13 décembre 2021

L'un et l'autre

Comme l’un avait quelques jours libres devant lui, il a proposé à l’autre de les passer avec lui, là-haut, dans un village de moyenne montagne où il avait construit presque entièrement de ses mains un joli chalet.

Ils y étaient déjà venus ensemble, eux deux seuls, à plusieurs, en famille. L’endroit était superbe, le chalet confortable et la compagnie agréable. Il faut dire que même s’ils ne se voyaient pas tous les jours, ils se connaissaient depuis une bonne quarantaine d’année et que si ils avaient dû se fâcher, ils l’auraient fait bien avant. Tout ça pour dire qu’ils s’entendaient bien. Sans doute parce qu’ils partageaient à peu de choses près une même vision de la vie, des choses et des gens. Ils avaient les mêmes valeurs comme on dit. 

Ça aide à une entente cordiale. 

Et même en vieillissant, même en étant devenus presque tout à fait vieux, mais pas encore trop, ce qui désormais en faisait plus guère de doute, ils n’avaient pas encore réussi à devenir si pénibles. Ni pour eux mêmes, ni pour les autres. Ils ne marchaient sur les pieds de personne, ils écoutaient ce que racontait l’autre quand ils parlaient avec quelqu’un et disaient bonjour poliment aux boulangères. Certes, ils n’avaient pas découvert le vaccin contre l’arthrose spongiforme, ils n’avaient pas non plus écrit « Belle du seigneur », ils n’avaient pas réalisé « La leçon de piano », ni peint Guernica, ni composé la Pastorale, ils n’avaient pas trouvé le remède imparable à la si dramatique salopation générale des rivières, des fleuves, des deltas, des mers et des océans qui menaçait de plus en plus mortellement la terre entière d’une catastrophe planétaire pourtant depuis longtemps annoncée, ni comment éviter que les routes du monde se peuplent de pauvres gens en marche vers un endroit simplement vivable, ils étaient défaits et mettaient du temps à s’en remettre  quand par malheur ils avaient écrasé un écureuil, un hérisson qui traversait la route sous leurs pneus,  ils n’avaient trouvé aucune solution pour les trop nombreux qui dormaient dehors sous la pluie et dans le froid sans l’espérance qui rend la vie simplement supportable. Ils n’avaient rien fait de toutes ces grandes choses qui font avancer l’humanité mais ils avaient essayé leur vie durant d’être les meilleurs maris possible pour l’un, les meilleurs parents, et grands parents, fils et amis possible pour les deux et ça n’a pas l’air de grand chose mais pour l’harmonie d’ici bas, pour tenter de rendre ce monde moins moche, ça pouvait, peut-être,  aider.

Aussi, l’autre avait accepté la proposition. Et comme aucune objection ni réticence n’avait été avancée, ils s’étaient donné rendez vous un certain jour à une certaine heure et ils avaient pris route.

Après cinq bonnes heures de voyage, ils étaient arrivés sous une pluie battante mais ils s’en fichaient car la météo annonçait une belle journée le lendemain.

Après un tour de village comme on fait le tour du propriétaire, comme on va voir les nouveautés, comme on va essayer de savoir ce qui s’est passé pendant l’absence, on rencontre toujours quelqu’un pour raconter, ils ont passé une soirée tranquille à se remettre du trajet. Le lendemain, ils se sont préparés  parce que l’un, celui qui connaissait le coin mieux que le fond de sa poche a suggéré d’aller faire un tour par là. L’autre était d’accord. Alors ils se sont équipés, ils ont préparé un casse croûte. Le ciel était d’un bleu lumineux, la neige avait recouvert les sommets, les champs et les bois et c’était juste beau à regarder. Un grand soleil d’hiver avait, dès son levé, viré tous les nuages et la journée s’annonçait superbe même si le vent n’avait pas encore tout à fait lâché l’affaire. Ils avaient roulé un peu puis ils avaient garé la voiture près d’une chapelle aux proportions si douces. Ils étaient montés le long du torrent de Chasse jusque sur les plateaux au-dessus. Ils avaient avancé dans le profond du blanc à pas lents sans trop de paroles. Ils ont fait une halte auprès des cabanes de Marie. Ce qu’on appelait ici des cabanes étaient des refuges d’alpage où, avant, quand la montagne était travaillée, les bergers qui montaient l’été y passaient la plupart de Juillet Aout en gardant les troupeaux avant de les redescendre dans la vallée pour l’hiver. Les cabanes étaient construites avec les matériaux trouvés sur place et permettaient de s’abriter des pluies d’orage et du frais des petits matins. Certaines étaient maintenant retapées mais elles n’étaient habitées que très peu de jours dans l’année. Il n’y avait ni eau ni électricité et seul un petit poêle à bois permettait de se chauffer si besoin. Elles étaient souvent aux abords d’un plateau sur lequel le troupeau pouvait brouter en paix, pendant qu’ils le regardaient faire et veillaient sur lui. Autant dire que leur emplacement avait été choisi avec soin et qu’à chaque fois ou presque on pouvait dire à leur côté : On est pas bien là ?

On était bien là. Mais poussés par le vent frisquet ils ne se sont pas attardés, ils ont vite avalé leur casse croûte, ils ont fini par un thé encore chaud du thermos et  ils sont redescendus à l’heure des loups, à l’heure où l’ombre des arbres s’étire comme une escouade de chats silencieux et se répand en nappes sombres sur les champs enneigés. Ils ont mis moins de temps qu’à l’aller mais le retour comme l’autre partie de la vie paraît souvent moins long.

Le lendemain ils se sont levés presque de bonne heure. Le soleil étincelant commençait à peine à éclairer les sommets d’en face. Au fur et à mesure de sa montée dans  le bleu, la vallée s’éclairerait et le froid de la nuit s’estomperait. Le vent glacial avait calé, les promesses d’une belle journée étaient souriantes. Comme ils avaient décidé d’aller voir LE lac, ça tombait bien. Celui là, c’était un peu la vedette du coin. Il faisait la une de toutes les brochures du pays, il était celui qu’on monte voir surtout  l’été en tongs et en hordes, celui qui donne son nom à toute la vallée, du col à l’autre lac dans lequel la rivière finissait par se jeter, celui dont on demande : Vous l’avez vu ?…

Là, au plein milieu de l’hiver c’était une autre histoire, IL ne s’offrait pas au tout venant. Du reste, là-haut, de l’endroit où ils ont garé la voiture jusque au retour,  ils ont passé la journée seuls. À part quelques chamois dans les tours rocheuses qui le dominaient et le protégeait à la fois et la vibration devinée dessous la neige des ronflements sourds des marmottes endormies ils n’ont vu ni senti dégun de toute la journée. Personne à la montée, personne là-haut au pied de la chapelle fermée où ils ont fait leur pause, personne à la descente. Même les choucas n’ont pas, ce jour là, volé si haut. Trois heures de montée dans une neige profonde mais légère à cause du froid, trois heures à souffler comme des éléphants de mer, trois heures à  ne pas transpirer que du bas du dos, engoncés dans des épaisseurs de pulls et tee-shirts, empêtrés de bonnets, gants et écharpes. Trois heures à se maudire Mais qu’est ce que je fous là ? De quoi me punis-je ? Qu’ai je donc commis pour m’infliger ça ? Pour l’un, trois heures à penser au moment où on va renoncer et lui annoncer : Vas y, finis toi je t’attends là, je te récupère à la descente, je n’en peux plus. Et puis, au détour d’une dernière grimpette, d’un dernier virage on finit par arriver au bout du chemin, on s’approche de l’autre qui attend patiemment et, là, là on LE voit.

