21 octobre 2019

Connard de merde

Les rues de mon village ne sont plus sûres.
Hier, je m'y suis fait agresser. Verbalement mais agressé quand même.
Comme je n’ai plus de voiture, je circule en moto, à bicyclette ou à pieds et, hier, malgré la pluie, j’ai eu besoin d’aller faire un tour au supermarché du coin pour acheter  de quoi manger pour le soir. Puisqu'il pleuvait j’avais au dessus de moi un parapluie et autour de nous des rues vides. L’endroit où je me rendais est à environ trois cent mètres de la maison, ce n’était pas non plus un trek dans tout le département. En sortant sur le chemin qui longe la maison, je vois par terre une canette de bière qu’on aura gentiment balancée là. Je la prends et comme nous étions mardi, les poubelles passant le lundi il n’y en avait plus de vidées dans les rues. Je tourne à gauche et du chemin de droite je vois deux personnes, deux femmes bien vêtues, genre doudoune sans manche et pantalon aux cheveux courts, tirées chacune par un chien minuscule. Bien sous tous rapports comme on dit. Dans les deux, j’en reconnais une que j’avais croisée le samedi devant la fourgonnette des vendeurs de chèvres frais. Nous avions même échangé des civilités civiles. Dans ces petits villages, il est plutôt fréquent de croiser des gens ici ou là sans savoir où ils habitent mais en connaissant leurs visages. Ma cannette à la main, que j'ai vidée en marchant, il en restait, je suis allé vers une bouche d’égout le long du trottoir et faute de poubelle dans le coin, je la jette là et je poursuis mon chemin.
Peu de temps après je sens qu’on marche assez loin derrière moi mais je sens cette présence. Je me retourne pour regarder c’était mes deux promeneuses de chiens qui empruntaient le même trajet. Je continue ma marche. C’était moi qu’elles suivaient et visiblement qu’elles voulaient rattraper. Je ne l’ai compris qu’après puisque j’ai continué ma route. Elles m’ont suivi jusqu’à l’approche du super marché. Je me suis retourné une nouvelle fois. 
Là, une des deux femmes, celle qui était plus proche de moi m’a demandé sur un ton plutôt sec : Vous savez pourquoi on vous suit ? Première nouvelle j’ai pensé. Puis, l’irrésistible  charme de mon dos en mouvement sans doute. Ignorant mes pensées souriantes, elle a poursuivi avec un accent belge assez prononcé. Était-elle restée avec nous trop longtemps, avait-elle attrapé notre mauvaise humeur légendaire?
"On vous suit à cause de la cannette que vous avez jetée à l’égout, il y a des poubelles partout dans le coin, vous ne savez pas qu’il ne faut pas faire des choses pareilles ? Ça bouche les canalisations et ça fout la merde partout."
Je tombais des nues. J’ai balbutié: "Mais je l’ai ramassée par terre pour ne pas qu’elle traine et vous me courrez après tout ce temps pour me dire ça ? Je le crois pas".
Et là, elle est partie, elle avait le visage rouge d’une colère que j’ai trouvée somme toute très au dessus de ce que ça méritait, elle me hurlait en me postillonnant à moins de dix centimètres du visage, j’ai cru qu’elle allait m’arracher un œil pour que je comprenne bien l’effroyable crime que j’avais commis. Et très vite sont arrivées les insultes : "Vous êtes un connard ! Un connard ! Un connard de MERDE!" elle a répété.
Alors là, je n’en croyais pas mes oreilles et, en vrai, j’étais sonné. C’était tellement injuste, déplacé et exagéré. J’ai juste dit du plus calmement  possible très bien, puisque viennent les insultes, je ne vous parle plus, ne m’adressez plus la parole, je n’ai plus rien à vous dire. Donnez moi votre cannette, l’autre l’avait gardée à la main tout ce temps comme s’il s’était agi de l’arme d’un crime dont je me serai débarrassé, que je la jette à la poubelle du magasin. Ce que j’ai fait.
Et je suis allé vers le magasin. L’autre hurlait encore : connard que j’entrais dans le supermarché. Se faire traiter de connard de merde en plein village pour une cannette jetée à l'égout? Dans quel monde sommes nous en train de vivre? Un papier au sol et elle me coupe un bras? Si les auteurs d'agression verbales savaient l'effet que provoque leurs agressions seraient-elles un poil moins agressives? Elle m’aurait mis un coup de poing dans la figure j’en aurais été autant affecté. Ça semble être mon karma en ce moment. L’autre jour une autre, une certifiée de lettres (c'est elle qui se présente ainsi) m’a agressé sur le net à propos d’un commentaire que j’avais laissé sur une de ses images. Même injustice, même virulence. Ce doit être moi, ce que je ne dis pas, ce que je ne fais pas qui déclenche ces réactions. Sinon quoi d’autre ? L’époque ? Tendue ?
Les rues de mon petit  village ne sont plus sûres. 
M'en vais m'exiler dans les collines, moi.
Quelques jours après je l'ai revue. Au marché du soir du village. Elle vendait des légumes. Je n'ai eu qu'une envie: M'agripper des deux mains à ses misérables tables sur lesquelles sont posés des paniers de courgettes molles et d'une traction lui retourner tout son étalage sur les pieds en la regardant droit dans les yeux et à son regard ébahi, après un temps laissant redescendre la poussière soulevée, dans le silence revenu juste lui dire: 

