31 décembre 2020

Papa

Papa,

Maman et nous, Hélène, Rémi Lisa et moi, pour tenter de nous consoler un peu, nous nous disons qu'au fond tu as eu une belle vie...

Une longue et belle vie faite de grandes rencontres, de moments exaltants, jamais de travail mais de passion,  de succès, de conquêtes, de reconnaissances, d’amitiés fécondes, de respect, d’entreprises, d’initiatives, de voyages lointains, de défis, de prises de risques, de liens affectueux et durables... Une vie à plusieurs étages tous aussi riches les uns que les autres et que tu as eu le bonheur de vivre soixante douze ans aux côtés de la même personne... Ce qui, dans un bilan ne compte pas pour des prunes...

Nous nous disons également que, d’une certaine manière s’est enfin terminé le moment de cette vie que tu as détesté le plus : le temps de la vieillesse. Vieillir, beaucoup, être vieux longtemps. Et souffrir,  vers la fin, mais surtout avoir le corps empêché, contraint, diminué…, toi qui en avais fait ton meilleur ami tout au long de ta vie. Ces dernières années, si tu n’arrivais plus à voir ce que tu pouvais encore faire, et c’était encore beaucoup mais  tu regrettais ce que tu ne pouvais désormais plus accomplir. Tu as quand même acheté une voiture neuve à quatre vingt treize ans… Tu as eu la chance de skier jusqu’à quatre vingt dix ans et avant hier encore quand on te demandait ton âge tu étais heureux d’entendre dire : « Mais vous en faites dix de moins !». Ce qui était en plus était vrai !

Tu as eu la chance d'avoir une grand affaire dans ta vie ce fut le sport. Tous les sports et bien entendu, en premier lieu l’escrime qui t’a aspiré une grande partie.

C’est elle qui a fait qu’un petit garçon né à Paris dans le 10ème arrondissement, fils d’Henri, un couvreur normand et de Jeanne, une jeune fille du Béarn, se retrouve un jour, dans la salle d’armes de l’INSEP à serrer la main d’un Général de Gaulle. Maître d’armes, tu l’as été jusqu’au bout du bout, jusqu’à ce que tes mains ne puissent plus tenir un fleuret. Jusqu’à ce lundi 30 novembre 2020.

Après l’excellence et le haut niveau, tu es devenu bénévole, surtout bénévole, d’une salle d’Antibes et tu as donné aux jeunes, aux débutants et au handisport.

Mais il n’y pas eu que l’escrime, au tout début,  il y  eut le tennis de table, puis  le basket avec une licence à l’Olympique d’Antibes Juan les Pins, la boxe,  le tennis, le mais aussi le golf, le cyclisme, l’athlétisme, le football, le rugby que tu suivais de très près et la pêche au coup dans les torrents de l’arrière pays. 

En vrai, le chant que tu as préféré entendre est la Marseillaise...

« Vieillir ce n’est pas une affaire de mauviette » a dit Rita Hayworth. Tu t’en es douloureusement rendu compte. Vieillir longtemps est encore plus délicat puisque c’est aussi fatalement perdre un à un ses amis. Toutes ces dernières années tu as fréquenté régulièrement les églises et les cimetières. 

« À force d’aller aux enterrements qui viendra au mien ? » disais-tu.

Nous, aujourd’hui, nous aimons à penser que tu es parti pour une compète un peu lointaine, que tu vas y retrouver tous ceux que tu as aimé, tes amis fidèles, tes autres enfants en quelque sorte, nos demi-frères et sœurs à Hélène et à moi, les escrimeurs et les escrimeuses déjà partis, tous ceux qui t’ont précédé dans ce long voyage et que tous ensemble vous allez vous arranger pour organiser une jolie petite poule, batailler et gagner d’autres médailles d’or... D’or...


Dors bien, Papa...

Même si l'inactivité n’est décidément pas ce que tu préférais le plus...





 

05 décembre 2020

De là-bas


 


D'Alchimer.

Après Papeete, Rangiroa dans l'archipel des Tuamotu... 

Les premières 24 heures au près, mais dans 8/10 noeuds route directe, mer belle, coucher de soleil flamboyant, bière fraîche, une vie quasi parfaite. Et puis ça c'est gâté. 
Le ciel se charge, des grains épais, noirs, lents, lourds, sans échappatoire, qui coupent ton vent, puis t'en soufflent un à eux, progressif, rafaleux, mais surtout qui t'envoient 40 degrés hors de ta route. Et la pluie. Plus de vent. Une eau qui s'écrase, des gouttes comme des cloques. Ca dure, on ne sait pas combien. Longtemps. 
Puis du jour revient, une clarté, un vent meilleur aussi. Jusqu'à la prochaine série que tu sais en préparation là-bas, juste derrière l'horizon. 

Une vingtaine d'heures plus tard, on finira au moteur pour être à la bonne heure de marée à l'entrée de la passe Nord de l'atoll. 

On reste une dizaine de jours avant de reprendre la route des Marquises. Fêter Noël aux Marquises...

En attendant, demain y'a dauphins. Ils sont dans la passe nord est. On va plonger. Paraît qu'ils adorent jouer avec les bulles...   

A l'embrasse, M &  C

15 novembre 2020

Revenues de l'autre côté du temps

En 1988 Yves Simon faisait paraître chez Grasset un petit livre appelé Jours Ordinaires. Dans ce livre, des textes très courts qui laissaient pas mal de blanc sur les pages. Parfois il n’y avait qu’une ou deux phrases et donc beaucoup de blanc. Et quand dans un livre imprimé il y a plus de blanc que de noir on est à la limite de l’entourloupe.

J’y avais vu comme une  invitation à profiter du blanc offert et donc à le noircir et y écrire. Aidé du hasard, j’ai retrouvé ce livre : Sous le texte d’Yves  Simon et sur le blanc restant de la page 9,  j’avais écrit :

 

Et aux nombreux blancs de ce livre, je tracerais des phrases qui ne m’appartiennent déjà plus puisqu’elles ont été écrites hier.

(Je le ferai au crayon noir pour qu’elles restent effaçables. Il ne faut surtout jamais faire confiance à sa mémoire qui tire le principal de sa force dans sa capacité à oublier).