Alors toutes les questions, tous les doutes sont d’un revers effacés comme une éponge humide passe sur le tableau désormais comme neuf. On sait pourquoi on a fait tout ce chemin. On comprend pourquoi dans sa poitrine ça a cogné, on comprend pourquoi ses poumons se sont enflammés, pourquoi la sueur a coulé à flots le long du dos. On saisi les mollets douloureux, les reins à bout et les cuisses en souffrance… C’était pour voir ÇA ! Calmement pour ne pas troubler cet instant, on jette un œil à l’autre, on pose les quatre fesses sur  l’humide de la  la neige, on descend une demi bouteille d’eau gelée et on regarde en se taisant ou on se tait en regardant, les deux fonctionnent assez bien.

On ne s’attarde pas parce qu’il faut encore descendre avant que la nuit arrive et qu’on ne puisse plus voir le chemin. Après deux bonnes heures de descente, on arrive à la voiture épuisé, rincé, pétri mais le cœur empli d’une joie intense. Une joie à la mesure de la fatigue.

On était venu le voir, on l’a vu on est conquis.

Ils ne verront pas tout du film du soir, ils anticiperont un peu sur la nuit…

Le lendemain ils se lèveront un peu plus tard que la veille, des courbatures plus délicates à déplacer. Le ciel sera déjà passé au bleu, le soleil aura déjà inondé l’angle de la forteresse qui domine le village. Ils prendront le café et l’un dira : Ça te dit d’aller manger des côtelettes là, au dessus, à la ferme abandonnée de Chastelas? Au début tu verras ça monte un peu mais rien à voir avec hier, on sera au soleil, une balade tranquille, on reviendra sans doute par le Pont de Misson, au début ça monte un peu (air connu) et cerise sur le gâteau on risque de voir des chamois c’est leur quartier par là. 

Allons-y ! Si tu dis que c’est une balade facile, je te crois.

Ils ont préparé les sacs à dos, ils y ont mis une grille ronde de barbecue et tout ce qu’il fallait pour un repas copieux ce n’est pas parce qu’on ne s’attable pas qu’on ne peut pas se gâter, et ils sont partis à pied du chalet.

Pour grimper fort ça grimpait fort. Droit. De suite. En quelques minutes ils ont aperçu là en dessous, à oeil droit, les toits du village blotti dans ses remparts, les faïences colorées des tuiles du clocher, les fumées de quelques foyers allumés qui montaient droit dans le bleu du ciel. Eux, ils étaient déjà en nage, rougis par l’effort et sacrément réchauffés. Après une heure d’efforts soutenus, sans trop de parole, ils sont arrivés sur une sorte de plateau où trônait une ferme abandonnée. Devant les bâtiments une esplanade d’herbe couchée, son exposition faisait que la neige n’y avait pas tenu. Au beau milieu de cette placette, des pierres posées en rond dessinaient un foyer. Ils sont allés ramasser du bois mort alentour ils ont arrangé quelques pierres et ils ont allumé un feu. Après un moment ils ont posé la grille sur les braises nouvelles et ils y ont glissé quatre côtelettes d’agneau sorties du sac à dos. Elles ont été vite grillées, saupoudrées de sel, de poivre et d’un mélange d’herbes sèches thym, romarin, sarriette, comme il fallait, et avalées avec gourmandise. Là, ils étaient passés dans la ligue supérieure. Le casse croûte vite englouti avait fait place à un repas de choix pris le cul dans l’herbe les yeux dans le bleu. Ils se sont régalés autant du repas que de l’instant. Et puis ils ont rangé et sont redescendus en passant par le Pont de Misson. Le jour commençait à faiblir quand ils ont posé leurs sacs.

Le lendemain ils ne sont pas sortis à cause de la neige qui tombait à gros flocons leurs jambes et leurs cœurs ont passé la journée à  rendre grâce aux éléments.

Le jour d’après, le grand beau temps était revenu et avec lui le frais d’hiver sec et sans vent.

Ils ont fait la balade du canal avec de la neige au-dessus des chevilles. Au début ça monte un peu… et puis après on passe sur un chemin étroit qui longe un canal de la largeur d’un avant bras qui servait autrefois à irriguer les champs exposés sud qui dominent le village. Une merveille de balade au plein soleil avec toujours à vue, à œil gauche les toits là bas, tout en bas. Il faisait  une douce fraicheur et la neige accumulée sur les branches des  sapins ou des chênes tombait en pluie de diamants à leur passage. Puis au bout du canal, après une halte au pied d’un chalet inhabité en hiver d’une harmonie incroyable. Ils ont bu au filet d'eau claire descendu en ligne directe du ciel, comme un elixir de jouvence magique qui, malgré le gel, coulait dans un tronc évidé puis ils ont poursuivi leur descente.

C’était leur dernier tour, pour cette fois. Le lendemain, ils sont retournés dans leurs plaines. Avant de se quitter, l’un a remercié l’autre pour ces jours suspendus. L’autre a dit juste : De rien, merci à toi d’être venu.

Ils avaient passé cinq jours ensemble à partager simplement des plaisirs simples à se faire plaisir et à se le dire. Où qu’ils aillent, désormais, ils emmèneraient avec eux les souvenirs de ces jours en espérant qu’ils les gardent si vifs en mémoire que le souffle leur manque un peu quand ils y repenseront...









29 novembre 2021

Cette fois

Cette fois on commençait enfin à pouvoir l’évoquer. La menace se précisait jour après jour. On n’allait pas tarder à entrer dans le dur. Il ne s'annonçait plus, il frappait à la porte, il était là.

