Tomber amoureux c'est comme un mal de tête, ça vient et puis ça
passe...
Arno
(Chanteur belge).
C'est vers la fin d'un hiver qui avait été si
rude que certains arbres s'étaient fendus en deux, leurs troncs ouverts en
long, comme des fruits mûrs, qu'il a débarqué dans le pays.
Il y avait encore, un peu partout sur les
trottoirs, des tas de neige sale qui n'en finissaient pas de fondre. Ce n'était
pas avec le froid qu'il faisait encore la nuit qu'ils allaient en être vite
débarrassés. A chaque fois qu'Antonio en enjambait un, lui venaient des images
de champs entiers recouverts d'une épaisseur de blanc et le bruit étouffé de
pas crissants dans le silence. Mais à ces tas là, personne ne semblait s'y
intéresser, comme si, finalement, on avait décidé d'attendre qu'ils
disparaissent d'eux mêmes. Le routier qui l'avait amené jusque dans le bourg
l'avait laissé dans le haut en lui disant d'aller se poser au Bar de la Gare,
il savait qu'on y cherchait quelqu'un pour en remplacer un autre qui, un vilain
matin de colère, avait levé le camp sans prévenir:
« Tu verras, ils ne sont pas chiens lui avait-il
dit. C'est un couple, Pedro et Rose, les Pédrose on les appelle quand on parle
d'eux, qui tient l'affaire. Je crois qu'ils ont même des chambres meublées à
louer sous le toit. Ils les gardent pour les saisonniers. »
Il y est allé. Ils lui ont demandé s'il
connaissait le métier, il a répondu : oui. Ça leur a suffit. Il n'a pas
voulu connaître le montant de son salaire. Comme s'il s'en moquait. En vrai, il
s'en foutait. Complètement. Il s'est seulement renseigné sur les heures
d'ouverture de la bibliothèque municipale.
Ils ont juste ajouté : Il suffit que tu sois
disponible et que tu n'envoies pas trop chier les clients emmerdants. Il a
commencé le jour suivant. Pour s'installer dans la chambre, ce fut à la portée
de tout voyageur. Il lui a suffi de lâcher son sac. On était le premier du mois
et ça faisait un compte rond. Derrière le comptoir, il était efficace, rapide,
prévenant mais ne parlait pas beaucoup, ainsi il disait moins de conneries
qu'il n'en entendait. Mais il écoutait comme personne.
Avant d'attaquer au bar, il a écoulé sa première
journée dans le pays à la Bibliothèque. Et c'est là que tout le temps où il est
resté dans les parages il a passé le plus clair de son temps libre. Au début,
on a cru que c'était pour Carmen-Lou, la bibliothécaire une jeune femme qui
n'en finissait pas d'être mariée, d'une élégance imparable. Elle se serait mis
des sacs poubelles sur le dos, on lui aurait demandé où les acheter. Elle en
savait des kilomètres sur la littérature nord américaine, elle lui avait tout
fait lire. Des grands maîtres aux singeurs (pour faire la différence, lui
disait-elle).
Brune aux yeux d'un bleu de lac de montagne, aux
cheveux noirs coupés très courts, ce qui faisaient encore davantage rejaillir
le bleu. Qu'elle soit sourde n'enlevait rien à son immense attraction. Bien au
contraire, elle avait de fines mains joyeuses, dansantes, expressives,
séduisantes et sans doute joueuses s'était-il dit très vite. Mais il ne se
passa rien d'autre entre eux que des livres et leurs avis sur les livres. Pas
des discours, des impressions. Oui, non, celui là m'a plu. Je l'ai relu dans la
foulée, je n'ai pas aimé, rien de bien développé, il n'est pas allé assez au
fond, il m'est tombé des yeux etc.
Mais non, il ne s'est rien passé d'amoureux entre
eux parce que les deux s'y sont mis. Si elle n'a pas eu envie d'avoir à
supporter d'être peut-être éconduite, elle vivait déjà tellement dans la
frustration, lui même n'avait pas trouvé la force d'essayer de la séduire. A
quoi bon? Il en était à ce point là.
Bien sur, ils ont partagé quelques repas au cours
desquels ils sont allés jusqu'à flirter gentiment mais ça leur a suffi, ils ne
sont jamais allés plus loin. Il y en a toujours eu un qui a dit : Il faut que
je rentre, maintenant. À quoi l'autre a répondu. Je te raccompagne. Et basta.
Il savait quoi faire de ses journées, le bar, il
savait quoi faire de ses nuits, les livres, il se regardait de temps en temps
dans la glace abimée de la chambre et se disait qu'il avait tout pour n'être
pas malheureux et pourtant. Certains jours de repos, et de beau temps, il
partait un ou deux bouquins à la main et montait vers la collégiale d'où le
regard embrassait une belle partie de la région. Une fois là-haut, il
s'adossait à un chêne et lisait en entrecoupant sa lecture de regards vers le
paysage en dessous de lui. Il s'amusait du vol tranquille d'une buse au dessus
des champs, des cris d'une fouine dans le lointain, des gais appels d'un geai
plongeant dans le profond d'une haie. Puis, il assistait concentré, au coucher
du soleil comme s'il s'était agi d'une personne. Quand il était comme bordé par
l'horizon noircissant, il redescendait se coucher aussi.
