18 février 2021

Comanchonothérapy

 Elle a laissé ses doigts trainailler dans les miens comme un bouquet de gnocchis mous. J’ai détesté.

Moi qui aime que les poignées de mains soient toniques, de celles qui serrent un peu les doigts, qui prennent la mesure de la paume mais qui ne s’attardent pas. Celles qui sont franches, droites, directes sans effusion mais avec tenue, musclées…

Là, je ne pouvais qu’être déçu. Une bande de phalanges indistinctes, sans réelle volonté, sans température, posée dans ma paume au milieu sans fermeté, ni variation de fermeté. Un truc qu’on vous mettrait entre les doigts et à toi de jouer, débrouille-toi mon garçon ce n’est plus mon affaire, je te les laisse, fais en ce que tu veux, ils ne sont plus à moi, je m'en désintéresse, ils ne m'importent plus… Brrr… Un vrai dégoût.

J’avais eu son adresse par je ne sais plus qui. On m’avait dit d’y aller en désespoir de cause. Dans le coin c’est elle qu’on appelait quand on avait tout essayé et quand tout avait échoué. Là où j’en étais…

Ça commençait mal entre elle et moi. Et pourtant attifée autrement elle aurait pu être si jolie. Bien sûr, il aurait fallu qu’elle sourit un peu, juste un petit sourire de rien mais ça elle avait dû s’absenter lors de la distribution. La petite plume de pie noire et blanche plantée dans sa natte et ses mocassins en peau sur des socquettes de tennis  blanches c'était juste impossible...

Elle tirait une tête fermée comme une porte de centrale. J’ai mis ça avec bienveillance sur sa concentration… Elle portait des boucles d’oreilles grandes et colorées comme des lustres de Murano qui tintaient à tout instant quand elle tournait la tête.

Elle m’a fait asseoir devant un bureau, enfin une planche posée sur deux tréteaux branlants.

Elle a allumé une boule d’herbes sèches et dès que la fumée est montée une horde de moufettes malades est entrée dans la pièce et s’est mise à nous tourner autour. Je m’en suis bouché les narines mentalement un peu comme quand on change un bébé qui n’est pas le sien. Un haut le cœur m’est venu comme un tsunami thaï. Heureusement j’ai réussi à contenir tout ça sinon les dégâts pour son cabinet auraient été considérables.

C'est un sorcier chamane d'une tribu Comanche qui mes les envoie, elle a dit. 

La vache ça déménage, j'ai fait. 

C'est du costaud, en toussant.

C'est pour purifier l'atmosphère... Ça, pour être purifiée elle allait être purifiée l'atmosphère... Une autre boulette et il n'y aurait plus rien de vivant par ici... Entre gazer et purifier la frontière était restée très mince... 

Elle a sorti un bic rongé au bout d’un sac grand comme une yourte, étalé là, à ses pieds, d'un livre de poche sur les pensées du Grand Sorcier Oeil de nuage, elle a déchiré  un bout de page à peu près vide et j’ai eu droit à un interrogatoire en règle qui m’a fait remonter dans le temps. Pour aller loin, on est allé loin elle et moi puisque je suis allé jusqu’avant ma naissance. Le protocole était simple, et infaillible. Elle posait des questions d’une voix monocorde et ne manifestait absolument aucune émotion lors des réponses. J’avais tout juste droit à de fermes recadrages quand la mémoire me faisait défaut :

___ Faites un effort souvenez-vous. C’est vous qui avez mal au dos, pas moi.

Alors, je lui ai raconté à trois ans cette aiguille rouillée ramassée sur un parquet cassée en deux dans le genou droit, à treize ans cet accident de solex sur un chemin entre les serres, à quinze ans cette chute contre un mur après un saut sur un trampoline à seize ans cette fracture du tibia au ski, à dix sept ans ce type reçu sur la nuque dans une piscine, et quelques autres. Elle a seulement dit : je vois.

Pendant ce temps là, elle passait ses mains au dessus de mes lombaires mais SANS me toucher. Et ma parole, mais elle marmonne, elle psalmodie? Elle chantonnait dans sa barbe, façon de parler, à voix basse et grave un truc que j'ai vaguement reconnu, une vieille mélopée cheyenne, comanche ou apache, une de celles que je murmurais à l'oreille de mes enfants quand ils étaient bébés et qu'ils avaient du mal à s'endormir. Un truc que j'inventais sur le tas mais qui marchait du feu de Dieu... Je ne me faisais pas d'illusion non plus, ils devaient préférer sombrer dans le sommeil  plutôt que d'entendre ça plus longtemps!