Jusque là, la nappe avait à peine finie d’être repassée, on avait juste pu plonger une main dans la coupelle de cacahuètes à la sortie de la cuisine mais, si quelques bouteilles avaient été débouchées, les verres n’avaient pas encore été remplis. Cependant, une horde de serveurs en livrées blanche immaculée, la démarche tonique s’approchait martialement et en rangs serrés de la table du banquet au son d’une musique du genre militaire. 

Oh nous savions tous qu’il nous restait encore quelques belles heures devant nous mais au fond nous savions aussi qu’avec les amuse-bouches c’était le début de l’hiver qui pointait le bout de son vilain nez. Gris, vents, pluies, froid, absence de ciel seraient notre lot commun désormais et encore nous nous avions la chance de vivre sous un toit.

En nous il y avait toujours cette croyance qui nous persuadait que l’été avait  à peine fini de s’installer, qu’il venait tout juste de prendre ses aises, que nous n’étions pas encore complètement habitués à ses douceurs. Du reste s’habitue-t-on aux douceurs des choses ? N’est-on pas à chaque fois surpris par elles ? Ne provoquent-elles pas toujours d’agréables étonnements ?

Dans les rues glacées, les feuilles qui n’avaient pas eu le temps d’être ramassés avec aucune pelle s’amoncelaient en immenses tas humides qui commençaient à pourrir, dans les recoins épargnés des courants d’air, les jours se levaient de plus en plus tard et la nuit désormais pressée débarquait en plein milieu des après-midis. Il nous fallait nous envelopper chaudement, il fallait nous dissimuler sous des couches de vêtements alors qu’hier encore un vague vieux tee-shirt suffisait. Et le cou et le cou et les mains et les mains et le nez et le nez. Couverts, protégés, enfouis à l’abri du monde extérieur de ses virus et de ses intempéries. L’hiver était une saison de nez qui coulent, de rabougris, de frileux, de craintifs, d’enfermés.

Les terrasses étaient vides, les tables et les chaises empilés, bâchés, rangées de côté, inutiles. Jusqu’à l’envie de s’y attarder nous avait quittés. Fini le partage, les heures animées, les chants, les flots de parole enjoués. L’hiver est une saison de solitude,  de silence et de repli sur soi ce qui n’est pas forcément une compagnie souhaitable…

Tout ça ne laisse pas de marbre, ça a des effets qu’il vaut mieux regarder plutôt que de les nier Et oui, « Je dors moins bien la nuit, j’écoute patiemment, de la maison les bruits... »

Et oui, je recherche fréquemment la compagnie du silence du chat dans la maison duquel je vis.  Oui aussi, je suis orphelin et depuis un an, déjà.

Oui, encore, j’ai des douleurs à apaiser mais je ne saurais laquelle choisir pour en être débarassé en premier, une cheville, un dos ou des épaules et depuis quelques années, je fais une cure d’énergisant dont j'ai vu à la TV la pub: Pion3 version senior... J’ai désormais une patience de beurre mou. J'ai arrêté de fumer et je ne peux plus boire tous les verres que je voudrais.  Je suis maintenant obligé de choisir entre entrée et dessert. Je me lève à l’aube, je n’aime plus flaner au lit. Du reste, je n’ai plus de raison d’avoir envie de flaner au lit puisque je ne suis plus tenu de me lever ou alors pour des rendez vous médicaux. Je suis saisi plus facilement par des sanglots lors d’un film même s'il 'est pas si émouvant. Je commence à me poser des questions sur la diction des acteurs français, j’ai le sentiment qu’avant je les comprenais mieux… J’aime aussi écouter la musique un ou deux volumes au-dessus, je l'entends mieux voyez vous. Je m’intéresse de moins en moins à ce qui m’ennuie, j’ai autre chose à faire qu’essayer de comprendre. J’ai des avis de plus en plus tranchés, je suis de moins en moins enclin à disons expliquer, envisager une autre voie, pardonner, même. J’accomplis de plus en plus sans les retarder les taches domestiques qui doivent être effectuées comme nettoyer la hotte aspirante, changer les torchons de cuisines, jeter les éponges usagées, passer la poussière sur les meubles, vider le sac des emballages, remplir le compost, changer les draps, étendre les lessives. Je me fiche de plus en plus de ma façon de m’habiller aller faire les courses, le jugement des autres n’est plus un critère. Ceux que j'aime le plus vivent loin, on ne se voit plus que par petits bouts ou par écran interposé quelques minutes ça et là. On ne partage plus leur quotidien, leur quotidien s'organise ailleurs puisqu'ils en ont eux aussi fondé une. Ce qui bizarrement est plutôt un signe d'une certaine réussite. Le boulot a été fait. Mais la question de leur bonheur reste toujours posée. On se le demande toujours ça: Sont-ils heureux?

Tout ça finit par attrister, un peu.

 

Au fond, ce qui me chagrine le plus c’est que je n’arrive pas à savoir, avec certitude, ce qui, entre l’arrivée imminente de l’hiver et celle qui s’annonce, inexorable de la vieillesse, des deux me serre le plus le cœur.

J’y étais, en plein, sauf qu’après la saison dure nous savons que les jours finiront par rallonger alors qu’avec la vieillesse… Aurais-je le bonheur de voir encore refleurir ce rosier que j'aime tant?

___ Dis donc pépère, on t’a pas livré en joie de vivre ces derniers temps ? Si j'étais toi, vieux,  je doublerais la dose de Pion 3... 

___ Heu là, dis, si tu la fermais un peu ? Pour cette fois.



Des racines et du vent

 Reçu d'Alchimer, de  l'été là-bas au milieu de cette nuit d'hiver ici: 


29°49'S 179°29'W 

 

Note bien cette longitude. 

Dans la journée, nous allons franchir ce terrible méridien, celui qui te blanchit de 24 heures d'un coup. 

À la seconde du passage au 180°, nous serons demain. 

L'exact antipode de Greenwich, le degré originel, ce zéro qui passe tout près de chez toi. 

Si tu plantais un arbre là, devant ta porte, et que sa racine puisse pousser tout droit à la vitesse de l'éclair, elle ressortirait devant notre étrave.

On s'arrêterait un moment, le temps d'écouter battre le cœur des aimés, car on le sait, l'arbre est la voix de ceux qui l'ont planté, puis on lui montrerait l'île à quelques milles par notre travers, L'Esperance Rock, la plus sud des Kermadec. 


La racine saura, c'est là qu'elle prendra terre. Qu'elle fera branches et que bientôt l'arbre frère, à l'envers du tien, fasse croix tout au sud pour que ton nord et le mien jamais ne se perdent. 

Martial


Vertiges...