 

Page 10

J’avais trouvé dans une décharge clandestine des lettres manuscrites d’une belle écriture ronde et sereine. Des lettres d’amour parmi des poubelles. Etait-ce le lieu obligé de la fin de tout amour ?

Extraits :

Les choses s’enveloppent du poids des souvenirs comme d’un manteau déchiré… Alors, je marche à pied mais ça devient le sol sous tes pieds, alors je m’assois sans bouger et ça devient les gens dans la rue, alors je ferme les yeux et c’est le sang qui bat ou le froid de l’hiver dans mes mains…

Lettres de Jean Luc Godard à Anna Karina trouvée dans les bois de Meudon.

 

Page 11

À la vérité j’étais très fier d’avoir croisé la trajectoire de cette fille d’une suffocante extravagance. Songez-y, quand je me suis retrouvé amputé de presque tous les liens avec une bonne partie de moi-même c’est à dire elle et qu’il arrivait de nous rencontrer elle me jetait d’un ton léger :

Et toi ? Ça va, toi ?

 

Page 12

Avant hier, il nous tombait sur les épaules une pluie particulière. Lourde, dense, voilà très exactement c’était une pluie pesante. Comme si l’orage des souvenirs douloureux avait soudain choisi d’éclater. Avant hier il pleurait des souvenirs. Deux jours après j’en étais encore humide.

 

Page 13

J’avais passé quelques jours dans un pays du Sud de l’Europe. J’y étais allé pour fuir des forces qui me tiraient vers ailleurs. J’y étais allé, aussi pour écrire quelques lettres qu’elle ne lirait sans doute pas.

Je me souviens qu’avant de quitter définitivement le Portugal, j’avais acheté un billet de loterie dans une baraque de Totobolà et je l’avais jeté aussitôt pour ne jamais savoir ce que j’avais perdu.

 

Page 14

Rester à jamais insensible à tous ces bras qui s’ouvrent pour dire je t’aime.

Et être persuadé d’avoir complètement tort.

 

Page 15

Derrière les vitres géantes d’un aéroport, une mouche lutte pour sortir. Et si nous étions comme elle, libres mais seulement libres de nous briser les ailes ?

 

Page 16

Nous voguions depuis trois jours déjà. Enrègle générale c’est à ce moment que les ennuis commencent. Cette fois il ne se passa rien. Rien ni de notable ni inquiétant ni dangereux.

Nous sommes rentrés tristement soulagés.

 

Page 17

Quand j’ai vu le voile de velours léger soulevé par un vent dévoilé, il m’a pris l’envie de partir là-bas, tôt…

 

Page 18

Quand on n’a pas d’ami, la pire des choses c’est de s’en faire parce que quand on en a un, la pire des choses c’est de le perdre.

 

Page19

Au fond, vieillir ça devait ressembler à ça. Etre capable de transformer ses impatiences les plus virulentes en attentes immodérées. Comme je n’avais plus le sien, de temps, il me restait tout le mien.

 

Page 20

Oh Mon Dieu, j’étais exactement dans l’état d’esprit d’un type qui vient de passer trois ans de sa vie à creuser une tunnel sous sa baraque et qui débouche au beau milieu de l’Atlantique. Sans la clé du radeau de survie.

 

Page 21

Retrouver dans toutes ces vielles photographies l’immense place prise par l’absence.

 

Page 22

J’étais allé seul mais avec des centaines d’autres rire au spectacle de ce qui me faisait pleurer. C’était donc ça un grand humoriste. J’avais ri ce soir là comme rarement. C’était bon à pleurer.

 

Page 23

La solitude c’est encore ce que l’on a inventé de mieux pour être seul.

 

Page 26

Il y avait, dans ce restaurant de l’Algarve la voix chantantes des cent quatre vingt six centimètres de Philomènià et ses regards en coin vers l’étranger seul à sa table. Aimait-il les filles pour ne pas les regarder ainsi ? Devait-elle se dire.

Oui, oui, il les aime. Mais pas toutes. Pas fou.

 

Page 27

Oh la contagion des doutes ! Vivre avec des certitudes gâchait pas mal d’heures. Fallait-il que le ciel soit d’une pureté limpide pour croire à son insolence.

Et très vite, dans le fond, quelques malheureux nuages…

 

Page 28

Conquérir n’est rien. Un jeu peut-être. Reconquérir est une autre histoire. Simplement par ce que l’on connaît ce qu’on risque de perdre. Il ne faut pas se tromper.

 

Page 29

Quand on en veut aux autres c’est bien entendu pour éviter de s’en prendre à soi-même. Avoir compris ça permet d’éliminer pas mal de pensées négatives  pour les autres évidemment.

 

Page 30

L’imparfait est un temps parfaitement imbécile.

 

Page 34

Et si, pour toujours, j’étais passé à côté de la mienne ?

Alors ne jamais passer à côté des gens qu’on a le bonheur de croiser en les regardant encore un peu. Dans le fond.

 

Page 39

Et si la vérité était une condition essentielle de l’instant. Ce qui est vrai là ne l’était pas et surtout ne le sera plus. Avec ça, on n’est pas prêt d’être certain de quelque chose si ce n’est de la caresse du vent ou de l’intense clarté d’une nuit d’étoiles. Alors, ne croire qu’en sa peau et être parfaitement animal, en toute conscience.

 

Page 43

__ Allez les filles, ne restez pas dans ce courant d’air gelé, vous allez attraper la mort.

___ Ça t’embêterait beaucoup peut être ?

___ Non, ce qui m’embêterait c’est que ce soit contagieux.

 

Page 44

Extrait :

« Et joyeux non anniversaire ma bien aimée de loupi de loop de good woulfe. »

Jean Luc Godard à Anna Karina.

 

Page 45

Une petite fille très méchante à une autre très gentille :

___ Tu sais ce que tu seras toi plus tard ?

___ Non.

___ Rien.

 

Page 48

Aimer quelqu’un, c’est l’aimer pour lui même et pas pour la magie qu’il a de vous rendre heureux. L’aimer pour ce qu’il est, pas pour ce qu’il provoque en vous. Pour ça, il faut savoir s’asseoir sur un banc et le regarder vivre en dehors de soi. Surtout en dehors de soi.

L’abîme... Cela voudrait dire qu’on ne peut aimer vraiment que l'autre importe autant que soi.


