29 novembre 2021

Cette fois

Cette fois on commençait enfin à pouvoir l’évoquer. La menace se précisait jour après jour. On n’allait pas tarder à entrer dans le dur. Il ne s'annonçait plus, il frappait à la porte, il était là.

Jusque là, la nappe avait à peine finie d’être repassée, on avait juste pu plonger une main dans la coupelle de cacahuètes à la sortie de la cuisine mais, si quelques bouteilles avaient été débouchées, les verres n’avaient pas encore été remplis. Cependant, une horde de serveurs en livrées blanche immaculée, la démarche tonique s’approchait martialement et en rangs serrés de la table du banquet au son d’une musique du genre militaire. 

Oh nous savions tous qu’il nous restait encore quelques belles heures devant nous mais au fond nous savions aussi qu’avec les amuse-bouches c’était le début de l’hiver qui pointait le bout de son vilain nez. Gris, vents, pluies, froid, absence de ciel seraient notre lot commun désormais et encore nous nous avions la chance de vivre sous un toit.

En nous il y avait toujours cette croyance qui nous persuadait que l’été avait  à peine fini de s’installer, qu’il venait tout juste de prendre ses aises, que nous n’étions pas encore complètement habitués à ses douceurs. Du reste s’habitue-t-on aux douceurs des choses ? N’est-on pas à chaque fois surpris par elles ? Ne provoquent-elles pas toujours d’agréables étonnements ?

Dans les rues glacées, les feuilles qui n’avaient pas eu le temps d’être ramassés avec aucune pelle s’amoncelaient en immenses tas humides qui commençaient à pourrir, dans les recoins épargnés des courants d’air, les jours se levaient de plus en plus tard et la nuit désormais pressée débarquait en plein milieu des après-midis. Il nous fallait nous envelopper chaudement, il fallait nous dissimuler sous des couches de vêtements alors qu’hier encore un vague vieux tee-shirt suffisait. Et le cou et le cou et les mains et les mains et le nez et le nez. Couverts, protégés, enfouis à l’abri du monde extérieur de ses virus et de ses intempéries. L’hiver était une saison de nez qui coulent, de rabougris, de frileux, de craintifs, d’enfermés.

Les terrasses étaient vides, les tables et les chaises empilés, bâchés, rangées de côté, inutiles. Jusqu’à l’envie de s’y attarder nous avait quittés. Fini le partage, les heures animées, les chants, les flots de parole enjoués. L’hiver est une saison de solitude,  de silence et de repli sur soi ce qui n’est pas forcément une compagnie souhaitable…

Tout ça ne laisse pas de marbre, ça a des effets qu’il vaut mieux regarder plutôt que de les nier Et oui, « Je dors moins bien la nuit, j’écoute patiemment, de la maison les bruits... »

Et oui, je recherche fréquemment la compagnie du silence du chat dans la maison duquel je vis.  Oui aussi, je suis orphelin et depuis un an, déjà.

Oui, encore, j’ai des douleurs à apaiser mais je ne saurais laquelle choisir pour en être débarassé en premier, une cheville, un dos ou des épaules et depuis quelques années, je fais une cure d’énergisant dont j'ai vu à la TV la pub: Pion3 version senior... J’ai désormais une patience de beurre mou. J'ai arrêté de fumer et je ne peux plus boire tous les verres que je voudrais.  Je suis maintenant obligé de choisir entre entrée et dessert. Je me lève à l’aube, je n’aime plus flaner au lit. Du reste, je n’ai plus de raison d’avoir envie de flaner au lit puisque je ne suis plus tenu de me lever ou alors pour des rendez vous médicaux. Je suis saisi plus facilement par des sanglots lors d’un film même s'il 'est pas si émouvant. Je commence à me poser des questions sur la diction des acteurs français, j’ai le sentiment qu’avant je les comprenais mieux… J’aime aussi écouter la musique un ou deux volumes au-dessus, je l'entends mieux voyez vous. Je m’intéresse de moins en moins à ce qui m’ennuie, j’ai autre chose à faire qu’essayer de comprendre. J’ai des avis de plus en plus tranchés, je suis de moins en moins enclin à disons expliquer, envisager une autre voie, pardonner, même. J’accomplis de plus en plus sans les retarder les taches domestiques qui doivent être effectuées comme nettoyer la hotte aspirante, changer les torchons de cuisines, jeter les éponges usagées, passer la poussière sur les meubles, vider le sac des emballages, remplir le compost, changer les draps, étendre les lessives. Je me fiche de plus en plus de ma façon de m’habiller aller faire les courses, le jugement des autres n’est plus un critère. Ceux que j'aime le plus vivent loin, on ne se voit plus que par petits bouts ou par écran interposé quelques minutes ça et là. On ne partage plus leur quotidien, leur quotidien s'organise ailleurs puisqu'ils en ont eux aussi fondé une. Ce qui bizarrement est plutôt un signe d'une certaine réussite. Le boulot a été fait. Mais la question de leur bonheur reste toujours posée. On se le demande toujours ça: Sont-ils heureux?

Tout ça finit par attrister, un peu.

 

Au fond, ce qui me chagrine le plus c’est que je n’arrive pas à savoir, avec certitude, ce qui, entre l’arrivée imminente de l’hiver et celle qui s’annonce, inexorable de la vieillesse, des deux me serre le plus le cœur.

J’y étais, en plein, sauf qu’après la saison dure nous savons que les jours finiront par rallonger alors qu’avec la vieillesse… Aurais-je le bonheur de voir encore refleurir ce rosier que j'aime tant?