Reçu Jeudi 2 Décembre dans la nuit:

2 heures,

 

je prends mon quart, dans le cockpit désormais, plus question de ne jeter qu'un coup d'oeil de temps en temps et s'endormir sur son bouquin au chaud dans le carré. À 24 h de l'arrivée, on est en approche. D'ailleurs hier, on a croisé notre premier cargo à 8 milles de distance, un porte-containeurs de 146 m de long ... Pas le genre à se dérouter facilement. 
Donc un bon coussin, café, frontale, bloc-notes, blouson, bonnet, paré pour la nuit. Non pas qu'il fasse froid, juste un peu frais, mais interdiction de ne serait-ce qu'un bout de rhume ; par les temps qui courent, ça pourrait être mal vu. Déjà qu'on sera testé covid en arrivant, consignés sur un quai non relié à la terre, pendant les 3 jours d'attente des résultats. 
Pourtant, après 19 jours de mer, ils se voient à l'oeil nu, les résultats.

À vrai dire, voilà la véritable appréhension de cette traversée : l'arrivée. Puis, d'une certaine manière, la vie à terre. Certes, on ne rentre pas de trop courtes vacances pour reprendre le boulot. Mais le bruit du monde au travers des nouvelles des uns et des autres résonne tellement comme de mauvais roulements de tambours ....? Vivre en mer se réduit tellement à l'essentiel, consiste à tant de beaux silences. Comment garder une telle ouverture, une si vaste harmonie ?  


Au cours de ces milliers de kms de ciel et d'eau, on peut connaître des moments de profonde sérénité, la vérité de toutes les lumières, l'horizon, la beauté simple de sa courbe, le vol d'oiseaux inconnus, trouver confiance en leurs solitudes, imaginer la nuit comme un jour, comprendre les étoiles, ne plus avoir à douter. Mais on peut connaitre aussi la peur, l'authentique, celle qui te tord le ventre, toucher d'extrêmes fatigues, être malade jusqu'au délire, se voir soudain si petit, avoir froid, avoir mal, ne plus penser qu'à survivre. Mais alors tu vis. Tu vis sur ta peur, sur tes élancements, sur ta concentration, sur ton humilité. Ton esprit intègre chaque rugissement, embrasse l'énormité du ciel, perçoit l'impensable mouvement des eaux, et s'y conforme ; tu n'as plus à lutter, tu ne possèdes plus rien. N'existe que l'explosion de vie dont tu deviens un éclat ; toi, cet être si présent dans ce minuscule instant du monde.  

Ce même sentiment, nous l'avons eu hier, au crépuscule, sur une mer apaisée, tandis que le jour flambait ses derniers pastels et qu'un banc de dauphins vint se mêler à la fête. Peut-être une centaine autour du bateau. Ils mitraillaient la surface de leurs dos luisants, lançant dans chaque gerbe le chuintement joyeux de leur souffle. Quelques rigolards montaient parfois en chandelle et tentaient le miracle : tenir sur la queue plus longtemps que le grand frère. Mais quand lui s'y mettait, c'est d'un salto qu'il terminait sa course ... Ce jeu entre eux -qu'ils venaient nous offrir, était un signe de reconnaissance, et ce soir là, dans nos cœurs émerveillés, de bonté. On sait depuis longtemps qu'ils ont eu la parole bien avant nous.  

Rien de mystique dans toutes ces fréquentations, même si se fondre dans une nature aussi totale, nous pousse parfois à questionner les vagues ; un peu d'animisme tout au plus quand, avec Rimbaud, je clame "l'aube exaltée, ainsi qu'un peuple de colombes". Car tout ce que j'attends, au fond, de mon prochain passage à terre, est de pleurer ma joie dans les bras de mes filles, et de trouver intact le sourire de ceux-là qui ne m'ont pas quitté. 
Premières lueurs du jour, le vent adonne, je vais pouvoir prendre quelques degrés au sud. Puis mettre la bouilloire et préparer le thé. Dans un moment, une main caressante me touchera l'épaule, puis s'appuiera un peu, "c'est l'heure ?", La voix encore lointaine, à peine sortie des limbes, cette voix que je n'aurai pas à espérer demain au bout du quai, puisque, béni des dieux, mon quart fini, elle est de tous mes sommeils.


Martial.


09 octobre 2021

Venu de l'autre côté (Du lagon de Tikehau dans les Tuamotu)

Quitter les Marquises 

On a quitté les Marquises avec un goût de trop peu malgré les 4 mois passés. C'est tout juste le temps de se glisser derrière les premiers sourires et de commencer à parler autant qu'à se taire.  Tu poses ton ancre au pied de leur montagne, tu foules l'unique allée de leur village, ils savent qui tu es mais ne savent pas encore comment tu es, ils t'observent. Tu dis le mot dont eux seuls savent souffler le h, "kaoha", "bonjour", leurs yeux rient, ils te font signe. 

"Tu viens d'où ?". À toi de choisir : est-ce l'île où tu es passé avant celle-ci ? 

Ou bien ton pays d'origine ? Tu t'arrangeras pour répondre aux deux. 
"Et toi, tu es né ici ? ". Il faut aimer le temps qu'ils prennent à ce petit hochement de tête, le menton un instant suspendu, l'oeil légèrement arrondi, pour dire oui. 

Et... et rien. Une phrase derrière ? Un supplément ? Tu devras comprendre que "oui", ici, est déjà une phrase.  

Plus tard, après un silence, tu sauras -ou pas- de quelle île est sa femme, où sont ses enfants, l'aîné à Papeete, le cadet au collège, la dernière encore là. Souvent, tu repartiras avec des fruits en se disant à demain. Reviens le lendemain, c'est important. 

Pour les mots. 

Là, on a encore rien dit. Il faut du temps pour faire une parole. On ira cueillir des goyaves, tu m'aideras, je fais des confitures. À quelle heure on vient ? 
Sourire, un blanc, le sourcil comme pointant une planète jusqu'alors inconnue, puis le verdict, "plus tard, le matin, quand tu es prêt".  Ici, l'horloge a des rondeurs que les aiguilles caressent en attendant la bonne heure. Mieux que s'immobiliser, je crois bien qu'aux Marquises on a vu le temps mourir. Pas une seconde nous l'avons regretté. 

Embrassement fort,

 

Martial Barriel




07 octobre 2021

Le jour du long couteau

 Ça faisait plusieurs semaines qu’on se cherchait tous les deux. 