Page 51

Quand on n’a plus rien à dire, il faut énormément de courage pour continuer à se taire.

 

Page 53

Rien que ça, une fois encore, une fois seulement avant la prochaine : Mes doigts autour des siens et sa tête sur mon épaule, abandonnée. Nos deux vies juste quelques secondes encore emmêlées.

 

Page 56

Arriver une fois, une seul à photographier… Une odeur. Celle d’une peau par exemple et pouvoir ainsi s’en repaître pour son seul plaisir. Une seule fois pour toujours.

L’ennui du plaisir c’est qu’il n’est intense que s’il est partagé. Rien de grave, allez, une odeur ça diffuse.

 

Page 57

Contempler son visage dans le miroir, chaque jour le même, chaque jour différent. Pour s’en convaincre regarder une vielle photographie. Puis la jeter.

 

Page 62 

Ecrire c’est dessiner des mots comme on prend des remèdes, sans penser que ça guérit en étant sur que ça aide...

 

Les voilà remontées à la surface ces phrases comme des lumignons d'avant. 

Peut-être que je n’aurais pas dû. Les écrire.




08 septembre 2020

Venues de l'autre côté du monde

 J'ai reçu un message qui m'est venu de l'autre côté de notre monde. Je l'ai trouvé si beau et émouvant que ma tête et mon coeur ont chaviré. 

Que Martial me pardonne, je le partage avant de recevoir son accord:

Amanu


Dix-huit jours que nous dansons, immobiles, sur les lèvres du volcan. Amanu, un petit atoll dont les trois quarts de la surface ne sont pas cartographiés. Sa ceinture intérieure, turquoise, tranche sur le bleu sombre des profondeurs du lagon. A l'extérieur, le platier. Un vaste plateau frangé d'écume, la verticale de l'abysse, rose, brun, gris lunaire, jonché de débris de corail, semblant le champ d'une bataille prête à recommencer, qui mêle ses silences aux grondements du Pacifique. 
La passe est étroite, le courant fort, 12 nœuds parfois. Une fois franchie, l'oeil seul devient guide, prévenant les massifs de coraux qui affleurent. Devenir matière, glissement fluide, savoir les couleurs de l'eau, effacer notre trace, laisser faire le vent, s'ouvrir la voie vers une infinie absence où l'on ne saura plus rien du monde. Ne l'ébruitez pas : c'est ici qu'il a commencé. 
Quelques humains font encore village, et leurs enfants. Il y a même une école, quatre cloisons légères entre lesquelles l'instituteur tente d'expliquer comment tourne la terre . Mais lui même ne sait plus. D'ailleurs à la récré, il va au bord de la passe, jette un bout de fil à l'eau et écoute le récif que l'océan bat au loin à coup de vagues venues du fond des âges. 
Nous sommes mouillés sous le vent d'un motu à l'Est du récif. Une végétation dense d'arbustes et de buissons sous la cocoteraie abrite les nids d'une colonie de fous de bassans. Nous serons protégés du prochain coup vent et fournis en cocos. Quelques têtes de corail, les "patates ", non loin, pour les plongées à venir. Car dans ce royaume de nulle part, nous vivons de pêche et d'eau fraîche. Et d'amour aussi. Comment ne pas repenser l'histoire de toute une vie, déposée là, sous sa forme la plus nue, chaque aube promettant son jour le plus abouti, notre peau noyée de lumière se frottant au bleu de nos tout premiers mots, ceux de la naissance, ceux dont on jouissait sans les épuiser, avant qu'il faille les réparer sans cesse, et les mener jusqu'ici, pour savoir. Le temps est venu de s'aimer sans retour. De danser, immobiles, sur les lèvres du volcan.
Les jours sont simples, on en perd le compte. Le soleil commande, il n'y a pas d'heures, seulement des nuances. Dans ce monde-ci, la lumière est libre. Aube en pastel, crépuscule flamboyant, et dès la nuit un ciel d'enfance quand, au plafond de mon lit, des constellations imaginaires me mettaient déjà la tête dans les étoiles.
Cet enfant, je le retrouve, sa vie, désormais, c'est du sérieux. Il a fini de jouer. Il se souvient, au large de l'île de Groix, mon père lui avait laissé la barre, la houle était longue, par l'ouest des nuages de plomb, une lumière grise, et dans ses mains toute la puissance de l'océan . Ce fut le moment décisif : il ne vivrait que pour partir, un jour comme celui-ci, sur mon bateau.
Quand nous quitterons Amanu, je ne serai plus tout à fait le même. Sur le récif, un homme à la tête chenue lèvera lentement la main et sourira, comme je lui sourirai et répondrai à son signe, ce frère, mon clandestin.

A l'embrasse, 
M.

Depuis l'envoi de ce message, Catherine et Martial ont embarqué sur Alchimer ils ont maintenant accosté sur l'atoll d'Hao et leur voyage continue...




29 août 2020

LA manille

Elle m'est tombée sous les yeux dans le fond d’un garage encombré d’une maison désertée par ses propriétaires de toujours. 
Le temps fuyant, la maison  en était venue à changer de mains, aussi, elle subissait une cure de jouvence et n’allait pas tarder à être investie par de plus jeunes avec des enfants. Des cris dans l'escalier, des jeux dans le jardin, des courses dans les couloirs depuis si longtemps silencieux. En quelque sorte, elle allait se remettre à vivre. Elle, elle était là, à terre, dans le foutoir du garage, parmi les objets désormais inutiles, les restes des tuiles du toit flambant neuf, les chutes de parquets flottants, les anciens outils, les cartons de déménagement encore empilés, la poussière des travaux en cours, les pots de terre vides des anciennes plantes vertes maintenant non désirées, la présence des anciens propriétaires. Elle brillait comme une étoile au beau milieu de ce bazar sans nom. Je n'ai vu qu'elle. Je me suis penché pour la ramasser, pour l'extraire de ce maelström et tout ou presque m’est revenu, d’un coup, d'un seul. Un peu comme on se souvient d'une vie entière  à la seule évocation d’un prénom.
Dans la petite pièce de métal brillant que j’avais entre les doigts, j’avais aussi des heures et des heures de jours d’été, des nuits de mouillage inconfortable, des allers retours en annexe, des hissage de grand voile, des prises de ris, des génois gonflés, des boutes étarqués, des clapots formés, des caps tenus, des noeuds avalés, des après midi de pétole, les deux phares rouge et blanc de l’Île Madame, la masse imposante et abandonnée du Fort Boyard, les horizons des îles... Dans ce petit U fermé par une clavette vissable, il y avait des nuits étoilées, les mélopées des glings glings des haubans contre les mats métalliques, l'écoulement des eaux le long des bouchins de la coque, le pataras cassé sans que le mât ne s'effondre un jour de grand vent, cette fois où j'ai failli mourir dans le Fier d'Ars se vidant emporté par la chaine d'ancre enroulée autour du bras...