Vous plaignez pas, je vous donne raison.



18 octobre 2019

Le portable à Paul

Paul, tu commences à nous emmerder avec ton portable. Une demi–heure que tu te répètes. Tu es en boucle mon grand. Ça passe pas, ça passe pas on va pas en faire un fromage. Fais comme nous, profite, regarde autour de toi, tu es au fond des gorges, on a mis une heure à descendre sur ce chemin presque vertical, on s’est bousillé les cuisses, j’ai les genoux en flammes alors s'il te plait, baigne toi tranquille, ce soir on remonte et tu le récupères ton réseau ! Putain tu vas pas nous gâcher tout l’après midi quand même?
Paul a attrapé sa serviette il s’est éloigné de nous et il est parti bouder dans un coin derrière un énorme rocher dans le virage. C’est qu’on était tous, plus ou moins, devenus zinzins avec ce rectangle de lumière. Moi le premier. Il appelait notre regard des centaines de fois par jour. Il réclamait un ou deux de nos doigts avec force. Il fallait voir les gens dans les transports, au restaurant, dans la rue EN MARCHANT, dans les voitures EN CONDUISANT, risquer leur vie et celles des autres pour avoir les yeux concentrés sur ce truc. Maintenant, il réglait nos vies, la racontait, la rythmait. On était tous devenus débiles. Avant de sortir on regardait l’appli météo au lieu de jeter un œil par la fenêtre. Avant d'aller consulter on s'inquiétait du mal qui nous rongeait. On ne se parlait plus on se s émessait. Les plus atteints étaient ceux qui n’avaient pas connu la vie sans.  Du reste ils ne pouvaient plus vivre sans. L’écran de leur engin était devenu leur fenêtre sur le monde. Sacrément riquiqui comme baie vitrée. Leurs pensées étaient proportionnelles. Ainsi Paul qui nous cassait les bonbons dans un des endroits les plus beaux du pays parce qu’il n’avait pas de réseau. Les plus vieux avaient vécu sans cette malédiction et pouvaient encore se souvenir du bon temps. "Paul, tu nous les brises. Tu vas lever la tête pendant une ou deux heures, jeter un œil sur le vrai monde, ça va te faire du bien aux cervicales et au cerveau. Crois moi, tu ne devrais pas mourir si tu ne peux pas te brancher une heure."
À cet endroit la rivière, je devrais plutôt écrire l’autoroute à canoës se resserrait un peu, aussi la circulation paraissait plus dense et c’était un défilé continu de rouges, de jaunes, de verts avec des types et des femmes dessus, un bob ou une casquette inélégants au possible sur leurs têtes rougies aux corps avachis dont on ne voyait que les genoux saillir, le haut engoncé dans des gilets de sauvetage constrictors et fluos qui leur donnait des allures de joueur de baby foot vivants, une rame à la main dont on sentait bien qu’ils l’auraient volontiers refilé à quelqu’un d’autre. Ouf. En passant près de la plage où on était installé certains nous jetaient des regards perdus disant en gros : Sortez nous de là, on en a marre de ramer on veut rester avec vous sur votre plage et se baigner nous aussi, cette après midi est un cauchemar! 