En vrai, lui cherchait un peu tout le monde tout le temps. Il était arrivé en cours d’année et comme d’habitude on ne nous avait pas demandé notre avis : Machin va arriver demain, il est là, débrouillez vous avec. Aussi comme tous ceux qui se pointent en milieu d'année, c’est souvent qu’ils ont été virés d’ailleurs, qu’un échange a été fait entre chefs, entre ici et là-bas: Tu me prends Machin, je t’envoie Truc et hop, l’affaire est pliée. Au début ils râleront comme d'habitude et puis ils feront avec, on leur passera la pommade en leur disant qu’ils savent faire et basta. Lui, dès son débarquement,  il avait voulu marquer son territoire, rattraper le temps perdu, mettre les pendules à sa bonne heure, bien montrer de quel bois il se chauffait, prendre toute sa place, bref il s’était mis à pisser un peu partout sur les chaussures des autres comme un chiot fou qui aurait décidé de marquer TOUT le territoire. Et donc il emmerdait son monde à chaque fois que c’était possible. Il n’en manquait pas une. Il cherchait à provoquer, moi, les autres, tous les autres, la terre, le ciel sa mère et le destin qui s’acharne à l'éplucher vivant.

Tous ceux qui avaient un peu de bouteille dans le boulot savaient bien que les plus enquiquinants sont la plupart du temps les plus malheureux ce qui ne les rend pas plus faciles à vivre mais qui explique. Celui là il avait dû recevoir son lot de misères et d’emmerdements plus souvent qu’à son tour parce que pour être pénible, il l’était bien comme il faut. Il ne s’arrêtait pas et je commençais à en sentir plus d’un qui avait une belle envie de se l’offrir et de lui rendre la monnaie de ses pièces. Ça ne contribuait pas à la paix civile, à l’entente amicale, à une ambiance sereine. Pendant l’heure et demie, les chakras de tous restaient bien bien fermés et la tension commençait à dangereusement s’approcher de la zone affrontement. Le groupe devenait une bonbonne de nitro prête à exploser à chaque cahot. Jusque là, tant bien que mal,  j’avais réussi à désamorcer tous les conflits potentiels mais je sentais que la situation m’échappait doucettement. Tout ou presque tout était devenu prétexte à dégoupillage et c’est avec un soulagement grandissant, en vrai à la mesure du risque encouru qu’à la fin du cours  je sifflai la fin des hostilités avec un sourire béat si les gifles étaient toutes restées dans toutes  les poches.

Et puis il s’est passé ce qui est arrivé.

Je l’ai viré de l’endroit où on était autant pour être un peu tranquilles que pour l’éloigner du reste qui commençait à le regarder avec des missiles sol sol dans les yeux et des démangeaisons dans les paumes. Alors il a foutu le camp en claquant très fort  la lourde porte. Je l’ai vu au travers des grandes baies vitrées qui sortait  carrément par la grande entrée et qui a disparu dans la ville.  J’étais un peu embêté parce que j'étais le responsable, s’il lui arrivait quelque chose pendant qu’il était censé être avec moi. Une bêtise, un accident et c’est sur moi que ça retomberait je ne me faisais aucune illusion, l'expérience m'avait appris qu'il n’y en aurait pas un pour me défendre. Au contraire. On travaillait dans un domaine où rien de ce que tu peux faire de bien n’est reconnu mais en revanche si tu as le malheur de faire un demi pas de côté on te tombe dessus à bras raccourcis. Il valait mieux le savoir et d’ailleurs tout le monde l'apprenait très vite.

À la fin de la séance j’irai en parler à MF je me suis dit comme ça quelqu’un d’autre sera au courant. Nous avons fini notre affaire dans un calme bienvenu : il n’était plus là tout le monde semblait souffler un peu et puis ils se sont éparpillés.

J’étais sur le chemin qui mène au bâtiment principal quand je l’ai vu arriver d’en bas. Il montait la petite côte d’un pas décidé, saccadé, énervé, même. Mais au moins rien ne lui était arrivé et il revenait. Il s’est planté devant moi, c'est le cas de le dire et il m’a toisé du regard. Tu es revenu c’est bien je lui ai dit un peu bêtement. Là, il a ouvert son blouson et m’a montré un couteau de cuisine long comme un avant bras dont il avait entré le fin de la lame dans son pantalon pour l'abriter des regards : Je vais vous percer si vous me virez, il a dit menaçant. Mais je t’ai déjà viré j'ai répondu et puis qu’est-ce-que tu fous avec ça ? Tu es rentré chez toi juste pour aller le chercher ? Tu vas finir par  te blesser, tu vas te couper avec ce truc…

Je ne sais pas pourquoi, je ne ressentais presque aucune peur. J’avais juste eu la crainte qu’il s’entaille la cuisse. Alors, j’ai ajouté, convaincant : Ferme ton blouson et rentre chez toi, va vite ranger ce couteau où tu l’as pris et personne ne parlera de rien à personne. 

Il m’a fixé quelques longues secondes et il a refermé les pans de son bomber puis il a fait demi tour et il a refichu le camp.

Dans le bureau de la CPE juste après : Il paraît que tu as eu des ennuis avec Machin qui vient d'arriver ? J’ai presque menti:  Oh rien de grave ça s’est vite arrangé...

Vers la fin de l’année, on a pas mal rigolé lui et moi quand il m'a appris que finalement, il avait bien réfléchi, il partait faire un CAP boucherie.







27 septembre 2021

En un éclair

Tout ça a commencé par la menace d’un orage d’une violence qu’on n’avait pas  connue depuis belle lurette par ici. 

