09 octobre 2021

Venu de l'autre côté (Du lagon de Tikehau dans les Tuamotu)

Quitter les Marquises 

On a quitté les Marquises avec un goût de trop peu malgré les 4 mois passés. C'est tout juste le temps de se glisser derrière les premiers sourires et de commencer à parler autant qu'à se taire.  Tu poses ton ancre au pied de leur montagne, tu foules l'unique allée de leur village, ils savent qui tu es mais ne savent pas encore comment tu es, ils t'observent. Tu dis le mot dont eux seuls savent souffler le h, "kaoha", "bonjour", leurs yeux rient, ils te font signe. 

"Tu viens d'où ?". À toi de choisir : est-ce l'île où tu es passé avant celle-ci ? 

Ou bien ton pays d'origine ? Tu t'arrangeras pour répondre aux deux. 
"Et toi, tu es né ici ? ". Il faut aimer le temps qu'ils prennent à ce petit hochement de tête, le menton un instant suspendu, l'oeil légèrement arrondi, pour dire oui. 

Et... et rien. Une phrase derrière ? Un supplément ? Tu devras comprendre que "oui", ici, est déjà une phrase.  

Plus tard, après un silence, tu sauras -ou pas- de quelle île est sa femme, où sont ses enfants, l'aîné à Papeete, le cadet au collège, la dernière encore là. Souvent, tu repartiras avec des fruits en se disant à demain. Reviens le lendemain, c'est important. 

Pour les mots. 

Là, on a encore rien dit. Il faut du temps pour faire une parole. On ira cueillir des goyaves, tu m'aideras, je fais des confitures. À quelle heure on vient ? 
Sourire, un blanc, le sourcil comme pointant une planète jusqu'alors inconnue, puis le verdict, "plus tard, le matin, quand tu es prêt".  Ici, l'horloge a des rondeurs que les aiguilles caressent en attendant la bonne heure. Mieux que s'immobiliser, je crois bien qu'aux Marquises on a vu le temps mourir. Pas une seconde nous l'avons regretté. 

Embrassement fort,

 

Martial Barriel




07 octobre 2021

Le jour du long couteau

 Ça faisait plusieurs semaines qu’on se cherchait tous les deux. 

En vrai, lui cherchait un peu tout le monde tout le temps. Il était arrivé en cours d’année et comme d’habitude on ne nous avait pas demandé notre avis : Machin va arriver demain, il est là, débrouillez vous avec. Aussi comme tous ceux qui se pointent en milieu d'année, c’est souvent qu’ils ont été virés d’ailleurs, qu’un échange a été fait entre chefs, entre ici et là-bas: Tu me prends Machin, je t’envoie Truc et hop, l’affaire est pliée. Au début ils râleront comme d'habitude et puis ils feront avec, on leur passera la pommade en leur disant qu’ils savent faire et basta. Lui, dès son débarquement,  il avait voulu marquer son territoire, rattraper le temps perdu, mettre les pendules à sa bonne heure, bien montrer de quel bois il se chauffait, prendre toute sa place, bref il s’était mis à pisser un peu partout sur les chaussures des autres comme un chiot fou qui aurait décidé de marquer TOUT le territoire. Et donc il emmerdait son monde à chaque fois que c’était possible. Il n’en manquait pas une. Il cherchait à provoquer, moi, les autres, tous les autres, la terre, le ciel sa mère et le destin qui s’acharne à l'éplucher vivant.

Tous ceux qui avaient un peu de bouteille dans le boulot savaient bien que les plus enquiquinants sont la plupart du temps les plus malheureux ce qui ne les rend pas plus faciles à vivre mais qui explique. Celui là il avait dû recevoir son lot de misères et d’emmerdements plus souvent qu’à son tour parce que pour être pénible, il l’était bien comme il faut. Il ne s’arrêtait pas et je commençais à en sentir plus d’un qui avait une belle envie de se l’offrir et de lui rendre la monnaie de ses pièces. Ça ne contribuait pas à la paix civile, à l’entente amicale, à une ambiance sereine. Pendant l’heure et demie, les chakras de tous restaient bien bien fermés et la tension commençait à dangereusement s’approcher de la zone affrontement. Le groupe devenait une bonbonne de nitro prête à exploser à chaque cahot. Jusque là, tant bien que mal,  j’avais réussi à désamorcer tous les conflits potentiels mais je sentais que la situation m’échappait doucettement. Tout ou presque tout était devenu prétexte à dégoupillage et c’est avec un soulagement grandissant, en vrai à la mesure du risque encouru qu’à la fin du cours  je sifflai la fin des hostilités avec un sourire béat si les gifles étaient toutes restées dans toutes  les poches.

Et puis il s’est passé ce qui est arrivé.

Je l’ai viré de l’endroit où on était autant pour être un peu tranquilles que pour l’éloigner du reste qui commençait à le regarder avec des missiles sol sol dans les yeux et des démangeaisons dans les paumes. Alors il a foutu le camp en claquant très fort  la lourde porte. Je l’ai vu au travers des grandes baies vitrées qui sortait  carrément par la grande entrée et qui a disparu dans la ville.  J’étais un peu embêté parce que j'étais le responsable, s’il lui arrivait quelque chose pendant qu’il était censé être avec moi. Une bêtise, un accident et c’est sur moi que ça retomberait je ne me faisais aucune illusion, l'expérience m'avait appris qu'il n’y en aurait pas un pour me défendre. Au contraire. On travaillait dans un domaine où rien de ce que tu peux faire de bien n’est reconnu mais en revanche si tu as le malheur de faire un demi pas de côté on te tombe dessus à bras raccourcis. Il valait mieux le savoir et d’ailleurs tout le monde l'apprenait très vite.

À la fin de la séance j’irai en parler à MF je me suis dit comme ça quelqu’un d’autre sera au courant. Nous avons fini notre affaire dans un calme bienvenu : il n’était plus là tout le monde semblait souffler un peu et puis ils se sont éparpillés.

J’étais sur le chemin qui mène au bâtiment principal quand je l’ai vu arriver d’en bas. Il montait la petite côte d’un pas décidé, saccadé, énervé, même. Mais au moins rien ne lui était arrivé et il revenait. Il s’est planté devant moi, c'est le cas de le dire et il m’a toisé du regard. Tu es revenu c’est bien je lui ai dit un peu bêtement. Là, il a ouvert son blouson et m’a montré un couteau de cuisine long comme un avant bras dont il avait entré le fin de la lame dans son pantalon pour l'abriter des regards : Je vais vous percer si vous me virez, il a dit menaçant. Mais je t’ai déjà viré j'ai répondu et puis qu’est-ce-que tu fous avec ça ? Tu es rentré chez toi juste pour aller le chercher ? Tu vas finir par  te blesser, tu vas te couper avec ce truc…

Je ne sais pas pourquoi, je ne ressentais presque aucune peur. J’avais juste eu la crainte qu’il s’entaille la cuisse. Alors, j’ai ajouté, convaincant : Ferme ton blouson et rentre chez toi, va vite ranger ce couteau où tu l’as pris et personne ne parlera de rien à personne. 

Il m’a fixé quelques longues secondes et il a refermé les pans de son bomber puis il a fait demi tour et il a refichu le camp.

Dans le bureau de la CPE juste après : Il paraît que tu as eu des ennuis avec Machin qui vient d'arriver ? J’ai presque menti:  Oh rien de grave ça s’est vite arrangé...

Vers la fin de l’année, on a pas mal rigolé lui et moi quand il m'a appris que finalement, il avait bien réfléchi, il partait faire un CAP boucherie.







Publications les plus consultées