05 février 2021

Celle d'attente

Malgré le Grand Confinement, le troisième, auquel nous étions à nouveau tous soumis (et quand je dis tous ce n’est pas une manière de parler. On y était jusqu’au cou de l’Oural à la Galicie en passant par le Péloponnèse et le grand Rif marocain) à cause d’une saloperie de virus qui nous était tombée dessus depuis plus d'une année. Quand je dis nous c’est du monde dont je veux parler. La saleté comme on l'appelait aussi était apparue en premier en Chine soit disant et elle avait parcouru le monde à la vitesse d’un avion en vol. Tous les pays avaient été plus ou moins touchés. Des contaminés, certains bien atteints et des morts pour les plus fragiles. Il n’y avait rien eu à faire que d’entendre énumérer le nombre des cas qui se rapprochaient de nous en bondissant d’aéroports en aéroports comme des troupeaux de puces dressées. En deux coups les gros c’est l’ensemble de la planète qui avait été infecté. Et ses habitants, nous, faute de vaccin nous avions été confinés. On avait vite appris à nous servir de ce verbe qu’on réservait d’ordinaire aux canards ou aux oignons. On nous priait instamment de rester chez nous à cause de leur politique de l'hôpital qui avait consisté à supprimer des lits et des soignants, pour que tout ça soit plus rentable. On en était à cent milliards pour réparer leur gestion désastreuse et ils continuaient à faire les beaux et vouloir nous donner des leçons en direct à la télé.  

Avant de  soigner nos maux, nous devions veiller à élever entre congénères les barrières les plus hermétiques possibles afin d’avoir une petite chance de nous en sortir vivants sans trop de séquelles. Les bises, baisers, bisous étaient bannis, les calins, embrassades avec. Plus de hug ni de serrage, pas même de poignée ni même de proximité, imaginez qu’on en était à mesurer une distance à respecter entre deux humains. Ce  qui ne nous garantissait même pas de nous en sortir sains et saufs. Cela nous donnait juste une chance supplémentaire de ne pas le chopper. Savonnage et nettoyage étaient devenus nos  deux mamelles. L’autre, l'étranger nous filait la pétoche IL ou ELLE était un danger potentiel. Et donc pour finir,  l'ambiance était devenue irrespirable, tous se méfiaient de tous.

Comme à l’accoutumée, à chaque fois que, dans ma vie,  j'ai eu un gros emmerdement, j’ai somatisé de tout ce bazar et de toutes ces craintes liées à cette pandémie qui terrassait les plus vieux, les plus gros, les plus fragiles d’entre nous et ça s'est porté comme d'hab sur les dents. D'où l'expression sans doute.

Le lendemain de la venue de mon fils j'étais aux urgences dentaires qui m'ont tellement chargé en antalgiques que mes gencives se nécrosaient et pour l'arrivée de ma fille j'en ai pris pour six moi d'opérations. Et dire qu'un de mes films phare était Marathon Man. "It'safe,it'safe! Tu parles... Alors maintenant que nous vivions dans un monde où les hécatombes en EPHAD étaient garanties, où tu risquais la mort en serrant la main du voisin de palier, que ma joue enfle ne m'avait pas surpris. Et, chez moi, comme d’habitude, ça s’était porté sur les dents. Un bel abcès, bien gonflé, bien douloureux qu’aucun bain  de bouche n’avait réussi à calmer. J’avais appelé ma dentiste en lui demandant un rendez vous d’urgence. Evidemment nous étions un vendredi et elle ne m’a pas rappelé de suite, elle m’avait laissé tout le week-end avec ma joue en boule de lyonnaise, mes souffrances et mes boites vides de doliprane. Je lui en ai voulu beaucoup surtout le dimanche matin. J’ai passé ma matinée à la maudire en lui jetant tous les sorts possibles, qu’elle tremble des deux mains, qu’elle perde la vue d’un oeil, que ses cheveux tombent en bouloches, en oubliant qu’elle allait peut-être me recevoir le lundi et que mon intérêt premier eût été qu’elle soit en grande forme. Elle ne m’a rappelé que le mardi. J’avais cru décéder tout au long du lundi et puis non. Il arrive que la douleur aide grandement à noircir les tableaux. Quoiqu’il en soit, j’étais content de l’entendre. Pas longtemps. Elle ne pouvait me recevoir que le vendredi. Vous allez tenir m’a-t-elle envoyé. Bien obligé, saleté, j’ai pensé mais lâchement et dans un souffle j’ai dit : Oui, évidemment, il faudra bien.

