sacrée charge nostalgique !

chri a dit…

@Yvelinoise S'il est bien mobilisable c'est pour cela que Jeanne et lui refusent d'être à nouveau séparés. Je le veux mobilisable! Je lui arrange mon affaire!
Heu... Mon Paul n'a pas vraiment existé..

OiseauBird a dit…

etrange....les detours des blogs..
je ne sais pas pourquoi je suis arrive la ?
mais j'aime cette ecriture, cette litterature
et je me laisse porter par les mots, j'aime les belles phrases..et cela me fait penser a Emile Zola, connaisez-vous ?

chri a dit…

@Oiseaubird: Bienvenue ici!
Merci des gentillesses que vous écrivez!

Lautreje a dit…

C'est magique !
Je lis les commentaires et j'entends "demain tu te maries" !
Et je pense à Élisabeth, la fille de Paul et Jeanne, je la vois se préparant à la noce avec Antoine (pourquoi pas ?) et j'attends la suite..

chri a dit…

@Lautre je: Ce que vous ne pouvez pas savoir c'est que l'Antoine (pourquoi ce prénom?) va se tuer dans un accident de voiture à la sortie de Saint Sauveur, banlieue d'Amiens, dans la Somme, un mois seulement avant la cérémonie.

Lautreje a dit…

Et merde ! En somme, cela vous fera 3 morts !

chri a dit…

@L'autre je: Et ceux de la 1ère guerre mondiale, ceux de la guerre civile espagnole et la Françoise dont les freins du vélo ont lâché sur la route de Venasque!
Un paquet!

Lautreje a dit…

Françoise ?!! J'savais pas !! j'ai bien connu sa mère, on était ensemble à l'école. On est peu de choses...

Anonyme a dit…

Ainsi, ce que les gaz des tranchées n'ont pas réussi, l'amour l'a fait.
L'ironie en ultime recours à la peine, capitale, pour que la joie demeure.
Plus romantique, tu meurs.
Et j'aime ça.

Slev

chri a dit…

@Slev: Je savais que tu le verrais!

Mais aussi, bien sûr, un peu de Japrisot et de ses fiançailles endimanchées...

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