Après une bonne vingtaine d’années, elle avait fini par m’abandonner, elle aussi. J’avais essayé de l’amener le plus loin possible pas seulement parce que je l’aimais. C’était surtout que je n’avais pas les moyens de m’en offrir une autre. Je n’étais qu’un misérable agent de l’état de base et j’avais déjà le crédit de la baraque sur le dos. Ce n’était ni un château, ni un de ces mas géants retapés avec soin qu’on voyait couramment par ici, ce n'était pas une maison d'architecte simple et authentique dominant la vallée avec ses six cent mètres carrés de pièce à vivre sept chambres et huit salles de bain, idéale pour recevoir ses amis le temps d'un ouiquende cocooning, mais je n'étais pas à plaindre, j'avais un toit.
C’était une maison normale de trois chambres sur un petit terrain en limite de village, mais malgré tout quelque peu au-dessus de mes moyens. Je voulais pouvoir accueillir mes deux enfants ensemble pendant les vacances et qu’on puisse y cohabiter sans avoir le sentiment désagréable de vivre les uns sur les autres, que les éventuels séjours restent confortables pour tout le monde. Qu’ils aient chacun leur chambre, qu’on n’ait pas besoin, le soir de déplier un canapé dans le plein milieu du salon et que la file d’attente pour la salle de bains ou les toilettes ne déborde pas du couloir. On peut dire que j’avais vu juste: ils n’y mettaient les pieds que trois ou quatre jours par an, très souvent pas ensemble et parfois sans leurs conjoints qui, visiblement, n’avaient rien à faire de cet endroit. Aussi, les portes de leurs chambres restaient fermées le plus souvent et derrière, au lieu de conversations feutrées, de rires partagés, la poussière seule s’y accumulait. L’hiver je ne les chauffais pas et l’été, à part quelques guêpes maçonnes qui trafiquaient dans les plis des rideaux elles restaient désertes. À tel point que j’avais fini par me résigner : Un jour il faudra bien que je vise plus petit. J’avais bien conscience que ces épisodiques séjours n’allaient pas s'accentuer, au contraire, je savais qu’ils viendraient de moins en moins si tant est que ce soit possible pour finir par ne plus jamais descendre. C’était dans le sens du courant de la vie. Désormais, ils avaient la leur. Un cabanon d’une pièce parmi les rangs de vignes finira par me suffire. Du moment que mon chat y a son coussin. Jusqu'au jour où le coussin et moi nous franchirons le Pont Levis d'un Ephad perdu dans la banlieue perdue d'une ville perdue.
En attendant, il n’était pas question que je me mette un autre crédit sur les épaules pour une bagnole. La mienne avait rendu l'âme et moi sa carte grise. Et puis, un jour sans autre préavis qu’un contrôle technique mal négocié, je me suis retrouvé devant ce que je redoutais. Je devais la faire réparer une fois de plus pour obtenir ce OUI magique au contrôle qui m’avait été refusé dans les grandes largeurs. Pour que je puisse m’en servir à nouveau il me faudrait aligner deux à trois milles euros. Une paille. J’avais vite fait les comptes et cette fois elle et moi nous étions arrivés au bout de notre relation. Nous allions devoir faire route l’un sans l’autre. Je l’ai vendue comme épave c'est à dire que j'ai payé pour qu'on me l'enlève et, donc je me suis retrouvé sans bagnole. Pour l’été ça irait, j’avais encore une petite moto mais pour l’hiver ? Je verrais j’ai dit. Bien aidé par le fait qu’on était en Mai.
Et je me suis inscrit à Bla bla car. Depuis le temps que j’en entendais parler. Ce truc avait les cheveux dans le vent et n’allait pas tarder à être un must have do. Pourtant ce n’était ni dans mes habitudes, ni dans mes envies. Un signe entre autres que j’avais vieilli. J’aimais bien être autonome, ne dépendre de personne, partir quand je le décidais, d’où je décidais, passer par où je voulais, m’arrêter quand j’en avais envie, sortir de l’autoroute s’il l’idée m’en venait, ne pas être emmerdé par un ou une qui me dirait des conneries pendant que je conduisais et ne pas devoir écouter des musiques qui me hérissaient les poils si l’occasion s’en présentait. Bref, je roulais à l’ancienne. Mais ici-bas, tout le monde se mettait à bla blater. Et comment tu n’y vas pas en bla bla ? Mais c’est nul ! Le bla bla il n’y a que ça de vrai et la planète tu t’en fous de la planète, alors ? Mais quel monstre d’égoïsme tu fais. C’est bien à cause de gens comme toi si on en est arrivé là… Heureusement que certains gardaient leurs engins parce que si tout le monde s’était séparé de sa voiture comment bla bla eût été possible ? Il leur arrivait d’y penser à ça ? J’avais fait comme les autres, je m’étais inscrit en ligne sur le site. J’étais allé passer quelques jours à deux cent bornes de chez moi, j’y étais allé en train et je devais donc en revenir. J’avais lancé une alerte. Pour un trajet d’A. à ma maison si grande pour moi.
Les amis venant rarement eux aussi, j’avais fini par me demander quel genre de con j’étais pour avoir si peu de visite. Mais je n’avais pas encore trouvé une réponse satisfaisante.
Pour la date souhaitée, je n’avais reçu qu’une réponse mais le gars n’allait pas jusque chez moi. Cependant, il s’arrêtait avant dans une ville où il y avait une gare TGV. Au pire je finirais en train je m’étais dit. Il avait un de ces gros 4X4 allemand énorme avec quatre cercles devant, les mêmes que ma défunte. Nous avions convenu qu’il me prendrait au péage de l’autoroute et me laisserait au péage d’Aix. Son nom m’avait dit quelque chose et j’avais pensé à un pseudo et il n’avait pas mis sa photo. Eric Diké-Morel disait-il s’appeler. Comme il était seul à s’être proposé ce jour là, comme je n’étais jamais monté dans ce type de bagnole, comme j’étais tenté de voir ce que ça faisait et comme les horaires me convenaient j’avais accepté.
En dehors du fait qu’il soit arrivé en trombe avec une bonne demi-heure de retard, qu’il fume comme une caserne de pompiers, qu’il conduise beaucoup trop vite j’ai passé un voyage très éloigné de l’ordinaire. C’était avant qu'on ne lui file les sceaux à garder. Je l’avais reconnu quand je m’étais approché de son véhicule. C’était lui. Il en était sorti pour attraper mon sac et le balancer dans le coffre. Et sa voix...
«Désolé de mon retard, dépêchons nous, je suis pressé » m’avait-il envoyé en plongeant s’asseoir. « J’ai un procès qui démarre dans une heure à Aix. Après un moment et des kilos de gomme en moins sur les pneus: "Ça vous étonne que quelqu'un comme moi prenne en bla bla? C'est simple, je suis tellement crevé que j'ai peur de m'endormir, avec quelqu'un à côté je suis à peu près certain que ça ne m'arrivera pas!». Alors, à cent soixante, il s’était mis à parler. Il n'allait pas arrêter jusqu'à l'arrivée. Il allait affronter la SNCF qui s’était portée partie civile aux assises. Il y défendait un type accusé d’homicide dans une sordide histoire de jalousie et d’empoisonnement au sandwich avarié dans un train à grande vitesse.
Au fond, toute la durée du trajet il avait répété sa plaidoirie. J’étais un de ses jurés.
Un bla bla car avec un avocat au taquet... Quand je vais raconter ça je me disais…
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