24 avril 2023

Soir d'été

 Avant de monter là-haut, ils n’y étaient attendus qu’en début de soirée, ils avaient fait un détour par la rivière. Dans le coin, c’était une visite inévitable. Quand on venait ou bien même quand on revenait dans le pays, on se devait de passer lui dire bonjour, lui faire un petit signe, une vague courbette, un égard rendu et parfois davantage si la magie opérait. On jetait un œil, on lui montrait qu’on l’avait regardée et basta. C’était un peu au dessus de la politesse, presque une obligation. Elle opérait souvent, la magie.

Il faut voir ça lui avait-il dit, on se doit d’y passer. Elle avait été d’accord pour le suivre. Tu verras, elle est magnifique mais quand même un peu  froide avait-il ajouté, ne t’attend pas à du confortable. Froide comment ? C’est de l’eau qui remonte d’un gouffre enfoui et qui semble mordre comme un chien fou les mollets et qui va ne plus te les lâcher. Tes jambes, si tu les trempes devraient s’en souvenir. Généralement on se souvient de cette première rencontre, puis si l’on revient régulièrement on s’habitue. Même d’une année sur l’autre comme si le corps gardait la mémoire de la sensation, comme on reprend la conversation là où elle s’était arrêtée avec un ami qu’on ne voit pas très souvent. Ça tombe bien je suis venu m’offrir de jolis souvenirs a-t-elle dit. Une fois sur sa rive, après s’être extasiée comme il fallait devant sa transparence, sa clarté et le doux chant de sa course sur les pierres visibles, elle avait remonté très haut sa jupe longue et elle était descendue par les trois marches  de l’escalier de larges pierres. Comme prévue, ses mollets avaient été largement mordus, saisis, agrippés. Elle avait suffoqué en s’avançant de quelques pas, mais elle  était entrée volontiers dans le froid. Elle avait même fait quelques pas dans la presque glace sans dire un mot, juste en acquiescant : Ah oui elle est bien bien fraiche, tu n’as pas menti. Mais quelle beauté. Je ne te le fais pas dire. Ils étaient ensuite restés de longues minutes à écouter sa mélodie joyeuse et courante. Ses mollets et ses cuisses avaient eu le temps de dérougir, de récupérer leur couleur habituelle. Je ne sens plus mes jambes avait-elle affirmé à plusieurs reprises.  C’est bien comme ça elles ne te sont plus douloureuses. 

Et puis comme le soleil descendait, comme leurs ombres s’allongeaient pour atteindre maintenant le milieu du lit courant, ils avaient remis leurs chaussures, ils s’étaient levés et ils avaient regagné leur véhicule. C’est qu’avant d’arriver là-haut, ils avaient encore une bonne partie du pays à traverser. Ils allaient le faire à la meilleure heure. Le soleil commençait à préparer sa couche, il semblait enflammer de ses rayons les cimes des arbres, dans le creux des vallons le noir s’était déjà presque tapi. Les pierres blanches des villages traversés prenaient des teintes orangées C’était d’une beauté si extraordinaire qu’un Alzheimer vigoureux avait du souci à se faire avant qu’on ne se souvienne plus d’y avoir passé fût-ce une seule soirée. Après le dernier village parcouru, ils avaient encore une belle route, puis un chemin de pierres et de poussière, à faire dans le cœur de colline et plus ils montaient plus ils récupéraient de la lumière. Ils ont fini par garer leur engin presque au sommet sur un vaste parking à peine indiqué.

La bâtisse était un peu en contre bas du chemin et le soleil l’illuminait des mille derniers feux du jour. Ils ont emprunté le chemin qui y menait, et après avoir fait le tour du propriétaire, ils se sont installés à une solide et rustique table de bois sur le devant les vieux murs de pierres.

Il n’y avait pas de carte, juste un menu à prendre ou à laisser. Comme ils étaient venus pour prendre, bien leur en a pris. C’était aussi bon que beau.

Vers le dessert on leur a apporté des plaids de laine chaude. Une fois le soleil couché, il s’était mis à  fraîchir. L’altitude ? On leur avait proposé de rentrer mais ils n’ont pas souhaité bouger. Quelques bougies éclairaient maintenant leur table. Ils étaient bien dehors, d’autant qu’avec l’humidité du soir l’air sentait un joli mariage : chèvres et maquis. Dissimulés par l’obscurité, ils ont fini en léchant les assiettes…

Puis ils sont allés payer et ils sont remontés dans leur engin.

Au-dessus de leurs têtes, assez loin d’eux mais ça paraissait si proche, les étoiles s’étaient mises à scintiller comme de fausses bougies d’anniversaires qui ne s’éteignent jamais. Le noir n’était que scintillements, comme s’il était habité.

La nuit s’annonçait courte mais belle.