C'était un matin de fin Septembre ou bien de début d’Octobre, on n’était plus certain de la date exacte, ce qu’on pouvait dire c’est que c’était un dimanche, le jour de grand marché, ça oui on s’en souvenait mais on ne saurait plus dire l’heure précise tant cette matinée avait tout bouleversé. Pourtant, l’aube montée lentement dans une brume douce avait été toute paisible, le jour s’était levé laissant entrevoir un ciel d’un bleu banal courant, habituel pour cette fin d’été. Et puis, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, il s’était assombri.  Du bleu il avait viré au noir pendant presque le temps d’une seule inspiration. Avant cela, il  n’y avait pourtant pas eu la moindre brise comme si les nuages, venus d’ailleurs, avaient grossi d’un coup, comme s’ils s’étaient nourris de leur propre colère, comme s’ils avaient enflé sous l'effet d'un souffle affolant. Malgré cette menace subite, malgré le ciel assombri, malgré les nuages noirs qui grossissaient comme une vilaine boursouflure, comme un panier d'affreux champignons, je n’avais pas dérogé à l’habitude. Je m’étais habillé de bonne heure en croisant les doigts pour que le ciel ne me déverse pas de suite sa rougne sur les épaules. J’étais sorti et j’avais fait route vers le marché. Au vu des menaces annoncées j’avais emporté avec moi le parapluie des jours mauvais, le grand, celui qui pouvait couvrir deux personnes facile. Qu’est ce qu’on va prendre se répétaient les gens en marchant vers les allées déjà pleines de monde. Les familles de vacanciers qui avaient dû rentrer pour la  rentrée des classes avaient fait place aux retraités qui eux avaient tout leur temps et on se disait que l’Europe entière était descendue dans le coin. Belges, hollandais, suisses, anglais tout ce beau monde goûtait les couleurs, les odeurs qui se baladaient un peu partout comme des nappes de couleurs vives. Ils avaient presque tous enfilé des coupe vents imperméables ça ajoutait aux couleurs pétantes. Quelques gouttes avaient commencé à tomber mais rien d’inquiétant, rien qui ordonnât de se mettre à l’abri. quelques mains s'étaient posées en rempart au dessus de quelques mises en plis mais on pouvait encore déambuler dans les allées bien que la menace se précisait. Du ciel dévalaient des grondements sourds qui couvraient les bruits d’en bas. À chaque roulement, les têtes se levaient pour tenter de voir d’où ça allait venir parce que ça allait venir. Qu’est ce qu’on va prendre… Chacun en était maintenant persuadé. Le ciel n'avait pas démenti. En levant la tête, moi comme les autres, je n’ai plus regardé devant et c’est là que je l’ai heurtée. Son panier, déjà bien rempli s’est déversé sur le trottoir. Je me suis confondu en excuses et je l’ai aidée à ramasser courgettes, tomates, salades et haricots verts désormais en vrac sur le bitume de la place. Tout autour les jambes faisaient des écarts pour ne pas écraser les légumes répandus. Elle je ne l’avais pas encore vue vraiment, je l’avais juste entre aperçue vaguement… C'était trop. J’avais saisi que ses cheveux étaient dressés en un chignon approximatif monté à la va vite, qu’elle avait au poignet gauche un ensemble brillant de joncs thibétains, qu'elle portait une robe noire légère de fin d’été et d’un gilet en mailles fines couleur camel avec aux pieds des ballerines de danse caramel à petits talons. En attrapant un oignon qui roulait encore sur les gravillons je me suis dit :  Bon Dieu ce que ses chevilles sont fines. 

Et puis je l’ai vue, elle, enfin j’ai vu son sourire qui me disait ce n’est pas grave mais vous auriez pu regarder devant vous. J’avais envie de m’enfoncer dans le sol de la place. Nous étions tous les deux accroupis à remplir à nouveau son panier d’osier et nos regards se sont croisés.

Alors, du plus profond du noir  des éclairs éblouissants ont parcouru les masses boursouflées et sous les terribles grondements la terre s’est mise à trembler. Un éclair a transpercé le ciel au dessus de la place en zébrant l’air. Puis la pluie s’est déversée sur nos têtes ébahies en trombes énervées.

J’étais trempé, j'avais un genou à terre, les jeux étaient faits, j'étais plié, vaincu… 

J’étais amoureux... 

Misère, le seul vrai coup de foudre c'est la vieille antenne télé rateau qui l'a reçu. Vers dix heures dix. Eparpillée façon plage de sable, l'antenne. Mais à chaque chose malheur est bon, ainsi les tourterelles auront fini de s'y poser dessus, elles cesseront de m'arroser le perron de fiente juste dessous, quand ce n'est pas les épaules lorsqu'on rentre et elles ne me casseront plus les oreilles avec leurs ridicules roucoulades obsessionnelles et entêtantes. Exit les tourterelles.

Il pleuvait tellement que je n'y suis même pas allé à ce marché du dimanche. Au lieu de ça, j'ai passé une bonne partie de la matinée à quatre pattes dans l'entrée, une serpillière à la main à éponger la flotte qui s'insinuait sous la porte d'entrée à chaque bourrasque.

Vite dimanche prochain, d'ici là, le temps et ma vie se seront peut-être remis au bleu. 

Les amoureux sont en vie, eux




16 septembre 2021

Dures au mâle

 Sur le coup, le type qui venait de voir son bras partir loin devant lui n’en a pas cru ses yeux.

On peut comprendre. Ce ne sont pas des choses qui arrivent tous les jours. En principe la vie nous met à l’abri de ce type de péripétie plutôt douloureuse à moins d’être garçon boucher, tueur en série ou soldat en temps de guerre, on n’est que rarement préparé à ce genre d’événement et il faut, sans doute une bonne dose de sang froid pour, à cet instant précis, ne pas paniquer, garder la tête et son sang froid. Vous remarquerez qu’il n’est pas encore ici question de douleur. Pour qui a vu quelques films de cinématographe ou lu quelques livres sur les conflits armés de par le monde, sur la capacité infinie des hommes à se battre, s’éparpiller, se trancher, s’exploser, se couper en morceaux, nous savons tous très bien que l'arrachage executé,  ce n’est pas la douleur qui vient en premier. Ce serait une histoire d’adrénaline libérée dans l’organisme qui annihilerait pour un temps, pour un temps seulement, la souffrance juste après une blessure fût-elle d’importance. Il y a toute une littérature là-dessus comme si les gars qui filment ou écrivent avaient fait des stages de troisième cycle dans les tranchées de quatorze, enfin dans ce genre d’endroit où les membres se séparent les uns des autres pour une raison externe, pour une lame bien aiguisée, pour une machette affutée. À cet instant, disent-ils la douleur, bien élevée, polie, respectueuse laisse d’abord toute la place à l’incrédulité. On ne peut pas admettre, croire, envisager qu’une partie de nous le soit, justement. Dans ces moments particuliers, la souffance sait un peu se tenir, elle ne ramène pas tout à elle, elle ouvre les portes et laisse entrer : Faites faites, viendra mon tour lance-t-elle à la cantonnade.

Et puis, c’est son heure, son moment de gloire, son entrée dans la lumière. Alors elle s’en donne à cœur joie. La personne à qui vient d’arriver cette terrible mésaventure se met à hurler de toute sa voix, avec de l’air poussé par ses deux poumons à condition bien entendu que ceux ci soient encore intacts ce qui serait quand même, au vu des circonstances, LA  bonne nouvelle de la soirée. Il n’a QUE le bras arraché. Y-a-t-il de quoi en faire tout ce plat ? Mon gaillard joli,  soit raisonnable, vois les choses d’un bon œil, il t’en reste un. Donc tout ne va pas si mal que tu le hurles. S’il te plait, épargne nos oreilles ne soit pas  cet égoïste insensé qui attire l’attention de tout le monde avec ses petits bobos. Si tu penses être le seul sur cette terre à avoir mal mon pauvre bonhomme, tu te trompes gravement. Et lui, évidemment de hurler de plus belle parce qu’en plus il veut être plaint. L’homme n’est pas dur au mal. La femme oui, elle sait ce que souffrir vraiment veut dire. L’homme pas trop. Un éternuement et voilà la tuberculose, une bouffée de chaleur c’est  une fière aphteuse, une tristesse passagère, dépression profonde et une légère coupurette au doigt devient un membre arraché.