Là, une vague chaleur m’a ceinturé les reins et je me suis endormi. Je ne sais pas combien de temps je suis parti ailleurs. Ce que je sais c'est que maintenant, les lumières de la ville étaient allumées dehors. L'indienne en muranii m’a réveillé et après un bon moment m’a dit :

___ Voilà, j’ai fini. À vous de jouer, maintenant. Rhabillez vous. Normalement nous ne devrions pas nous revoir, sauf accident et si bien sûr vous avez mal ailleurs.

Je me suis rhabillé, je n’ai pas demandé combien je lui devais, nous en avions parlé au téléphone avant ma venue.

Quand elle a attrapé les deux billets de cinquante que je venais de sortir du distribanque, oui,  pas de carte, pas de chèque avait-elle ordonné, ses doigts se sont animés comme des piranhas en colère, elle les a roulés, les deux, dans ses mains, les a fait craquer sans les regarder et comme elle les a jugés authentiques, elles les a enfouis dans une des vastes poches d’un sarouel douteux qui aurait pu héberger un lama en cas de besoin. Et je suis sorti envahi par une douce chaleur, j’ai fermé la porte, je me suis étiré sur le palier et ma parole, je le jure sur la calvitie du pape, je me suis, sur le trottoir, là, d’un coup redressé. Les douleurs m’avaient abandonné. Je n’avais plus mal nulle part. Je n'avais plus l'échine courbée par la souffrance. Je vivais une sorte de miracle. Un miracle à cent euros quand même... 

Mais quelle sorte de sorcière était-elle ?

 

Quel que soit ce qu’elle m'avait fait ou pas, la vérité était que j’étais entré chez elle tordu et que j'en sortais en marchant droit. 

J’ai failli la rappeler pour lui demander combien ça me couterait pour redresser mon âme mais j’ai repensé à sa poignée de main du début avec ses doigts de gnocchis mous...







10 février 2021

En bla bla avec Eric

 Après une bonne vingtaine d’années, elle avait fini par m’abandonner, elle aussi. J’avais essayé de l’amener le plus loin possible pas seulement parce que je l’aimais. C’était surtout que je n’avais pas les moyens de m’en offrir une autre. Je n’étais qu’un misérable agent de l’état de base et j’avais déjà le crédit de la baraque sur le dos. Ce n’était ni un château, ni un de ces mas géants retapés avec soin qu’on voyait couramment par ici, ce n'était pas une maison d'architecte simple et authentique dominant la vallée avec ses six cent mètres carrés de pièce à vivre sept chambres et huit salles de bain, idéale pour recevoir ses amis le temps d'un ouiquende cocooning, mais je n'étais pas à plaindre, j'avais un toit.

C’était une maison normale de trois chambres sur un petit terrain en limite de village, mais malgré tout quelque peu au-dessus de mes moyens. Je voulais pouvoir accueillir mes deux enfants ensemble pendant les vacances et qu’on puisse y cohabiter sans avoir le sentiment désagréable de vivre les uns sur les autres, que les éventuels séjours restent confortables pour tout le monde. Qu’ils aient chacun leur chambre, qu’on n’ait pas besoin, le soir de déplier un canapé dans le plein milieu du salon et que la file d’attente pour la salle de bains ou les toilettes ne déborde pas du couloir. On peut dire que j’avais vu juste: ils n’y mettaient les pieds que trois ou quatre jours par an, très souvent pas ensemble et parfois sans leurs conjoints qui, visiblement, n’avaient rien à faire de cet endroit. Aussi, les portes de leurs chambres restaient fermées le plus souvent et derrière, au lieu de conversations feutrées, de rires partagés, la poussière seule s’y accumulait. L’hiver je ne les chauffais pas et l’été, à part quelques guêpes maçonnes qui trafiquaient dans les plis des rideaux elles restaient désertes. À tel point que j’avais fini par me  résigner : Un jour il faudra bien que je vise plus petit. J’avais bien conscience que ces épisodiques séjours n’allaient pas s'accentuer, au contraire, je savais qu’ils viendraient de moins en moins si tant est que ce soit possible pour finir par ne plus jamais descendre. C’était dans le sens du courant de la vie. Désormais, ils avaient la leur. Un cabanon d’une pièce parmi les rangs de vignes finira par me suffire. Du moment que mon chat y a son coussin. Jusqu'au jour où le coussin et moi nous franchirons le Pont Levis d'un Ephad perdu dans la banlieue perdue d'une ville perdue. 