Il y avait du pertuis d’Antioche à celui de Maumusson, de l’île d’Aix à l’île Madame, du Fort Boyard aux deux tours de La rochelle, des Allards au port d'Arceau, de l'Eglise de Saint Georges aux boulassiers, du port du Douhet à Domino, de Chassiron à La Côtinière, du flot qui emplit la Charente au jusant qui la vide de ses humeurs malignes comme s'il s'agissait d'un gigantesque lavabo, des courants de fond qui portent vers Ré à ceux qui entraînent au large vers l’Amérique, de la côte Ouest à celle d’Est, du couchant au levant, des plages de Vertbois à celle de la Gautrelle, des ciels de traîne à ceux des dépressions, des ciels sans horizon où la terre et la mer se mêlent à ceux dont les silhouettes des amers sont claires...

Dans cette cave en désordre, un bout de métal en main, me sont venus  en mémoire et sous les yeux des sorties de Perrotine au moteur au tout petit matin des premières lueurs de l’aube après des attentes de la bonne heure, que le chenal soit plein, j’avais des arrimages aux quais de ports de Ré, des sorties aux restaurants, des salades de riz tomates et des verres de rosé, j’avais des soirées interminables sous des tauds de toile épaisse bleue roi, des heures de navigation dans cet espace à vue de toute terre, sur une eau plus verte que bleue, sous des vents davantage bienveillants et établis qu’énervés.

Cette pièce de métal c’est tout ce qui, aujourd'hui, restait de Mélusine un challenger Scout en polyester de sept mètres vingt, de leurs propriétaires et malgré tout, rien n’avait disparu. 

Ce sont tous ces étés que j’ai empoché quand je l’ai glissée dans mon pantalon, ce sont tous ces jours heureux et ensoleillés que j’avais avec cette manille dans le creux de la main.

Des étés entiers dans une manille de rien.





20 juin 2020

Sait-on jamais

Au fond, si un jour tu as choisi de venir vivre ici c'est sans doute pour la douceur des pentes et les couleurs de ses collines, peut-être pour celle, si pure de son ciel nettoyé à grands seaux d'un bleu étincelant par un mistral de forte rougne, c'est pour les senteurs bleues qui montent des champs de lavandes en fleurs, pour les villages perchés aux ruelles ruisselantes d’ombres épaisses, pour les clochers en ferrailles laissant les cloches visibles et leur chant se répandre, pour les places aux tilleuls géants dominant les jeux de boules animés par du verbe exagérant, pour les allées de platanes vaguement penchées dans le sens du vent dominant, c'est aussi pour la transparence et la fraîcheur des sorgues, pour les eaux limpides du Partage, pour les champs rouges de coquelicots, pour les vues embrassantes d’ici et de là et de là encore, pour le chant exténuant des cigales quand le chaud revient, pour le vol furtif des pipistrelles en chasse dès la tombée en pente douce de la nuit, pour l’heure bleue du soir qui s’allonge à n’en plus finir jusqu’au vingt et un à se demander si la nuit ne serait pas partie en voyage d’été, pour les bêtises dites avec un accent qui enjolive la parole et embellit la réalité, pour la joliesse des noms de Barbentane,  Eygalières ou Montmajour, pour les trois mots gravés au fronton de l'église de Villes sur Auzon: Liberté, égalité, fraternité, pour la cuisine qui nourrit mais régale surtout, pour le savoir faire des moments festifs, c'est encore pour les jeux du vent et des blés dans  les champs de Murs, comme des pactoles ondulés, pour les chênes patriarches de Murs et aussi ceux de la banlieue de Saignon, pour les maisons de pierre du hameau de Sivergues et du Castelas en bout de route, pour le chant fragile et mélodieux de l’Aiguebrun au pied des murailles de Buoux, pour les panoramas des églises d’Oppède et du Beaucet, pour les longues lignes de vignes de Lagnes, pour le plateau de Margoye et ses asperges sauvages, pour les halles d’Avignon et ses légumes merveilleux, pour les invectives accentuées qui cascadent dans les calades: "Oh Ferdinand prétentieux que tu es, tu me le rendras quand mon bonjour de ce matin? Jamais, jamais, tu m'entends bien, counifle que tu es", c'est pour les petits marchés de semaine gorgés de fruits gorgés de soleil et de sucre, pour les bouquets de thym sauvages, ceux de sarriette qui gondolent et emparfument les garrigues, pour les tunnels d'ombre des allées des villages, pour les hauts de Bonnieux, de Ménèrbes, de Venasque, pour les terrasses des cafés sous les platanes, pour le calme, la sérénité et la blancheur minérale de Senanque, pour l’eau vive des marmites accueillantes du Toulourenc et l’arrière pays du Mont Ventoux, pour les rougeurs des murs de Flassan et l’arrondi comme un dos au sommet de Blauvac, pour les ombres lentes des soirs de juillet sur la place du palais des papes, c'est pour les nuits de théâtre dans la Cour d’honneur, pour les montées vers Suzette  et l’ensemble dentelé des dentelles de Montmirail, pour le cimetière paisible et modeste de Lourmarin, pour toutes les fontaines de Pernes, c'est pour les hauts de Saumane où l’on peut se perdre en beauté, si ce n'est pas pour le gel de janvier, pour la rudesse des hivers et les oliviers sous la neige, alors c'est sans doute pour le rond vert et mystérieux de la résurgence, pour les jours tièdes et les soirées douces, pour la proximité de la mer ses plages et calanques, pour le delta du Rhône, et l'infini plat vivant de la Camargue, pour les Alpilles, ses villages et ses fantassins d'oliviers en arbres, c'est pour toutes les nuances des verts des eaux de L’Isle sur la sorgue, pour le mistral brutal qui bleuit le ciel, pour les chapelles et les mazets isolés dans les fins fonds des campagnes,  pour l’étonnante chaleur du cœur de ses étés moitouffants, pour

Non, non j’ai choisi de venir y vivre parce qu’autrefois, pendant quelques jours, j’y ai été profondément heureux et donc, on ne sait jamais...