L’homme, le mâle ne sait pas se taire devant le mal. Il n’a pas eu l’habitude, il ne lui a pas été confronté régulièrement mois après mois, années après années. Il souffre une fois de temps en temps, le malheureux.

Alors il appelle, convoque, implore toutes les femmes du coin et surtout sa mère. Il est au bord de l’agonie, il va décéder c’est sûr, ce ne peut être autrement.

Mais non, Bichon chéri, tu n’as pas eu le bras arraché, tu t’es juste coupé le bout du doigt avec l’opinel à bout rond de ton fils. Tu devrais t’en remettre, Poussin mignon. Regarde, ça ne saigne déjà plus. Maman va te mettre un pansement, une jolie poupée au doigt. 

Une poupée ? Dit-il dans un sanglot long. Suis pas une fille.

Ah ça non, tu n'en es pas une, personne ne peut en douter mon chérinounet.




13 septembre 2021

On ne devrait pas

On ne devrait pas avoir d’enfant, jamais. 

D’abord à cause de la peine immense qu’on va immanquablement leur faire en mourant (enfin si tout se passe bien, parfois il peut y avoir du bon débarras, du hé ben c'est pas trop tôt, du ouf j'ai cru qu'il ne partirait jamais… On n’est à l’abri de rien !) mais plus surement à cause du chagrin terrible, inconsolable, indestructible qu’ils pourraient éventuellement nous faire en partant avant nous. Cela écrit, on a beau le pressentir, on a beau le savoir, on a beau en être persuadé, on fait comme la plupart de ceux qui nous ont précédés, ce qui fait qu'évidemment nous sommes là pour en parler : Vient le jour béni, bienheureux, éblouissant, chamboulant, déflagrant, où on devient soi-même parent. 

Et puis, vient aussi un moment maudit où les parents s’en vont comme on dit pudiquement. En vrai, ils ne s’en vont pas. Ils meurent comme à peu près tout ici bas. Les roses, les chats, les piles AAA, les belles idées et les vélosolex. Dans le réel, ils s’arrêtent de vivre. Leur cœur ne bat plus, leur corps les abandonne, leur âme si on y croit se sépare de l’enveloppe et s'envole. Alors, ils deviennent un nom qu’on ne peut plus appeler comme par exemple celui de Papa. On peut encore parler de son père mais l’appeler pour savoir dans quelle pièce il est, pour lui poser une question, pour lui dire une importance ou une futilité, c’est fini. Quand on perd un amour on peut encore, plus tard, si on a la chance d’en retrouver un, on peut encore redire « mon amour » à quelqu’un d’autre que le premier ou le second ou le troisième si la santé reste bonne, si on a un bon karma et l’énergie de vivre suffisante, mais appeler  quelqu’un « papa » c’est fini. 

Désormais ce sera plus jamais.

D’après ce que j’ai entendu, et je veux bien le croire, je ne suis  pas le premier fils qui perd son père. Enfin qui le perd, c’est une façon de parler. Pas le premier dont le père meurt serait plus juste. Du reste, cette idée de perdre est étrange. Le même verbe pour quelqu’un qui égare ses clés et celui-là qui pleure son père. Comme si la langue ne s’était pas foulée, comme si elle n’avait pas cherché plus loin. Perdu c’est perdu. Ça vaut pour un trousseau, un emploi, un père ou un amour. 

Je veux bien l’entendre que je ne suis pas le premier à qui ça arrive, seulement moi c’est le premier que je pleure. Et ce sera le seul. J'espère bien qu'il n'y en aura pas d'autre. Ça, c’est fait. Pour la vie. Et cette idée bien qu’admise, je ne suis pas complètement dingue, je sais que la mort existe qu’un jour ou l’autre elle touche tout le monde riches et pauvres gna gna, a du mal à passer. Elle me reste en travers de la gorge comme un camion de miettes qui  fait fausse route.

Maman m’a appelé en tout début de soirée pour me dire qu’il faisait un malaise. Le temps de fermer la maison de monter dans la voiture et de faire les deux cent kilomètres du trajet, quand je suis arrivé. Tout était fini. Pour lui. Quand quelqu’un meurt tout fini pour lui et assurément quelque chose commence pour ceux qui restent : La vie sans lui, déjà. 

Je suis arrivé chez mes parents une heure après sa mort. 

Nous nous étions manqué, une fois de plus. Comme souvent, donc. En vrai, nous ne nous sommes jamais manqué, nous ne nous sommes pas ou très peu trouvés voilà tout. Lui a eu sa vie riche, dense, engagée et si, d’une certaine manière nous, sa famille proche, femme et enfants, nous faisions partie de l’équipage nous n’étions pas avec ses amis et lui sur le pont. Là où se faisait ce qu’il faisait. Nous menions notre vie à côté de la sienne, sur les ponts du dessous. De temps en temps on se voyait sur les marches d’escaliers entre deux étages. Nous avons appris très tôt à vivre la notre de vie sans lui. Ses absences permanentes nous ont forcé à nous arranger, à ne pas compter dessus. Il n’était pas là point. Alors nous avons fait sans. Et même c’est quand il était là plusieurs jours d’affilée que c’était étrange. Que fait-il là celui là ? Se surprenait-on à penser. Mais il va rester encore longtemps ici? Normalement il ne devrait déjà plus être là. C’est presque mieux sans, non? 

Et voilà. Maintenant nous y sommes.

Nous voilà bien avancés. Nous repensons à lui. À lui sans nous puisqu’il a fait sa vie ainsi. Nous nous disons qu’il a eu une belle vie avec plein d’amis qu’on connaissait comme ça de vue mais que lui a fréquenté plus intimement, plus régulièrement, plus durablement que nous, certains étaient même comme des enfants pour lui. D’autres enfants… Nous, il nous a très peu vu, au fond. On était là. Pas lui. Nous sommes encore là, plus lui.

Heureusement si l'on peut dire ces dernières années nous avions fait quelques pas l'un vers l'autre. Tu n'étais pas un grand lecteur mais comme ton corps t'avait assigné à résidence, condamné à quai, tu lisais mes écrits et tu les aimais. Oh tu n'en faisais pas de longs discours mais tu disais juste trois quatre mots dessus. 

Je savais que tu avais lu, tu savais que je savais.

Et puis, nous voilà déjà orphelins. Ma sœur et moi sommes orphelins. 