En attendant, il n’était pas question que je me mette un autre crédit sur les épaules pour une bagnole. La mienne avait rendu l'âme et moi sa carte grise. Et puis, un jour sans autre préavis qu’un contrôle technique mal négocié, je me suis retrouvé devant ce que je redoutais. Je devais la faire réparer une fois de plus pour obtenir ce OUI magique au contrôle qui m’avait été refusé dans les grandes largeurs. Pour que je puisse m’en servir à nouveau il me faudrait aligner deux à trois milles euros. Une paille. J’avais vite fait les comptes et cette fois elle et moi nous étions arrivés au bout de notre relation. Nous allions devoir faire route l’un sans l’autre. Je l’ai vendue comme épave c'est à dire que j'ai payé pour qu'on me l'enlève et, donc je me suis retrouvé sans bagnole. Pour l’été ça irait, j’avais encore une petite moto mais pour l’hiver ? Je verrais j’ai dit. Bien aidé par le fait qu’on était en Mai.

Et je me suis inscrit à Bla bla car. Depuis le temps que j’en entendais parler. Ce truc avait les cheveux dans le vent et n’allait pas tarder à être un must have do. Pourtant ce n’était ni dans mes habitudes, ni dans mes envies. Un signe entre autres que j’avais vieilli. J’aimais bien être autonome, ne dépendre de personne, partir quand je le décidais, d’où je décidais, passer par où je voulais, m’arrêter quand j’en avais envie, sortir de l’autoroute s’il l’idée m’en venait, ne pas être emmerdé par un ou une qui me dirait des conneries pendant que je conduisais et ne pas devoir écouter des musiques qui me hérissaient les poils si l’occasion s’en présentait. Bref, je roulais à l’ancienne. Mais ici-bas, tout le monde se mettait à bla blater. Et comment tu n’y vas pas en bla bla ? Mais c’est nul ! Le bla bla il n’y a que ça de vrai et la planète tu t’en fous de la planète, alors ? Mais quel monstre d’égoïsme tu fais. C’est bien à cause de gens comme toi si on en est arrivé là… Heureusement que certains gardaient leurs engins parce que si tout le monde s’était séparé de sa voiture comment bla bla eût été possible ? Il leur arrivait d’y penser à ça ? J’avais fait comme les autres, je m’étais inscrit en ligne sur le site. J’étais allé passer quelques jours à deux cent bornes de chez moi, j’y étais allé en train et je devais donc en revenir. J’avais lancé une alerte. Pour un trajet d’A. à ma maison si grande pour moi.

Les amis venant rarement eux aussi, j’avais fini par me demander quel genre de con j’étais pour avoir si peu de visite. Mais je n’avais pas encore trouvé une réponse satisfaisante.

Pour la date souhaitée, je n’avais reçu qu’une réponse mais le gars n’allait pas jusque chez moi. Cependant, il s’arrêtait avant dans une ville où il y avait une gare TGV. Au pire je finirais en train je m’étais dit. Il avait un de ces gros 4X4 allemand énorme avec quatre cercles devant, les mêmes que ma défunte. Nous avions convenu qu’il me prendrait  au péage de l’autoroute et me laisserait au péage d’Aix. Son nom m’avait dit quelque chose et j’avais pensé à un pseudo et il n’avait pas mis sa photo. Eric Diké-Morel disait-il s’appeler. Comme il était seul à s’être proposé ce jour là, comme je n’étais jamais monté dans ce type de bagnole, comme j’étais tenté de voir ce que ça faisait et comme les horaires me convenaient j’avais accepté.

 

En dehors du fait qu’il soit arrivé en trombe avec une bonne demi-heure de retard, qu’il fume comme une caserne de pompiers, qu’il conduise beaucoup trop vite j’ai passé un voyage très éloigné de l’ordinaire. C’était avant qu'on ne lui file les sceaux à garder. Je l’avais reconnu quand je m’étais approché de son véhicule. C’était lui. Il en était sorti pour attraper mon sac et le balancer dans le coffre. Et sa voix... 

«Désolé de mon retard, dépêchons nous, je suis pressé » m’avait-il envoyé en plongeant s’asseoir. « J’ai un procès qui démarre dans une heure à Aix. Après un moment et des kilos de gomme en moins sur les pneus: "Ça vous étonne que quelqu'un comme moi prenne en bla bla? C'est simple, je suis tellement crevé que j'ai peur de m'endormir, avec quelqu'un à côté je suis à peu près certain que ça ne m'arrivera pas!». Alors, à cent soixante, il s’était mis à parler. Il n'allait pas arrêter jusqu'à l'arrivée. Il allait affronter la SNCF qui s’était portée partie civile aux assises. Il y défendait un type accusé d’homicide dans une sordide histoire de jalousie  et d’empoisonnement au sandwich avarié dans un train à grande vitesse. 