26 mai 2020

Pardon pour tout

À ce lapin de garenne que j’ai vu bondir de peur à la lisière d'un champ de maïs au passage tout en fracas du Train à Grande Vitesse dans lequel je traversais le pays pour rentrer chez moi
À ce martin pêcheur que mon plongeon dans sa rivière si transparente, si froide et si magnifique a dérangé et fait fuir de son nid pendant de longues minutes
À ce geai que mon passage en bicyclette a fait décoller sous les frondaisons de bord de route
À ces fourmis sur la terrasse à qui j’ai enlevé les miettes tombées sur le carrelage pendant le repas ou sur la colonne desquelles, sans ni les voir ni les sentir, j’ai pu poser un pied ou deux
À toutes les truites dans cette rivière où je suis venu marcher et remuer le sable  troublant leurs terrains de chasse
À toute cette eau potable que je verse dans mes toilettes, à celle que je chlore, javélise, sale et qui surchauffe dans mes piscines d'un bleu artificiel
À ces écureuils, hérissons, insectes divers que ma bagnole a écrasés, heurtés, tamponnés, déchiquetés, aplatis
À ces chiens écrasés dont j’ai lu l’histoire sur des journaux jetables qui ont servi à emballer des poissons morts, à ces arbres abattus qui eux ont servi à fabriquer ces journaux
À ces chiens aimants mais abandonnées l’été venu, jetés aux bois comme des objets inutiles
À ces abeilles que j’ai empoisonnées avec mes pesticides et autres saletés chimiques pour croquer des carottes bien droites, d'un pur orange, à ces produits pour tuer les racines de liseron. C'est pourtant si fragilement joli une fleur de liseron
À ces veaux, porcs, vaches, poulets élevés en batterie sans espace, sans lumière, sans sol, aux os mous sans rien de ce qui devrait faire  leurs vies pour un moment de mon plaisir
À ces oiseaux de mer que j'ai plongés dans des flaques d'un vénéré liquide noirâtre et visqueux parce que mes bateaux qui le transportaient étaient des rafiots pourris pour que je voulais gagner, gagner et gagner encore plus d'oseille
À la barrière de corail, aux lagons, aux atolls, ces écrins de cent mille joyaux dessus et dessous que j'ai bousillé avec mes jets skis et mes hors bords et ma connerie dévastatrice d'humain
À ces endroits sur terre qui par ma faute sont devenus interdits à toute forme de vie: Three Miles Island, Tchernobyl, Fukujima, Bikini, Mururoa
À toutes les lagunes, aux lacs de montagne, aux glaciers, aux collines, aux vallons, aux clairières, aux sous bois, aux mousses, aux forêts, aux criques, aux plages, aux torrents, aux mares, aux étangs, aux deltas, aux méandres que ma grandeur et mon intelligence ont irrémédiablement souillés 
À ces tortues centenaires que j’ai empoisonnées, étranglées avec mes sacs plastiques que j'ai utilisés sans conscience et par flemme
À ces dauphins somptueux et intelligents que j’ai ramené prisonniers, mutilés, morts dans mes filets pour un dos de cabillaud frit
À toutes les pattes de crabe que j'ai amputées pour un si minuscule sourire de contentement
À ces Grands Singes dont j’ai détruit la forêt pour tartiner de la pâte de noisette sur ma tranche de pain grillée
À ces salamandres, et autres batraciens dont les zones humides où ils vivaient ont été asséchées pour y faire passer nos routes et autoroutes et pistes cyclables
À ces éléphants qu’un chasseur nanti a dézingué juste pour accrocher la tête à côté d’autres trophées dans son ranch aux Etats Unis d’Amérique
À toutes ces espèces que mon mode de vie a condamnées
À tous les peuples amérindiens et autres massacrés spoliés, virés de leurs terres par mon désir d'expansion, de conquète, de conversion
À tous les esclaves enchainés, à ceux qu'un dogme à brûlé le plus souvent au nom de l'amour, à tous ceux qui ont été méthodiquement exterminés parce qu'ils étaient eux
À la terre qui est si belle et que j'ai bousillé, à l'eau si précieuse que je gaspille pour que mon Audi 32 et ma Clio 28 GT rutilent, à l'air, qu'imbécile définitif que je suis, je ne pourrais bientôt plus respirer
À tous les George Floyd du monde qui à un moment n'ont plus pu respirer
À tous, à tout ce qui n'est pas cité au-dessus dont je suis également coupable et malgré la lourdeur sans nom de mon dossier qui est accablant, je demande pardon ! 

Pardon pour tout.








11 mai 2020

Hallali

À Carpentras ou à Kigali: Berté!
Pour les Lucie et les Lillie: Berté!
Pour Shiva et pour Kâli: Berté!
À New York, à New Delhi: Berté!

Pour le bâti, le démoli: Berté!
Pour les  vélos et les avilis: Berté!
Pour le Cairanne et le Châblis: Berté!
Pour l’authentique et le simili: Berté!

Pour les bungalows et Bengali: Berté!
Pour les savonnés et les salis: Berté!
Pour les bricolos, les brocolis: Berté!
Pour Découflé, pour Bianca Li: Berté!

Pour les discours, les homélies: Berté!
Pour les facteurs, pour la Wally: Berté!
Sous nos draps et dans nos lits: Berté!
Pour les amochés, les embellis: Berté!

Pour la joie et la mélancolie :Berté !
Pour c’qui est moche et c’qui est joli : Berté !
Pour la Fournaise et le Stromboli : Berté !
Pour Charles de Gaulle et pour Orly : Berté !

Pour les endurcis, les ramollis Berté!
Pour les déprimés, les raviolis: Berté!
Pour les bien élevés, les malpolis: Berté!
Pour les racines et les pissenlits: Berté!

Pour les timbrés et la philatélie: Berté!
Pour l'ail en pot et l'ail au lit: Berté!
Quand elle rougit, quand elle pâlit: Berté!
Pour les silences et la glossolalie: Berté!

