23 juin 2019

Le jour de ma fin

Si je ne le fais pas moi, qui va le faire ?
Si je ne le fais pas maintenant que tout va bien quand vais-je l’écrire ?
Si j’attends encore un peu, tout va se déglinguer, le cerveau se liquéfier, le corps fondre et je n’aurais pas assez de recul pour examiner l’affaire avec bienveillance et sourire.
Ça ne va avoir que des avantages, je saurai ce qu’on dira de moi le jour venu, pas de surprise, pas d’intempestif Festen, pas de révélations fourbes. 
Ainsi, je maîtrise jusqu’au bout.
Alors voilà :
Discours à lire pour le jour où on me brulera

Merci à tous d’être venus. Je ne pensais pas que vous seriez si nombreux.
S’il vous plait ne soyez pas tristes, vous, ça me fait déjà assez chier d’être là où je suis! Je compte sur vous pour que vous n’en rajoutiez pas.
Et puis, je vis, si l’on peut dire, un moment qui arrive à tout le monde alors cet instant n’a vraiment rien d’exceptionnel. J’ai une liste longue comme le bras de tous ceux qui sont déjà passés par là.
Autant vous le dire de suite, j’ai aimé profondément vivre. Je ne regrette rien. Non rien de rien même si je n'aurais pas été contre une petite prolongation. Le temps de bien faire ma valise.
Ah si une chose, j’aurais quand même, dans cette vie, beaucoup aimé être un peu plus grand, enfin moins petit mais bon voyons le côté positif : Ça vous a souvent fait rire ce qui n'est pas négligeable et puis des jours comme aujourd’hui, on peut toujours se consoler avec l'idée que ça coutera moins cher. Ne serait-ce qu’en planches. Aussi, en écrivant cette page, je vais m'épargner les poncifs du genre: Petit par la taille mais grand par l'étalon...
Ah des économies de fuel aussi, sans doute…
Dire que j’aurais bien aimé être moins con aussi souvent. Ça m’est arrivé plus qu’à mon tour, je ne suis pas dupe. Je laisse à chacun un temps pour se souvenir d’une ou de plusieurs occasions où vous avez pu vous dire à mon propos : Qu’est ce qu’il peut être con quand il s’y met...  Si je pouvais voir vos visages, je les verrais s’illuminer. La preuve que vous en avez trouvé plein. Des moments.
J’ai aimé vous faire sourire quand j’y suis arrivé. J’ai aimé que vous m’aimiez quand ça vous est arrivé. J'ai aimé quand on m'aimait. Sauf dans les orties.
Au fond, j'ai aimé vivre, j’ai aimé profondément voir les paysages que j’ai vu, j’ai aimé en partager certains avec certains, d’autres avec d’autres. 
En vrai, ce que j’ai le plus aimé dans cette vie vécue c’est partager.
Des coups à boire, des hauteurs de collines, des fins de repas, des senteurs de sous bois, des plages de sable blanc, des tranches de pains frais, des bains dans les rivières cavalantes, des saucisses au sable, des ivresses vagues, des soirs d’étés, des accostages aux quais, des tartines de confiture maison, des bivouacs éphémères, des entrées dans des chambres, des plongeons dans des torrents gelés, des silences complices, des feux de camp, des jours de neige, des caresses appuyées, des levers de jour, des matins brumeux, des désirs tenaces et contagieux, des baisers et langoureux et dans les cous, des fous rires en cascades, des légèretés douces, des atterrissages, des odeurs de feux de feuilles mortes, des grains passagers, des entrées en gare, des balades en montagne, des couchants superbes, des matins merveilleux…
Ce n’est qu’à tout cela que j’aurai envie de penser ce jour. 
Si seulement, je le pouvais encore.
Je demande pardon à ceux que ma bêtise aura pu, un jour, blesser. 
Pour les autres, tous les autres, soyez heureux. Continuez.

PS:
Cette page peut être lue par un inconnu, comme un employé funéraire de permanence par exemple, cela évitera le trop d’émotion et soulagera sans doute un de mes proches qui, sans cela, aurait dû s’y coller.



07 juin 2019

C'est la vie qui l'est

"Et comment on va aller lui rapporter ses merdes! D’où elle à le droit de vendre des saletés pareilles ? On devrait la dénoncer au centre anti poison, oui !? 
À la police, même. 
J’ai manqué d’y laisser la lame du couteau tellement c'était dur ! 
Et moi mes dents. Encore un peu, mon pivot rendait l’âme! On voulait juste manger du fromage, pas faire un stage chez les tailleurs de pierre !
Non vraiment on ne peut pas laisser passer ça. 
Mieux, on ne doit pas laisser passer !"