Au fond, toute la durée du trajet il avait répété sa plaidoirie. J’étais un de ses jurés.


Un bla bla car avec un avocat au taquet... Quand je vais raconter ça je me disais…






05 février 2021

Celle d'attente

Malgré le Grand Confinement, le troisième, auquel nous étions à nouveau tous soumis (et quand je dis tous ce n’est pas une manière de parler. On y était jusqu’au cou de l’Oural à la Galicie en passant par le Péloponnèse et le grand Rif marocain) à cause d’une saloperie de virus qui nous était tombée dessus depuis plus d'une année. Quand je dis nous c’est du monde dont je veux parler. La saleté comme on l'appelait aussi était apparue en premier en Chine soit disant et elle avait parcouru le monde à la vitesse d’un avion en vol. Tous les pays avaient été plus ou moins touchés. Des contaminés, certains bien atteints et des morts pour les plus fragiles. Il n’y avait rien eu à faire que d’entendre énumérer le nombre des cas qui se rapprochaient de nous en bondissant d’aéroports en aéroports comme des troupeaux de puces dressées. En deux coups les gros c’est l’ensemble de la planète qui avait été infecté. Et ses habitants, nous, faute de vaccin nous avions été confinés. On avait vite appris à nous servir de ce verbe qu’on réservait d’ordinaire aux canards ou aux oignons. On nous priait instamment de rester chez nous à cause de leur politique de l'hôpital qui avait consisté à supprimer des lits et des soignants, pour que tout ça soit plus rentable. On en était à cent milliards pour réparer leur gestion désastreuse et ils continuaient à faire les beaux et vouloir nous donner des leçons en direct à la télé.  

Avant de  soigner nos maux, nous devions veiller à élever entre congénères les barrières les plus hermétiques possibles afin d’avoir une petite chance de nous en sortir vivants sans trop de séquelles. Les bises, baisers, bisous étaient bannis, les calins, embrassades avec. Plus de hug ni de serrage, pas même de poignée ni même de proximité, imaginez qu’on en était à mesurer une distance à respecter entre deux humains. Ce  qui ne nous garantissait même pas de nous en sortir sains et saufs. Cela nous donnait juste une chance supplémentaire de ne pas le chopper. Savonnage et nettoyage étaient devenus nos  deux mamelles. L’autre, l'étranger nous filait la pétoche IL ou ELLE était un danger potentiel. Et donc pour finir,  l'ambiance était devenue irrespirable, tous se méfiaient de tous.

Comme à l’accoutumée, à chaque fois que, dans ma vie,  j'ai eu un gros emmerdement, j’ai somatisé de tout ce bazar et de toutes ces craintes liées à cette pandémie qui terrassait les plus vieux, les plus gros, les plus fragiles d’entre nous et ça s'est porté comme d'hab sur les dents. D'où l'expression sans doute.

Le lendemain de la venue de mon fils j'étais aux urgences dentaires qui m'ont tellement chargé en antalgiques que mes gencives se nécrosaient et pour l'arrivée de ma fille j'en ai pris pour six moi d'opérations. Et dire qu'un de mes films phare était Marathon Man. "It'safe,it'safe! Tu parles... Alors maintenant que nous vivions dans un monde où les hécatombes en EPHAD étaient garanties, où tu risquais la mort en serrant la main du voisin de palier, que ma joue enfle ne m'avait pas surpris. Et, chez moi, comme d’habitude, ça s’était porté sur les dents. Un bel abcès, bien gonflé, bien douloureux qu’aucun bain  de bouche n’avait réussi à calmer. J’avais appelé ma dentiste en lui demandant un rendez vous d’urgence. Evidemment nous étions un vendredi et elle ne m’a pas rappelé de suite, elle m’avait laissé tout le week-end avec ma joue en boule de lyonnaise, mes souffrances et mes boites vides de doliprane. Je lui en ai voulu beaucoup surtout le dimanche matin. J’ai passé ma matinée à la maudire en lui jetant tous les sorts possibles, qu’elle tremble des deux mains, qu’elle perde la vue d’un oeil, que ses cheveux tombent en bouloches, en oubliant qu’elle allait peut-être me recevoir le lundi et que mon intérêt premier eût été qu’elle soit en grande forme. Elle ne m’a rappelé que le mardi. J’avais cru décéder tout au long du lundi et puis non. Il arrive que la douleur aide grandement à noircir les tableaux. Quoiqu’il en soit, j’étais content de l’entendre. Pas longtemps. Elle ne pouvait me recevoir que le vendredi. Vous allez tenir m’a-t-elle envoyé. Bien obligé, saleté, j’ai pensé mais lâchement et dans un souffle j’ai dit : Oui, évidemment, il faudra bien.