Tout ce qu'il espérait du côté de ses fringues
c'est que son jean tienne. Qu'il soit habillé comme la chienne à Jacques le
préoccupait le moins du monde... Il lavait, faisait sécher et remettait. En
salle, il était tellement efficace qu'ils n'ont pas eu besoin d'embaucher
d'extras et il a assuré tout l'été, seul. Il s'est aussi bien entendu avec les
touristes hollandais qui venaient, en masse, nager nus dans la rivière, qu'avec
les parisiens qui avaient retapé des anciennes bergeries dans le coin. En fait,
ce sont les gens qui s'entendaient bien avec lui. Il écoutait plutôt bien.
Comme il était souriant mais pas très curieux, ils se racontaient volontiers à
lui. Et ils adoraient ça, les gens, se raconter... Il n'était pas rare de le
voir après le service, endormi dans un fauteuil sur la terrasse. Il lui est
arrivé d'y passer la nuit entière. Quand le jour se pointait, il
s'étirait, allait se passer de l'eau fraîche sur le visage et repartait pour
une longue journée, comme si de rien n'était.
Et puis les vacanciers sont partis, l'endroit a
récupéré son calme d'avant la foule, les soirées sont devenues plus
frisquettes, la nuit s'est amenée plus vite, on n'a plus traîné dehors
comme avant, on a changé de boissons, le thé et le chocolat chaud ont remplacé
les grenadines et les demis, les feuilles se sont mises à jaunir, à tomber,
elles ont formé des tas comme des montagnes mouvantes dans les coins de rues.
On les a ramassées. Novembre, déjà, s'en est venu. Il n'a plus dormi sur la
terrasse. Il s'est alors dit qu'il allait être temps de partir. Il s'est donné
jusqu'aux premiers vrais froids. Il avait compris qu'ici, il ne se passerait
rien d'autre que ce qui lui était arrivé. Tout en se félicitant de ce qui était
arrivé. Une pause. Il s'est dit que ce n'était qu'une simple pause. Mais il n'a
pas eu le sentiment d'avoir perdu son temps. Donc il avait gagné quelque chose.
Il avait rencontré une fille qui s'appelait Carmen-Lou, il en connaissait
maintenant un rayon sur la littérature nord américaine et il y avait appris une
langue nouvelle. Celle des signes. Si ça n'en
était pas un... Pour le reste, l'avenir se chargerait de lui dire.
Il s'est mis à réfléchir sur son prochain cap. Il
se verrait bien faire de l'Ouest, s'approcher de l'Océan, de ses horizontales
infinies, de ses plages à perte de vue, de ses immenses dunes de sable fin, de
ses colères d'hiver soudaines mais fugaces, de ses fins de jour renversantes,
de ses ciels de traîne à s'y baigner, de ses couchants à tomber, de ses marées
changeantes... Il avait en tête que, là-bas, l'hiver y serait plus doux à
vivre. Il venait de passer environ une année dans les parages et ça suffisait.
Tout en lui avait, désormais, besoin de douceur. C'est à ça qu'il aspirait de
tout son coeur.
Quelques jours après son départ, en faisant le
ménage dans la chambre, Rose qui n'y était pas entrée depuis qu'il s'y était
installé, a trouvé dans le tiroir de la petite table de nuit un sac en
plastique des mousquetaires de la distribution (une belle brochette de
gangsters!). Elle en a sorti un paquet de lettres froissées et jaunies ainsi
qu'un bracelet en or avec un prénom de femme gravé dessus...
Le tout était entouré d'une page écrite. Rose l'a
dépliée et a lu:
« J'ai passé presque une année
entière par ici. Je n'ai ni aimé, ni été aimé. Je n'ai pas non plus été désiré,
ni n’ai désiré ou à peine. Je n'ai que très peu parlé, encore moins de moi, je
ne me suis pas emmerdé plus que ça avec vous autres. Mais je ne me suis
soigneusement pas attaché à personne. Ni à l'endroit. Au moins, je n'ai pas
souffert plus que d'habitude. Je peux laisser tout ça ici, en plan, il me
semble que c'est fait, que je suis sur le chemin... C'est à la fin de l'hiver
que je vais lever le camp de ce pays... Pour aller voir ailleurs si, par
hasard, je ne m’y trouverais pas... »
Comme celui-là, d'hiver, avait été un peu plus
doux que d'ordinaire, il n'y avait, dans les ruelles, et même dans celles qui
étaient le plus à l'ombre, aucun tas de neige sale. Celle qu'on enjambe avec dégoût, celle qu'on veut oublier comme une vilaine plaie, celle qui
met un temps fou à fondre.
De lui, personne, dans le village, n’en a plus parlé, personne n'a plus jamais demandé de ses nouvelles...
Il n'en a pas, non plus, donné…
A personne.