___ Dis donc pépère, on t’a pas livré en joie de vivre ces derniers temps ? Si j'étais toi, vieux,  je doublerais la dose de Pion 3... 

___ Heu là, dis, si tu la fermais un peu ? Pour cette fois.



Des racines et du vent

 Reçu d'Alchimer, de  l'été là-bas au milieu de cette nuit d'hiver ici: 


29°49'S 179°29'W 

 

Note bien cette longitude. 

Dans la journée, nous allons franchir ce terrible méridien, celui qui te blanchit de 24 heures d'un coup. 

À la seconde du passage au 180°, nous serons demain. 

L'exact antipode de Greenwich, le degré originel, ce zéro qui passe tout près de chez toi. 

Si tu plantais un arbre là, devant ta porte, et que sa racine puisse pousser tout droit à la vitesse de l'éclair, elle ressortirait devant notre étrave.

On s'arrêterait un moment, le temps d'écouter battre le cœur des aimés, car on le sait, l'arbre est la voix de ceux qui l'ont planté, puis on lui montrerait l'île à quelques milles par notre travers, L'Esperance Rock, la plus sud des Kermadec. 


La racine saura, c'est là qu'elle prendra terre. Qu'elle fera branches et que bientôt l'arbre frère, à l'envers du tien, fasse croix tout au sud pour que ton nord et le mien jamais ne se perdent. 

Martial


Vertiges...




Reçu Jeudi 2 Décembre dans la nuit:

2 heures,

 

je prends mon quart, dans le cockpit désormais, plus question de ne jeter qu'un coup d'oeil de temps en temps et s'endormir sur son bouquin au chaud dans le carré. À 24 h de l'arrivée, on est en approche. D'ailleurs hier, on a croisé notre premier cargo à 8 milles de distance, un porte-containeurs de 146 m de long ... Pas le genre à se dérouter facilement. 
Donc un bon coussin, café, frontale, bloc-notes, blouson, bonnet, paré pour la nuit. Non pas qu'il fasse froid, juste un peu frais, mais interdiction de ne serait-ce qu'un bout de rhume ; par les temps qui courent, ça pourrait être mal vu. Déjà qu'on sera testé covid en arrivant, consignés sur un quai non relié à la terre, pendant les 3 jours d'attente des résultats. 
Pourtant, après 19 jours de mer, ils se voient à l'oeil nu, les résultats.

À vrai dire, voilà la véritable appréhension de cette traversée : l'arrivée. Puis, d'une certaine manière, la vie à terre. Certes, on ne rentre pas de trop courtes vacances pour reprendre le boulot. Mais le bruit du monde au travers des nouvelles des uns et des autres résonne tellement comme de mauvais roulements de tambours ....? Vivre en mer se réduit tellement à l'essentiel, consiste à tant de beaux silences. Comment garder une telle ouverture, une si vaste harmonie ?  


Au cours de ces milliers de kms de ciel et d'eau, on peut connaître des moments de profonde sérénité, la vérité de toutes les lumières, l'horizon, la beauté simple de sa courbe, le vol d'oiseaux inconnus, trouver confiance en leurs solitudes, imaginer la nuit comme un jour, comprendre les étoiles, ne plus avoir à douter. Mais on peut connaitre aussi la peur, l'authentique, celle qui te tord le ventre, toucher d'extrêmes fatigues, être malade jusqu'au délire, se voir soudain si petit, avoir froid, avoir mal, ne plus penser qu'à survivre. Mais alors tu vis. Tu vis sur ta peur, sur tes élancements, sur ta concentration, sur ton humilité. Ton esprit intègre chaque rugissement, embrasse l'énormité du ciel, perçoit l'impensable mouvement des eaux, et s'y conforme ; tu n'as plus à lutter, tu ne possèdes plus rien. N'existe que l'explosion de vie dont tu deviens un éclat ; toi, cet être si présent dans ce minuscule instant du monde.  

Ce même sentiment, nous l'avons eu hier, au crépuscule, sur une mer apaisée, tandis que le jour flambait ses derniers pastels et qu'un banc de dauphins vint se mêler à la fête. Peut-être une centaine autour du bateau. Ils mitraillaient la surface de leurs dos luisants, lançant dans chaque gerbe le chuintement joyeux de leur souffle. Quelques rigolards montaient parfois en chandelle et tentaient le miracle : tenir sur la queue plus longtemps que le grand frère. Mais quand lui s'y mettait, c'est d'un salto qu'il terminait sa course ... Ce jeu entre eux -qu'ils venaient nous offrir, était un signe de reconnaissance, et ce soir là, dans nos cœurs émerveillés, de bonté. On sait depuis longtemps qu'ils ont eu la parole bien avant nous.  

Rien de mystique dans toutes ces fréquentations, même si se fondre dans une nature aussi totale, nous pousse parfois à questionner les vagues ; un peu d'animisme tout au plus quand, avec Rimbaud, je clame "l'aube exaltée, ainsi qu'un peuple de colombes". Car tout ce que j'attends, au fond, de mon prochain passage à terre, est de pleurer ma joie dans les bras de mes filles, et de trouver intact le sourire de ceux-là qui ne m'ont pas quitté. 
Premières lueurs du jour, le vent adonne, je vais pouvoir prendre quelques degrés au sud. Puis mettre la bouilloire et préparer le thé. Dans un moment, une main caressante me touchera l'épaule, puis s'appuiera un peu, "c'est l'heure ?", La voix encore lointaine, à peine sortie des limbes, cette voix que je n'aurai pas à espérer demain au bout du quai, puisque, béni des dieux, mon quart fini, elle est de tous mes sommeils.


Martial.


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