Ils se sont doutés qu'ils feraient comme la chèvre de l’autre là, avec sa mauvaise rencontre, ils ne se laisseraient vaincre par le sommeil qu’une fois les premières lueurs de l’Est apparues.

16 avril 2023

Du milieu du Pacifique Ocean

 Alchimer Journal de bord Extrait.

J+6 Avril 2023


Le soir tombe, un an et quatre mois d'escale, nous partons. Longtemps le halo d'Auckland fera tache dans la nuit.  J'ai aimé cette ville, ses arbres surtout. J'aime ce pays, J’aime ce pays parce que la nature  est encore forte, les rivières y ont des droits, des consciences veillent, malgré les traîtrises et le mépris par endroits. Ce pays parce que nous y avons trouvé le lieu et les personnes pour Alchimer. Ce pays parce qu'il est la possibilité d'un départ autrement, qu'il est une île,  et qu'une île, c'est une route avec la mer au bout.  

Cinq longs bords de près pendant la nuit furent la condition pour pointer l'étrave plein Est le  premier avril à sept heures  à la sortie du golfe Hauraki, face au large et ses deux mille sept cent milles de Pacifique jusqu'à Tahiti.  Trois à quatre semaines de mer. À peu près l'équivalent d'une traversée de l'Atlantique, sur une route moins bien pavée. Les deux 1er jours sont lents ; vents modérés à faibles, comme prévus sur le grib météo. Je m'étais dit qu'une entrée en matière en douceur valait mieux, avant de rejoindre le flux Sud Ouest -assez soutenu, mais favorable- d'une dépression passant dans le sud de la Nouvelle Zélande.  Nous y sommes le troisième jour. Le vent monte, notre vitesse aussi. Notre cap est choisi en fonction d'une nouvelle donnée dans le dernier bulletin : une dépression est en formation dans le nord de la NZ, côté mer de Tasman. Sa trajectoire croiserait notre route d'ici six jours. À confirmer, car ces choses évoluent, ce n'est qu'à trois jours que la prévision devient fiable. Dilemme : - ralentir pour la laisser passer, au risque de fort vents contraires dans son sud ; 

- la contourner plein nord par sa gauche, mais se retrouver près des Kermadec, une chaîne de montagnes sous marine posée à neuf mille mètres de fond et montant ses  sommets à cent vingt mètres de la surface, quarante deux mètres pour le plus haut... une zone où la houle lâche des déferlantes infréquentables par mauvais temps.- calculer et tenter un point de rencontre pour traverser la dépression à l'endroit le plus maniable. Elle n'est pas très creuse, sa vitesse est constante, son environnement est clair ; nos conditions actuelles se maintiendront en piquant un peu vers le sud. On adaptera. C'est jouable. Les fichiers météo ("grib" dans le jargon) confirmeront. Et aussi qu'il faudra approcher des quarantièmes de latitude sud. Ça donnera peu de sommeil, mais quelques belles journées dans une mer dopée de ses vingt cinq / trente nœuds de vent ; à filer sous voilure réduite par monts et vallées, écumantes souvent, grisantes toujours.  Jusqu'à ce fameux matin. 

Une aube un peu pâle, je me mets à la barre pour prendre le pouls du jour. Et là, sur mon tribord, comme au ralenti, il apparait, le géant, le maître-rêve, je le reconnais aussitôt, il a passé tant de temps dans mes sommeils d'apprenti marin, impossible poème mille fois clamé dans le vide des nuages, déployant au vent l'élégance suprême de ses ailes. Pas un battement. Il glisse infiniment, immense, précis, lent presque, tant son vol est coulée permanente. D'une volte soudaine son ventre blanc s'offre aux premières lueurs de l'Est, ses pointes caressent, plume contre écume, le rire vertigineux des vagues. Il vient de si loin, de mers si vastes, de cieux si profonds,  à nouer les fils du temps et de l'espace. Peut-être bien que lui aussi me reconnait, il m'ouvre à l'intense symphonie de ses arabesques, il est archer, le vent son violon, l'océan sa voix. C'est mon cœur et mon âme qu'il joue en silence. 

Mon Albatros, le sang de mes traverses, plus jamais je ne marcherai vraiment. 


Je descends dans le carré, Paul, mon équipier se réveille. - Ça y est, Paul ...! 

- Quoi, la dèp  approche ?

- Non, non je l'ai vu, j'ai vu un albatros. 


Bon  c'est fait. Arrivée à Moorea. 
3150 milles  24 jours. 
Route parfois cabossée, mais bateau et bonhomme en forme. Juste quelques bricoles standard et heures de sommeil à rattraper.  
Et p... que c'est bon de l'eau chaude, bleue translucide, avec des poissons dedans !
Restera plus qu'à s'y remettre,  dans le bain.
Et toi ? Le printemps, printanier ?
Embrassade du tropique sud. 

 

A suivre....

Martial Barriel.

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