Les autres avançaient en se la racontant.
Nous on avait galéré pour arriver ici. D’abord il avait fallu rouler sur une bonne moitié de la route des gorges de l’Ardèche, une route dessinée à l’alcool sans doute et à l’alcool fort. Puis on avait trouvé le parking perdu dans la garrigue. Il était assez grand parce qu’en bas, il y avait le camping des culs nus comme on disait dans le coin. Il était connu jusqu’au fin fond de la hollande celui-là. Et donc bondé de grands blonds bronzés parlant très fort. On avait garé la bagnole, sous les chênes verts,  on l’avait vaguement protégée du soleil puis on avait enquillé le sentier qui s’était très vite mis à ressembler à un escalier sans marche ni palier. On s’accrochait aux branches un peu solides, on manquait de se retrouver sur les fesses toutes les trois minutes, on suait, on peinait, on se griffait parfois aux épines des cardes, on soufflait comme des forges portatives, on se faisait peur, on souffrait. Bref, on en bavait. En ahanant, en rougissant, en dégoulinant, on se disait qu'on était en train de mériter le bain qu’on allait prendre. Une fois en bas on a passé un beau moment malgré le défilé des canoés, des kayaks, malgré les cris des embarqués qui réonnaient contre les parois abruptes. L’automne avait commencé à faire virer les couleurs des versants et la rivière s’était mise à charrier les premières feuilles tombées plus haut comme des confettis de fin de fête. Le ciel tout au dessus était lui, d’un bleu électrique. Et puis le soleil est passé de l’autre côté de la falaise, l’ombre a grandi sur la plage, le frais s’est pointé, il a fallu plier bagage et remonter.
Paul a pris les devants, pressé de retrouver son réseau. On l’a suivi pendant les premiers mètres  et très vite on ne l’a plus vu. Il a dû grimper comme une fusée Titan au décollage. Trois bons quarts d’heure plus tard, nous sommes arrivés sur le parking rouges, trempés, épuisés, les yeux exorbités, les  poumons en feu. Paul était là appuyé contre la voiture.
D’une voix hachée à cause du souffle manquant un a demandé : "Alors Paul les nouvelles sont bonnes, tu as retrouvé tes barrettes ?" 
Non, il a fait.
Il était blanc comme une aile de poulet. 
"Paul c’est bon tu as « checké » tes mails, tout va bien ? Tu revis?"
Non, a-t-il dit un peu plus fort et énervé.
Il était pâle comme une aube.
"Ben Paul t’es encore fâché, tu ne nous parles plus ? "
D’une voix tremblante à peine audible en se déplaçant vers le sentier qui descendait, d’une voix pleine de rougne, il a juste dit :   J’ai oublié mon portable en bas...
On a éclaté ! 
"Ah merde, c'est con. T'as pas une appli pour qu'il remonte tout seul?" 
"C'est de votre faute à vous aussi, avec vos idées à la con."

Nos éclats de rire ont accompagné sa colère une bonne partie de sa descente.




