« Bordel de merde ! Deux jours que je m’échine à pondre un truc un peu rigolo à deux fins et si possible pas trop mal écrit et voilà : un seul commentaire… Encore donné du caviar à des esturgeons, moi… »
C’est, à peu près, ce que devait maugréer le vieux ronchon dans sa barbe mal rasée en marchant dans l'herbe humide de son jardin en friche… Heureusement, ce commentaire là, il en était persuadé, valait son pesant. Il était précis et argumenté. Il savait, ainsi qu’il avait été lu, au moins par UN lecteur. Et compris, même s’il y avait certaines réticences, des doutes sur telle ou telle expression ou des questions à propos d’un ou deux fins possibles.
Une jeunette, la fille des voisins, celle qui, avec sa tête de Bébé Rose, écoutait du Heavy Metal à fond en partant au Collège, l’avait entendu marmonner en a mis une couche « Ça devait arriver, à force de vivre seul, il finit par parler tout seul, le voisin, il s'envole de la tête, c’est moche de vieillir, je serai jamais vieille, plutôt cre...mourir… »
Sans la regarder, ni lui adresser la parole, il s’était dit : « Je sais ce que tu penses, gamine, tu ne perds rien pour attendre, tu y viendras, toi aussi, comme les autres, comme tout le monde… Tout le monde est comme tout le monde, quand on a compris ça… Fais ta maligne, profite pendant qu’il est temps… »
Le vieux était sorti de chez lui, dans sa robe de chambre défraichie, trouée aux coudes, aux poches arrachées, un verre à la main, il se le finissait comme un grand en marchant nus pieds dans la rosée du petit matin… Huit heures venaient de sonner au clocher du village et au vu de la tête qu’il avait, il n’avait guère dormi. Il avait passé sa nuit sur une phrase, la première qu’il reprenait jusqu’à ce qu’elle « sonne » comme il le voulait. En fait, il n’écrivait pas: comme un musicien, il composait. Pour y arriver, bien sur qu’il se les mettait en bouche : il voulait les entendre et tant qu’il sentait une fausse note, il y revenait. C'est peut-être de là aussi qu'il s'était mis à baragouiner tout haut. Pauvre vieux!
Les pieds trempés, les mollets décorés de brins d’herbe, il était rentré se préparer un énième café. Il n’était pas très frais. Il mit son état sur le compte du manque de sommeil. Il n’avait pas, absolument , tort. Il est retourné s’installer devant l’écran, il a tout relu à haute voix. Cela a paru couler de source. Il s’est même fait sourire en relisant : « Le seul vol dont on ait eu vent dans le pays, c'est une pie qui l'a commis... » Il était , parfois, plein de complaisance...
Il allait pouvoir se coucher quelques heures. Il avançait la main vers le bouton éteignant l’ordinateur quand un message est arrivé. Il a filé dans sa boite à lettres. Un mail d’un inconnu. Il l’a ouvert. Il n’aurait pas dû !
Il l’a lu et relu une bonne dizaine de fois et à chaque lecture c’était une marche supplémentaire qui l’amenait vers l’éruption… Il a fini dans une colère dévastatante, dévoratrice! S’il avait été en appétit, il aurait englouti l’écran, la tour, le bureau et une bonne partie de la bibliothèque avec… Avant d’appuyer d’un index rageur sur la touche « efface », il se l’est relu une dernière fois. Le courriel disait: « A la lecture, je viens de prendre quelques jours, voire semaines de vacances. Merci pour ce texte très frais. »
RRRAAAA!
Deux jours et deux nuits de travail acharné pour qu’un type que tu ne connais ni d’Eve ni d’Adam, à qui tu n’as jamais fait aucun mal et qui, donc, n’a aucune raison de t’en vouloir, vienne au petit matin naissant te planter un énorme couteau de boucher dans le dos avec un petit : « Très frais… Très frais, si, si c’est bien ce qui était écrit… »
RRRAAAA !
Le vieux était certain qu’en plus, l’autre, l’assassin, le meurtrier, le tueur, pensait que son "très frais " était un compliment…
RRRAAAA !
Il y a des jours où on ferait mieux de dormir la nuit!