Ce qui était un gros mensonge. J’ai tenu jusqu’au vendredi à grands coups de bains de bouches d'eau tiède au miel, de Paracétamol mille et de rhum agricole. Puis il fut temps d’y aller. Je me suis garé devant l’entrée du cabinet, j’ai posé mon carton bleu à l’intérieur sur le devant de la voiture. Ils étaient assez pointilleux sur les horaires dans le quartier malgré le peu de bagnoles garées. Je suis sorti, j’ai sonné à la porte du cabinet et je suis entré. J’ai grimpé les marches pour arriver à l’étage. Et je suis entré dans la salle d’attente.

C’est là que je l’ai vue. Je ne l’ai pas reconnue de suite. J’ai même mis un moment à passer de : "Oh non ce ne peut pas être ELLE" à : "ça pourrait être ELLE" puis à : "C’est ELLE j’en suis certain". Oh la vache!

Ce qui m'a mis sur la voie c'est qu'elle avait une façon très particulière de tenir sa tête si haute si droite comme  la danseuse qu'elle était aussi. Et sa silhouette d'une finesse musclée, dense. En revanche, je n'ai pas pu voir son visage, elle avait un foulard, sans doute un carré Chanel sur la tête, les yeux derrière une paire d’aviators réfléchissantes et comme tout le monde, un masque bleu pâle sur le visage dont les élastiques allaient tourner derrière ses deux merveilleuses oreilles. Elle était assise le dos aligné, tenu dans un des trois fauteuils en rotin. N'importe qui d'autre qu'elle dans ce fauteuil s'avachissait comme un oeuf mollet sur une poêlée de légumes. Pas ELLE. Elle, elle parcourait d'un doigt habile et noueux un magazine de déco. Je me suis amusé à penser qu’elle feuilletait peut-être un reportage fait chez elle. Elle a levé la tête quand je suis entré. J’ai dit bonjour. Elle m’a souri et m’a dit en détachant bien le premier mot: Bon jour ? Pas vraiment. Sa voix, cette fois j’en étais plus que convaincu c’était bien ELLE. Puis un silence. Elle avait la joue gauche enflée comme une pastèque mûre mais elle restait malgré ça magnifiquement belle, élégante. Et dans son cas,  il fallait le faire. Qu’est ce qu’elle fout là je me suis dit. Et puis je me suis souvenu qu’il y a quelques années elle avait acheté un vieux mas dans le coin, c'est fou ce que les gens riches sont friands de vieux. On en avait pas mal caqueté dans les gazettes et les salles d'attente, surtout quand elle s'était permis de clôturer des terrains qui ne lui appartenaient pas. On l'avait eu mauvaise dans le secteur et il avait fallu qu'elle en allonge pour qu'on lui sourie à nouveau. On l’avait même vue sous toutes les coutures avec des reportages du genre des  Martine: Martine et son refuge en Provence, Martine et le retour à l'authentique, Martine fait ses emplettes au marché de L’Isle, Martine taille ses oliviers, Martine fait son huile, Martine et ses coins secrets, Martine et son vignoble, Martine et sa cuvée... C’est là qu’elle venait se ressourcer comme ils disaient. Reprendre des forces, se défatiguer de sa vie trépidante, se désennuyer de son quotidien qui n'avait rien à voir avec le notre si emmerdant des boulots à heures fixes mal payés, mal considérés et mal aimés mais si essentiels à la bonne tadatsoin marche du pays… 

Mais elle était restée somme toute discrète et, par ici du moins, on avait fini par se foutre de sa présence qui, il ne faut pas non plus pousser ne dépassait pas les dix jours par an.

Il arrivait donc à ces gens des magazines en papier glacé d’avoir des problèmes de dents. Un sourire vaguement vengeur s'était pointé malgré moi doucettement. J’ai sorti un bouquin de mon sac et je me suis plongé dedans. Oh bien sûr, de temps à autres je lui jetais un œil que je voulais le plus bref possible, le moins repérable, ce n’est pas tous les jours qu’on est à deux mètres d’une telle beauté. Mais je me disais aussi : Comme elle était là avant moi, j’allais devoir attendre qu’elle y passe. Elle y aura droit, elle aussi.

Et moi, désormais, je pourrais dire qu’ELLE et moi avons passé un peu de temps, dedans, ensemble, à attendre que quelqu’un, ici bas, veuille bien s'occuper un peu de notre rage accumulée...





 

 

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je vois que ce sont les dents de l'amer.



Papy René

chri a dit…

@ Papy René : ... Elles mêmes

Lori a dit…

Nice post thanks ffor sharing

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