Ce qui était un gros mensonge. J’ai tenu jusqu’au vendredi à grands coups de bains de bouches d'eau tiède au miel, de Paracétamol mille et de rhum agricole. Puis il fut temps d’y aller. Je me suis garé devant l’entrée du cabinet, j’ai posé mon carton bleu à l’intérieur sur le devant de la voiture. Ils étaient assez pointilleux sur les horaires dans le quartier malgré le peu de bagnoles garées. Je suis sorti, j’ai sonné à la porte du cabinet et je suis entré. J’ai grimpé les marches pour arriver à l’étage. Et je suis entré dans la salle d’attente.

C’est là que je l’ai vue. Je ne l’ai pas reconnue de suite. J’ai même mis un moment à passer de : "Oh non ce ne peut pas être ELLE" à : "ça pourrait être ELLE" puis à : "C’est ELLE j’en suis certain". Oh la vache!

Ce qui m'a mis sur la voie c'est qu'elle avait une façon très particulière de tenir sa tête si haute si droite comme  la danseuse qu'elle était aussi. Et sa silhouette d'une finesse musclée, dense. En revanche, je n'ai pas pu voir son visage, elle avait un foulard, sans doute un carré Chanel sur la tête, les yeux derrière une paire d’aviators réfléchissantes et comme tout le monde, un masque bleu pâle sur le visage dont les élastiques allaient tourner derrière ses deux merveilleuses oreilles. Elle était assise le dos aligné, tenu dans un des trois fauteuils en rotin. N'importe qui d'autre qu'elle dans ce fauteuil s'avachissait comme un oeuf mollet sur une poêlée de légumes. Pas ELLE. Elle, elle parcourait d'un doigt habile et noueux un magazine de déco. Je me suis amusé à penser qu’elle feuilletait peut-être un reportage fait chez elle. Elle a levé la tête quand je suis entré. J’ai dit bonjour. Elle m’a souri et m’a dit en détachant bien le premier mot: Bon jour ? Pas vraiment. Sa voix, cette fois j’en étais plus que convaincu c’était bien ELLE. Puis un silence. Elle avait la joue gauche enflée comme une pastèque mûre mais elle restait malgré ça magnifiquement belle, élégante. Et dans son cas,  il fallait le faire. Qu’est ce qu’elle fout là je me suis dit. Et puis je me suis souvenu qu’il y a quelques années elle avait acheté un vieux mas dans le coin, c'est fou ce que les gens riches sont friands de vieux. On en avait pas mal caqueté dans les gazettes et les salles d'attente, surtout quand elle s'était permis de clôturer des terrains qui ne lui appartenaient pas. On l'avait eu mauvaise dans le secteur et il avait fallu qu'elle en allonge pour qu'on lui sourie à nouveau. On l’avait même vue sous toutes les coutures avec des reportages du genre des  Martine: Martine et son refuge en Provence, Martine et le retour à l'authentique, Martine fait ses emplettes au marché de L’Isle, Martine taille ses oliviers, Martine fait son huile, Martine et ses coins secrets, Martine et son vignoble, Martine et sa cuvée... C’est là qu’elle venait se ressourcer comme ils disaient. Reprendre des forces, se défatiguer de sa vie trépidante, se désennuyer de son quotidien qui n'avait rien à voir avec le notre si emmerdant des boulots à heures fixes mal payés, mal considérés et mal aimés mais si essentiels à la bonne tadatsoin marche du pays… 

Mais elle était restée somme toute discrète et, par ici du moins, on avait fini par se foutre de sa présence qui, il ne faut pas non plus pousser ne dépassait pas les dix jours par an.

Il arrivait donc à ces gens des magazines en papier glacé d’avoir des problèmes de dents. Un sourire vaguement vengeur s'était pointé malgré moi doucettement. J’ai sorti un bouquin de mon sac et je me suis plongé dedans. Oh bien sûr, de temps à autres je lui jetais un œil que je voulais le plus bref possible, le moins repérable, ce n’est pas tous les jours qu’on est à deux mètres d’une telle beauté. Mais je me disais aussi : Comme elle était là avant moi, j’allais devoir attendre qu’elle y passe. Elle y aura droit, elle aussi.

Et moi, désormais, je pourrais dire qu’ELLE et moi avons passé un peu de temps, dedans, ensemble, à attendre que quelqu’un, ici bas, veuille bien s'occuper un peu de notre rage accumulée...





 

 

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