Pour John Wayne, pour Marvin Lee: berté!
Pour les fauteuils, les canapés lits: Berté!
Pour le pac à l’eau, le patchouli: Berté!
Pour les Benalla et les petits de Ben Ali: Berté!

Pour ceux qu’on révoque, ceux qu’on élit: Berté!
Pour ceux qu’on vénère, ceux qu’on humilie: Berté!
Pour les mises à plat, les mises en plis: Berté!
Pour ceux qui se fâchent et qui se réconcilient: Berté!

Pour les jours vides et les remplis: Berté!
Pour les plus malins et le sud Mali: Berté
Pour ceux qui s’en écartent et qui s’y rallient: Berté!
Partout où on la perd et là où on la lie: Berté!

Pour les ah! la! la! Pour les hallalis: Berté!
Pour les ah! la! la! Pour les hallalis: Berté!

08 mai 2020

Des mots (Extrait de Du Sud. Editions Tiret du 6)

Des mots légers comme des coussins de mousse, des mots fins comme la plus fine poussière de talc, des mots comme des langes neufs de nourrisson neuf, des mots comme de la farine allégée, comme de l’air aminci, comme des volutes d’écume éparpillées aux lèvres du souffle des vents, comme un long traversin de duvet de poussin, des mots comme des plumes d’oisillon, des floconnées de première neige de début novembre, des mots légers comme des confettis de confettis de confettis...
Des mots doux comme le dessus vert tendre velouté des jeunes feuilles de sauge, doux comme les réserves d’une fabrique de couettes, doux comme une coulée miel de potentille, comme des sacoches de nuages, comme la peau d’un ventre de faon, comme une pommade apaisante, un baume du chaton, comme des senteurs dispersées de verveine sauvage, comme des édredons de pollens volatiles, doux comme des caresses timidement retenues…
Des mots tendres comme les dernières phalanges des doigts d’une main bambine, tendres comme le blanc si blanc des fleurs de seringat, soyeux comme un regard doux posé sur le monde par un Gandhi évanescent, comme une lumière d'aube à peine levante, comme la pensée naïve d’un gentil hésitant, des mots tendres comme les premiers pas aux premiers matins des premiers jours de mars…
Des mots bienveillants comme des capuches de soie maritime, des mots arrondis comme des chapeaux de champignons des bois comestibles, comme des pares-battages flambant neufs de chaloupes à voiles d’or, comme des parapluies à plusieurs places, comme des avancées protecteurs d’auvents éventuels, comme des marquises en double habillage…
Tous ces mots-là, je les déposerai délicatement sur les épaisseurs des veines bleues et tremblantes qui grimpent le long de tous vos jolis cous de futures possibles amoureuses…
Je les livrerai en tendresse sur le cœur des paumes de vos mains ouvertes de femmes peut-être aimantes…
En attendant, je les laisse là, sur les paliers de vos cœurs, aux pieds des portes de vos émotions, en silencieuse et tranquille attente.
Ils sont pour vous. 
En cas de besoin