16 octobre 2019

Le popotin

Au fond, je n’en savais encore rien même si j'en recevais de temps à autre certains signes, mais j’imaginais que ça devait débuter comme ça: 
Sans doute qu’un beau jour, façon d’écrire, on doit simplement faire un pas de côté, comme renoncer, se dire à quoi bon, lâcher l’affaire, sortir un mouchoir blanc du fond d’une poche dont ne savait même pas qu’il y était et se mettre à  l’agiter bêtement dans l’air tiède d’une soirée jusque là sans histoire. Sans qu’on s’y soit préparé, sans qu’on se soit dit longtemps à l’avance ce sera pour ce soir là précisément que ça va arriver. Mais ça arrive. 
La veille on avait encore assuré, on était paré pour l’Aventure, on pouvait embarquer, on avait envisagé des possibles, on n’était pas à l’abri de tomber amoureux, on avait prévu des actes, on avait rencontré des gens, on leur avait parlé, on avait évoqué avec eux des projets qu’on avait élaborés, on avait exprimé des rêves qui nous restaient pour occuper du mieux possible les mois à venir. On avait échangé à propos des voyages, des villes et des pays qui nous restaient à voir, la meilleure saison pour y aller faire un tour ou bien à propos de la pertinence de retourner dans un qui nous avait beaucoup plus. Tu te souviens de cette lumière en Novembre qui était si irréelle et puis slaouch tout ça était remis en cause, pire abandonné, plus d’actualité, foutu en l’air.
Un beau soir, façon de parler, le lendemain ou pas loin vous vient en bouche la saveur âcre de la poussière que vous avez mordue sans savoir où.  Désormais, on  serait à même de reconnaître ce gout entre mille et pour toujours. Il ne nous lâcherait pas. Il serait inscrit en nous. Un vilain soir, on doit poser un genou à terre après avoir courbé l’échine un peu plus que tous les autres soirs d'avant. Ça vient au déboulé d’un escalier que d’ordinaire on avalait en sautillant le cœur léger, ça vient d’un souffle écourté après une course de quelques mètres, ça arrive par une crainte soudaine, surprenante en traversant une avenue en dehors du passage piétons, d’un autobus qu’on attrape pas, d’une valise qui semble bien plus lourde que d’habitude, d’un écran de cinéma qui paraît bien flou, d’une impatience qui vient plus vite, d'une phrase qu'on fait répéter, d'une réaction ou d'une reflexion qui ne nous ressemble pas et qu'on s'étonne d'avoir eue. On s’affaisse un peu sous le poids, on se tasse et pour finir, comme vaincu par un ennemi invisible et sournois, on finit par lâcher, on abandonne. Alors, on veut quitter la scène, descendre de l’estrade, sortir du rond de lumière. On souhaite être ailleurs, davantage sur le côté de la route encore un peu sur le trottoir mais plus près du caniveau. On prend la tangente, on s’efface, on se retire, on jette ses cartes, on laisse la table, on sort du jeu, on descend de la rame, on s’extrait du cortège, on quitte la cohorte. Entre ici Jean Moulin...
C’est comme ça que ça arrive. D’un coup. La veille on avançait malgré des douleurs diffuses, on passait outre, on les méprisait même. Là, ce soir,  elles se rappellent à nous, elles sont au premier plan puis elles empêchent. Alors, on est envahi par une lassitude, une fatigue, un épuisement. D’un coup, on se retrouve sans envie sans désir, sans souhait, sans rêve. Un soir ce qui nous animait, ce qui nous faisait trembler d’émotion, ce qui faisait naître une larme dans le noir d’une salle nous a quitté. On se dit qu'on aimera plus, pire qu'on ne sera plus aimé. Jamais. Un jour l’élan magnifique s’arrête. Net. L’ouverture des bras se referme, l’étincelle s’éteint, le coeur se vide. On s'isole. Un soir on se sent sans force ni énergie. Tout ça ne nous amuse plus. Au contraire. Comme les anciens fumeurs détestent l’odeur du tabac on se met à fuir ceux qui n’en sont pas encore là. On ne veut plus les voir ni les entendre on ne veut plus avoir à faire avec eux. On se met à détester les jeunes et leur fougue, on déteste la jeunesse entière. Ils nous semblent infréquentables. 
On arrive à peine à se fréquenter soi-même.
Un soir c'est fait, on est vieux. 
En attendant cet instant terrible qui ne manquera pas d’arriver, on le devine, on le sait, on le pressent, on reste debout, à faire face, les pieds posés bien à plat sur terre et on se remue le popotin.