Ils ont collé les quatre ou cinq pierres au genièvre, au poivre ou aux baies roses, qu’ils avaient achetées la veille à la ferme Sainte Brigitte dans une boite plastique Tuper machin et ils l’ont laissée là sur le rebord de la banque en évidence pour ne pas l’oublier. Le lendemain, ils attendraient l’heure de l’ouverture de la fromagerie ou plutôt de la carrière, c'est à dire vers la fin de l’après midi pour monter à la ferme régler le différend et, au moins, se faire changer les immangeables pour du comestible. Ils étaient remontés comme des coucous et pas vraiment disposés à se laisser enfumer par une vendeuse de fromages durs. Fût-elle la jolie femme qu'elle était. Une cinquantaine pimpante, blonde filiforme loin du cliché convenu de la fromagère rougeaude et bien nourrie. 
Ils  étaient venus dans le coin pour passer quelques jours de ce Mai finissant en altitude. Il faut dire que l’endroit valait le déplacement des trois heures par l’autoroute. Un village fortifié, plein de charme au cœur d’une vallée battue par les torrents qui étaient au moins trois à débouler des sommets et comme il avait neigé tardivement cette année, l’eau courait encore en gros bouillons gris musculeux et faisait en dévalant un raffut du diable. Au Nord et au Sud du village protégé derrière ses remparts encore tous  debout, il y avait de chaque côté un fortin renforçant l’idée de  forteresse imprenable. Le village était à peu près au mitan de la vallée du haut Verdon. D’un côté Saint André des Alpes, de l’autre le col d’Allos et après la bascule, la vallée de l’Ubaye avec la si mexicaine Bercelonnette. Ils étaient montés parce qu’une rumeur disant que cette année les morilles étaient abondantes avait couru partout et était arrivée jusque dans la plaine. Ils voulaient en être. Toutes ces dernières années la fenêtre de ramassage avait été plutôt étroite et on disait que cette fois c’était le bon Mai. Il ne fallait pas louper ça. Le village s’était peuplé de marcheurs un panier à la main qui ne venaient surement pas pour cueillir des abricots. Le lendemain matin les deux sont partis à l’aube pour un coin inconnu de tous les autres, du moins l’espéraient-ils. Ils en ont rapporté une pleine cagette, les ont montrées à certains sans leur dire où ils les avaient trouvées, les ont nettoyées, pesées  puis mises à sécher. De temps en temps ils les regardaient en se disant intérieurement : Putain, si elles sont aussi bonnes que belles, elles vont être bonnes. Ça valait le coup de transpirer un peu. Les veaux n’ont qu’à bien se tenir. On était maintenant en fin d'après midi, l'heure était venue de rapporter leurs achats douteux. Ils ont pris la voiture et la boite plastique avec les cailloux aux herbes et sont remontés vers la fromagerie.
Arrivés devant ils ont été contrariés, il y avait des clients. Comme Ils ne voulaient pas non plus l'humilier, ils ont préféré attendre que les gens s’en aillent pour entrer râler.  Quand les autres sont sortis, ils sont rentrés.
L’un a commencé :
"Voilà, on est venu hier et on a acheté ça. On n’a pas pu les manger, ils sont durs, amers, vieux..."
En prononçant ce mot c’est comme si on avait donné le départ d’une course. La fromagère s'est mise à monter sur un immense cheval : 
« Mais je vous ai dit qu’ils étaient durs, je vous l’ai dit, je vous ai prévenu » et puis elle a continué. Un torrent de misère nous a dégringolé sur les épaules :
« Je n’ai plus de lait depuis Pâques, IL a pété un câble, IL nous fait sa crise de la cinquantaine, IL a foutu le camp, IL a vendu les vaches, IL a laissé tomber sa famille, IL a foutu en l’air tout ce qu’on avait construit en vingt ans… Je tiens parce qu’il y a mes enfants et que je veux me battre" 
Des larmes lui montaient aux yeux et commençaient à couler en grosses cascades sur ses joues, elle nous envoyait ses peines dans une extraordinaire tension d’une tristesse infinie… "IL" On ne le connaissait pas mais d'après le tableau, on n'avait pas très envie de le connaitre. Et puis, elle a continué sur ce ton pendant un bon quart d'heure. Un mélange détonnant de rage et d'abattement. Pour finir elle a balancé:
"C’est la vie qui est dure, pas mes fromages, si vous saviez."
On se retrouvait comme deux crétins avec nos petites pierres parfumées dans leur boite plastique devant ce tombereau de malheur qui n’en finissait pas de se verser dans nos oreilles et nos deux coeurs.
"Mais je vais vous rembourser, je ne sais pas comment je vais finir le mois mais tant pis, au point où on en est, je vous les paie vos fromages"
 Elle nous a refilé quelques euros avec lesquels on a illico acheté une tomme fraiche histoire de ne pas en plus la mettre sur la paille… On s'est surpris à bredouiller : 
"On ne savait pas, si on avait su, on ne les aurait pas rapportés. Là vous ne pouvez pas l'entendre mais ça va s’arranger vous verrez… Dans quelques années vous serez contente d'être débarrassée d'un type capable de ce qu'il vous a fait..."
Entendre ça, elle ne pouvait vraiment  pas! Pour l'instant.
On n’avait qu’une envie c’est de ne pas pleurer avec elle pour ne pas en ajouter mais  ce qu'on souhaitait le plus c'était surtout de ficher le camp de cette boutique que le chagrin envahissait et devenait contagieux.
Alors, d’autres clients sont entrés. Ils en ont profité pour déguerpir. C'est les larmes aux joues qu'ils ont lâchement abandonné la fromagère à ses tourments.

En rentrant, pour se remettre, sans toucher à la tomme fraîche de l'abandonnée, en vidant une bouteille de blanc, ils ont tartiné des portions entières de vaches qui rient crémeuses sur des tranches de pain mou.




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