27 avril 2020

Un dimanche d'été à Saint Barnabé

Quand un samedi il se mettait à neiger de la farine dans la cuisine, c'est qu'il y avait du Saint Barnabé dans l'air pour le lendemain...
Le matin dès le premier café descendu, la tasse fumante dans l’évier, Marie dispensée du travail des fleurs dans les serres pour cette occasion sortait le grand plateau de bois massif carré d’un mètre par un mètre et le posait sur la table de la cuisine. À partir de là, si tu n’avais rien à faire  d’utile dans le secteur, il te fallait plutôt dégager du lieu. Très vite, inévitablement tombait l'ordre: Va voir ailleurs si j'y suis! Nous on n'était pas si bêtes, on savait bien qu'elle ne pouvait pas être ailleurs puisqu'elle était là. Mais on allait voir quand même pour lui faire plaisir et débarrasser le plancher.
La cuisine allait s’animer. Cela devenait doublement chez elle. Elle se transformait en un général de Bonaparte sur le champ même de la bataille. Elle allait faire les raviolis pour le dimanche et nous monterions à plusieurs familles  les manger à Saint Barnabé, un hameau de quelques maisons et d’une chapelle minuscule dans l’arrière pays tout en haut du col de Vence. En bout de route. En haut du col, tu quittes la route qui va à Coursegoules, rien que le nom est un voyage, tu vires à gauche et tu suis le chemin goudronné, large d’une seule une voiture, qui tourne et vire quelques kilomètres parmi les chênes lièges et tu arrives, au fond, à un ensemble de maisons, de bergeries aménagées pour venir y passer l’été au frais de l’altitude et à l'abri des invasions de la côte. C’est un endroit tellement perdu que l’hiver personne n’y habite. C’est alors le royaume des corneilles, du vent, de la neige et du gel.
C’est que tout ça était une affaire qui réclamait une préparation au cordeau. Dès la date convenue, dans chaque famille invitée toute une armée se mettait en ordre de marche. Et ce devait être ainsi chez tous ceux qui étaient conviés. Seraient de la partie pour le dimanche à venir, les Aude des Grandes Bréguières, les Giordanengo qui monteraient de Vence, les Milo qui pour une fois quitteraient  Saint Laurent du Var et quelques cousins qui viendraient de Bormes. Et puis, bien sûr, Monsieur Fulconis et son grand Panama blanc qui lui était de toutes les fêtes parce qu'il galéjait comme une machine perpétuelle tout le jour. Chez les autres, on préparerait la salade d’entrée, on achèterait des plaques de pissaladières chez Veziano, d'autres feraient les gnocchis à la pomme de terre, certains apporteraient le rosé ou bien les fromages de chêvres et d'autres encore, les tartes du dessert.
En tout ce dimanche allait réunir une trentaine de personnes plus les imprévus qui auraient aussi leurs assiettes. C’est dire s’il en fallait des raviolis. Oui parce qu’ici on était de raviolis. Aussi, Marie avait commencé à s'y mettre le mercredi. Elle avait cuit la daube. Elle en avait cuisiné pour un régiment. Pour qu’on en mange deux jours et surtout pour qu’il en reste le samedi. Le vendredi soir, elle commençait à préparer la pâte, elle en sortait grâce à la machine à main de longues plaques qu’elle laissait reposer la nuit sous des couettes de farine, elle ne les travaillerait que le samedi matin. À raison de deux douzaines par personne, à raison de deux assiettes par personne, elles étaient si bonnes qu'on y revenait,  calculez. Sur le plateau enfariné, elle avait étalé une plaque de pâte la plus fine possible, puis elle avait disposé à intervalles réguliers des petits tas de la daube qui restait qu’elle recuite avec des épinards puis hachée. Ensuite elle recouvrirait tous ses tas avec une autre plaque  de pâte et elle repasserait la roulette crantée pour séparer chaque petit tas. Elle finirait épuisée et toute blanche. On les monterait le dimanche pour les faire cuire là-haut avec la sauce tomate et le parmesan râpé pendant qu’on prendrait l’apéritif. Comme il n’y avait que de l’eau de pluie à Saint Barnabé, on s’arrêterait en montant à la source de Vence pour remplir deux ou trois bidons d’eau claire pour la cuisson. Pour l’instant, ma grand mère en avait bien pour quelques heures avant de finir ses raviolis. La cuisine serait sous une tempête de blanc pour une bonne partie de la matinée.
Le dimanche, après le petit déjeuner on grimperait dans deux voitures direction l’arrière pays. Après une bonne heure et demi de route, on garerait les voitures sous les tilleuls et on se déplierait en se réjouissant d’être là. Alors, ce serait accolades, embrassades, serrages et grands rires. Puis les hommes se serviraient de l’apéritif et les femmes iraient médire d’eux en préparant le repas en cuisine. On demanderait aux enfants de dresser la longue table sous les cannisses, protégée des rigueurs du soleil de midi.
Quand le repas serait prêt, l’apéritif raisonnable, tout ce beau monde se mettrait à table heureux d’être ensemble et de partager ce repas. Et tout ça parlerait, parlerait jusqu’à l’arrivée du génepi sur la table avec le café.
Ensuite, sans doute gentiment saouls pendant que les femmes iraient médire d’eux dans la cuisine en se tapant toute la vaisselle, ils iraient composer les doublettes et faire une ou deux  parties de boules. Ils se noueraient une serviette à chaque coin et se la colleraient sur le crâne pour se protéger du soleil pendant les mènes au soleil. Ils y jouaient comme ils iraient au théâtre, pour s’en envoyer quelques bonnes, pas tellement pour gagner mais ça n’empêcherait pas d’exagérer la célébration de la victoire et de contester vigoureusement la défaite. Il y aurait beaucoup plus de rires que de points marqués.  Faire des phrases drôles avec des mots drôles c'était quand même l'attrait principal de la pétanque à condition d'y jouer sérieusement: Ils y jouaient aussi pour justifier de boire le verre d’après.
Les enfants eux ne jouaient pas aux boules, ils avaient deux collines pour eux seuls. Ils jouaient aux gendarmes et  aux indiens dans toute l’étendue du hameau. Ici il n’y avait pas de clôture, les gens savaient à qui étaient les parcelles et jusqu’à présent personne n’était parti en douce avec une dans la remorque…
Chacune se retrouverait le soir venu près des voitures et après les embrassades, les vœux de se revoir très vite, les femmes se promettant la fois prochaine d'aller jouer aux boules pendant qu'ILS feraient la vaisselle,  après avoir compté et recompté les enfants pour n'en oublier aucun, ils rentreraient chez eux, les femmes conduisant. Certes le monde n'était pas changé mais tous ici s'étaient régalés. Avant de prendre la route, ils s'en iraient saluer la statue du Saint de bois massif peint de couleurs vives, seul dans sa chapelle. Le pauvre il ne sortait qu'une fois par an le onze juin, on le baladait dans le hameau puis il retournait à sa solitude.  Il n’y aurait pas trop de mots dans les voitures pendant la descente du col. La fatigue de la journée sans doute. Une vague tristesse qu’elle soit finie sûrement.
Ils avaient passé un dimanche d’été, ensemble à Saint Barnabé quelque part au dessus de Vence.

Ensemble, beau mot pour un beau dimanche.



24 avril 2020

Du Pacifique sud

Une fois n'est pas coutume, je propose  un texte que je n'ai pas écrit.
C'est un mail qui m'est arrivé cette nuit vers 3h35.
Il est venu de... loin...


Un petit salut du matin par 16°33 S / 120°03 W, 
En attendant, ici sur notre îlot de bois et de voiles, on regarde la mer. J 27 depuis notre quasi fuite du Panama. Bien calme depuis plusieurs jours. Trop, car ça veut dire pas de vent. Elle est connue la zone des grands calmes, on a essayé de l'éviter, mais rien à faire, la bougresse recule dès qu'on essaye de passer derrière. Même Dragon, le grand spi, pendouille comme une vieille peau qui n'y croit plus. Le moteur, certes, mais vu les 960 milles et le mou encore probable devant, la réserve n'y suffirait pas. Alors on guette la ride sur cette peau drapée de satin qui, certains matins, est un ciel lentement qui respire, tant la lumière, pale, encore indécise, brouille le regard et abolit l'horizon.  
J'en ai profité pour prendre mon premier bain de mer australe. 3827 m de fond, au milieu de nulle part, ça chatouille un peu. Mais l'envie aussi de descendre, aller voir rien dans ce bleu irréel, sa masse qui à cet instant paraît si légère à porter mon corps minuscule, Alchimer, C. et notre monde posés à côté de moi. S'écarter un moment, prendre de la verticalité, le temps d'un aller-retour s'effacer, être totalement. Je ne l'ai pas fait. Trop de courant, une certaine appréhension, et la peur de C. me regardant me dissoudre dans la transparence de l'océan. Car le fait est que la visibilité, soleil au zénith, va fouiller profond. Beau et effrayant à la fois : très vite tu peux ne plus savoir le haut du bas, au mieux ne plus évaluer la distance à la surface, ou ne plus en avoir envie.  
Je décidai d'un autre exercice : la carène commence à se couvrir d'un genre de mini grappes d'algues. Un grattage s'impose. Un autre genre d'apnée, un vrai boulot. Mais d'habitude, au mouillage à Marie Galante, je vois le fond.  
Les grands calmes sont aussi l'occasion de sortir la liste des "onfraçaquandonseraaucalme". Sauf quand le machin a justement choisi ce jour là.  Bon, c'est vrai que de dépit après un bas de ligne encore perdu, je venais de monter la ligne pour gros de chez gros sur le gros tambour fixé au gros barreau du gros portique, et la cordelette renvoyée à l'envers sur un winch. Sans conviction, à 3.8 nds on ne pêche pas ... Hé bien j'ai passé l'après-midi à transformer ses 14 kg en 9 kg de pure viande pour les deux semaines à venir. Sais-tu s'il existe des desserts au thon rouge ? Parce que côté recettes, on va épuiser le bouquin.  Quand je pense que j'ai dû sacrifier mes bacs à glaçons pour gagner de la place dans le congélo ! (Du coup je ne suis fait un méga pastis avec tous les glaçons. La vache, il était frais !) Après ça, y a plus qu'à aller siester les 2 steaks du midi.  
C. est en forme, fait de bonnes nuits depuis que plus personne ne croise notre route (pour ce qu'on peut en voir). On forme un bon binôme
en manœuvre et en décisions de nav', et son pain mixé farine de maïs cuit au wok est à tomber. Alors te dire que la vie est exactement là, dans l'instant où j'écris cette ligne, oui, il y a de ça, une certaine idée du bonheur, quand même ce qui manque nous laisse comblés. 