10 octobre 2019

Une dernière bière

Le hall passé,  dans la vaste salle de réception décorée de l’immeuble de trois étages, elles sont une dizaine aux cheveux bleuis autour d’une grande table, occupées à dresser de leurs mains malhabiles, déformées par l’arthrose des bouquets de fleurs coupées. Ikebana de banlieue. Ça sent le mauvais parfum, le lys sucré, l’ennui profond et le vieux. La pisse aussi souvent. Ça sent l’ehpad avec son putain de h qu’on ne sait jamais où le mettre. En avançant, on leur dit bonjour d’un signe de tête et d’un sourire un peu forcé. Aucune ne répond, aucune n’a vu ou entendu nos signes. Il n’a jamais à ce point détesté autant les bouquets de fleurs, il a fini par regarder le dessus de ses chaussures jusque devant  la porte de l’ascenseur.
Depuis quelques mois c’était devenu un rituel. Toutes les fins de semaine, ils venaient là, à deux, l’arracher à ce lieu, à ses habitants, à sa désormais nouvelle tribu, pour une heure ou deux et l’emmener boire une bière à l’extérieur. Dès la première fois, ce fut son seul plaisir de la semaine. Dès la deuxième, il n’avait plus été question de l’en priver. C’est qu’il n’avait pas volontiers encaissé son déménagement après la mort de son amour. Il n’avait pas aimé l’immeuble, les couloirs, les ascenseurs, la chambre, la salle à manger collective où les moins atteints devaient encore se rendre. Il n’avait pas aimé les gens qui y travaillaient, ceux qui y vivaient. Il n’avait rien aimé de tout ce bazar. On n’avait pas pu lui donner tort. On s’était mis un peu à sa place. Il avait été patron d’une entreprise, d’une dizaine de salariés. Il avait été un cador dans sa partie, celui qu’on venait consulter de tout le département et même au-delà. Il avait été en cas de conflit expert dans les tribunaux. Il avait été celui qui prend des décisions, fait des choix, les assume, dirige, organise, suggère, ordonne, engueule, paye. Il avait eu trois maisons : la sienne, enfin la leur, une de campagne à une heure de route de chez eux, pour les belles fins de semaine de printemps et d’automne  une sur une île pour l’été avec un bateau à quai. Et là, aujourd’hui, il n’était presque plus que l’ombre de cet homme rayonnant qui achète et vend, celui qui pèse. Il était devenu un vieux bonhomme orphelin de son passé, de son amour, malade, sourd, ne voyant plus très bien, avec du mal à se déplacer, incapable de se laver seul, qui restait assis toute le long des jours dans un fauteuil près de la fenêtre, une couverture sur les genoux, ce n’est pas le moment que vous nous attrapiez froid, monsieur Papy. 
Il y avait quand même de quoi l’avoir mauvaise. Toute cette attente de quoi ? Rien n’allait s’arranger. Au contraire, tout s’aggravait de mois en mois, d’analyses en analyses, de maux en maux.
Alors pour adoucir un peu ses tourments, ils avaient pensé à ça : prendre deux heures et l’emmener en terrasse si le temps le permettait pour qu’il puisse tremper ses vieilles lèvres dans la mousse d’une blonde. Le sortir un peu de là où rien n’avait grâce, à juste titre, à ses pauvres yeux qui ne voyaient plus grand chose. Il mettait un temps fou à sortir de l’endroit, un temps infini à monter dans la bagnole, une éternité pour en sortir et autant pour arriver au bistrot appuyé sur ses deux cannes. Il souriait en trempant ses lèvres dans le blanc de la mousse. Il la vidait tranquillement en savourant toutes les gorgées. Il ne disait pas grand chose, il avait perdu l’habitude de parler à d’autres et puis comme il était devenu sourd, il s’était isolé dans son esprit.
Et puis, ils le raccompagnaient.
En le laissant après l’avoir embrassé, ils lui disaient à samedi prochain. Ils fermaient la porte de sa chambre en lui disant d’un ton faussement enjoué : Tu es sage, hein ? Tu ne fais pas de bêtises ? Et ils se dépêchaient d’aller pleurer dans l’ascenseur en évitant de se regarder dans la glace le temps qu’il les redescende vers la vie.
C’est en rangeant sa pauvre chambre que sur sa table ils ont trouvé le mot griffonné d’une écriture tremblante qu’il leur avait laissé. Il disait : 

D’abord, vous allez être triste et puis après trouver que c’est un soulagement. C’en est un. J’ai tellement aimé cette vie que je ne veux plus qu’elle soit réduite à celle qui me cloue ici. Je vais rejoindre mon amour. Ne soyez pas triste. Je vous embrasse. Vous, vivez. 
Et commandez moi une dernière bière. 
Pour LA Route


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