On te bise plein le cœur, M/C.



Soyez bien heureux comme il faut tous les deux là-bas si loins, si proches. Bonne longue traversée...



22 avril 2020

En un éclair

Alors, leurs regards se sont croisés et en un éclair tout ce qui était vivant dans le coin a été emporté si loin de là.
Jusqu’à présent, ils s’étaient aperçus  plusieurs fois sans qu’il ne se passe rien. Le calme plat. Oh ils s’étaient bien regardés un peu mais comme on le fait quand on entre dans un bus ou dans une rame de métro et qu’on cherche une place libre. Ce ne sont pas vraiment les gens assis qui vous intéressent. On jette un œil vite fait sur les éventuelles places libres, les endroits possibles où se poser, on jauge le voisinage pour savoir lequel nous sera le moins désagréable, on mise sur le confort voire sur  l’odeur éventuelle et puis on choisit, on se détermine, on tranche, on s’assoit. On ne pose pas vraiment le regard sur les personnes autour de la place conquise. Avec eux deux ça c’était joué comme ça au départ. Ils s’étaient croisés dans les couloirs, ils s’étaient aperçus dans les assemblées, ils s’étaient salués certains matins quand ils étaient arrivés ensemble à la grille, ils s’étaient souris une fois ou deux à la cantine mais rien de plus, rien d’autre. Très peu de mots échangés, très peu de phrases. Un bonjour, bonsoir, le tout venant le poli, le civil, le minimum. Il faut dire qu’ils étaient chacun engagés et se pensaient heureux de ce côté là.  Ils n’avaient rien derrière la tête, aucun projet, aucun désir autre que celui en cours. En tous les cas, ils n’avaient surtout pas l’idée d’aventure qui pouvait leur venir au cerveau. Du moins se croyaient ils à l’abri de ça. Evidemment il avait remarqué son joli carré court ses yeux noisettes brillantes, son sourire en coin, malgré sa rareté, et la grâce de ses mains. Il avait aussi, vite fait, aperçu sa silhouette fine et son élégance simple et sa démarche altière, mais rien de plus.
Et pour dire vrai si jamais l’idée se pointait, ça pouvait arriver, on ne vit pas non plus dans un couloir d’hôpital psychiatrique, comme une tentation, un interdit à braver, comme une barrière à franchir, un mur à escalader, ça leur paraissait représenter un tel bazar, un tel dérangement, une telle montagne à gravir ou a déplacer qu’aussitôt ils  la viraient de leurs têtes. Pas de ça. Pourquoi faire ? N’as-tu pas déjà tout ce qu’une personne sensée peut vouloir ? N’es-tu pas déjà de ce côté là béni des dieux, de ses apôtres, des fées bienveillantes et de quelques anges amicaux ? De quels frissons aurais tu besoin ? Pourquoi voudrais-tu te sentir davantage vivant que tu ne l’es ? Parce que tu l’es bel et bien, vivant. Tu as tout ou presque ce qu’on peut envier. Alors, d’où te vient cette pensée qui t’a traversé l’espace qu’une seconde. Oublie ça de suite. Dans ta situation, c’est de l’ordre de l’impensable. L’injonction était puissante. C’était oublié, chassé, évacué et tout redevenait normal. Les choses se rangeaient immédiatement.
Ils ont passé six mois de cette façon, travaillant dans le même lieu, mais sans se croiser vraiment, en s’apercevant de temps à autre et de loin. Intérieurement ils étaient même sans le savoir contents que ÇA n’aille pas plus loin, que rien ne se passe autre que ces « bonjour, bonsoir »tirés à quatre épingles, légers comme des plumes nouvelles, ne disant rien d’autre chose que bonjour, bonsoir. Ravis de ne pas s’être engagés sur le difficile et menaçant chemin de l’attirance, voire de l’attraction. Ils avaient chacun leur vie de leur côté, il se trouve simplement qu’ils travaillaient dans le même espace et qu’ils se croisaient parfois. Mais ils ne se devaient rien, ils n’échangeaient rien, rien de plus que tu vas bien ? Merci moi aussi.
Et puis il y eut ce repas de fin d’année auquel participait qui voulait venir. Lui ne voulait pas y aller. Pas question que je passe une soirée de libre avec des collègues de travail auxquels je n’ai pas grand chose à dire en dehors du travail. On avait insisté, on lui avait demandé comme un service de participer. Il s’était laissé faire, il avait dit oui bon je viens mais c’est bien pour te faire plaisir.  Ils s’étaient tous retrouvés un soir sur le trottoir devant la porte d’Aux bonheurs de Chine. Certains s’étaient demandé si la contrepèterie était voulue, ça les avait fait rire. Ils étaient entrés. Il s’était retrouvé assis à côté d’elle. Elle lui avait souri en coin et un moment, avec son index droit, elle avait relevé une mèche échappée du carré pour la replacer derrière son oreille et elle s’était tournée vers lui.

Alors, leurs regards s’étaient croisés et, en un éclair foudroyant, tout ce qui était vivant dans le coin avait été emporté à des années lumière

                    

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