Et ce n’est pas rien d’être, veuf, orphelin, en deuil. 

C'est tout de même moins appétissant et glamour que jeune marié ou récent père... 

C'est ainsi.

Il va falloir nous habituer.



12 septembre 2021

De ficelle

Sous le post précédent, En branle,  j'ai reçu  deux commentaires que je ne peux m'empêcher de partager en post. On ne sait jamais ça pourrait vous servir.

Autant ne pas garder ce genre de pépite pour soi.

J'ai juste transformé le nom du chamane et son adresse mail. Il ne faut pas, non plus, pousser mémère dans les marabouts!

Mais si un besoin urgent venait à surgir,  je vous transmets volontiers, le vrai!

Elvis LAPORTE a dit...

Je suis ici pour témoigner de la façon dont ce puissant lanceur de sorts appelé Maître WIDOU m'a aidé à améliorer ma relation. J'ai eu le cœur brisé quand mon amant m'a dit qu'il n'était plus intéressé à m'épouser parce qu'une autre dame avait utilisé la magie noire sur lui. J'ai pleuré et sangloté tous les jours, jusqu'à ce que ça devienne si grave.Un jour alors je parcourais l'internet j'ai lu un commentaire de témoignage du Maître et jai eu le courage de l'appeler.Il m'a fait des consultations et des rituels à son niveau et à mon niveau aussi .Sans surprise après 3 jours mon mari est revenu à la maison parce que je croyais fermement aux rituels du Maitre que ça va marcher.

Je ne sais pas comment je vais remercier le Maître car c'est grâce à lui que mon foyer est restauré.

N'hésitez pas à le contacter si vous êtes dans de pareilles situations. 

Adresse e-mail: maitrewidou@gmail.com

Anna MARTINEZ a dit...

TÉMOIGNAGE RETOUR AFFECTIF

 

Voila mon histoire, mon ex m'a quitté pour rejoindre une autre fille il y a de cela 1 an 6 mois , tellement je l'aime encore j'ai dû attendre jusqu'à ce qu'il me revienne un jour mais hélas. Une amie très chère à moi m'a conseillé de le récupérer par le biais d'un certain maître marabout du nom de WIDOU. Au départ je pensais que j'avais affaire avec un charlatan car je me suis déjà fait avoir par les médiums et voyants à plusieurs reprises mais j'ai eu tort, j'avoue qu'il est très efficace et très puissant. Ce grand maître Marabout a rompu le lien qui existait entre mon ex et ma rivale et m'a fait revenir mon ex, après 7 jours consécutifs de travail. À présent je suis très heureuse de revivre l'amour de ma vie avec lui et il est devenu plus sérieux qu'avant, il me suit comme un chien et mes désirs sont devenus des ordres qu'il exécute sans faille. Je ne sais de quel pouvoir la nature lui est dotée mais je témoigne que ce maître marabout africain est efficace et on peut lui faire confiance pour son travail.

VOICI SON CONTACT: maitrewidou@gmail.com


Johnny Banjo a dit:

Je viens pour témoigner moi aussi. Pendant des années j'ai eu des soucis au niveau professionnel, je n'ai pas réussi à garder un boulot jusqu'au sacro saint CDI, je me suis toujours fait virer avant la fin de ma période d'essai. A cause de mes erreurs? De ma tête? Et puis un jour sur le conseil d'une amie  j'ai consulté Maître Widou qui m'a suggéré de monter une affaire de marabout voyance, retour de l'être aimé, sophrologie, yoga tantrique, cours sur le net, paiement en cash. J'ai suivi son conseil et ce que je peux vous dire c'est que Maître Midou c'est bien la pointure annoncée. Ma clientèle a cru de manière incroyable et je me suis ainsi en deux ans  payé une piscine à vague de 12 par 6, un pick up quatre quatre noir mat de deux cent vingt et un chevaux et une machine à bière dernier fût. Pas besoin de vous parler de mon succès nouveau auprès des jolies femmes. Des mouches. Je revis.

Maître Widou je vous le recommande et je partage son mail pour que vous aussi vos plus beaux jours de prospérité arrivent.

VOICI SON CONTACT: maitrewidou@gmail.com




PS Elvis Laporte, Anna Martinez et Johnny Banjo sont des pseudonymes...

09 août 2021

En branle

Il fallait marcher un bon quart d'heure sous une chaleur de forge parmi des champs récemment plantés de grenadiers pour y arriver. 

En ces mois d’été, aux endroits les plus fréquentés la splendide rivière qui arrosait tout le coin devenait un pédiluve d'une piscine municipale d'un chef lieu de canton. On y voyait voguer des bouées licorne ou pizza reine, dans l'eau à hauteur de genoux des adultes embonpointés y transpiraient à des jeux de raquettes approximatifs, et des fesses flasques de flamands roses étaient posées à même le courant de l’eau claire sur des sièges pliants à tissus fleuris. Ça sentait la chipolata, les chips et le schwepps.

Les berges étaient aussi claffis de monde qu'une aire d'autoroute au temps des chassés croisés. Le cri des Martins-pêcheurs avait été mis en sourdine par les hurlements des enfants et le vol des martinets venant boire en rase-mottes remplacé par les jappements joyeux de labradors fous. Heureusement, là où j’allais tout était comme en Mai mais il fallait un peu marcher pour y arriver. 

Il n’y avait personne. Je me suis déshabillé, je me suis approché du clair de l’eau et j’y suis entré comme on  attaque une face Nord de piste noire. En se demandant dans quel état va-t-on arriver en bas si on y arrive. J’ai posé le premier pied sur la première grosse pierre, le deuxième sur le fond de sable, mes jambes ont, de suite, été poussées par le fort du courant, plutôt costaud à cet endroit, et la fraîcheur des gros bouillons… Le froid qui m’a mordu les deux mollets d’un coup, puis les cuisses au fur et à mesure que je descendais en  avançant. Je connaissais bien le coin, c’est un joli trou d’eau d'un vert pâle transparent, c’est là que je viens pour me tremper lorsque la chaleur dégringole du bleu et des toits et nous tombe sur les épaules comme des sacs de ciment jetés d'un camion. Ces derniers soirs, j’y venais tous les jours. Une vague de plomb fondu avait déferlé sur la région et elle ramollissait les corps les plus agiles, les esprits les plus vifs. Elle asséchait aussi les terres et surtout les forêts qui n’allaient pas tarder à s’enflammer comme des brindilles si ça continuait. On entendait tout le monde souffler à gros bouillons contre cette chaleur, mon dieu quelle chaleur… Ils n’en pouvaient plus, tous. Les grands pins en premiers.

Je me suis arrêté les pieds sur le sable, déjà les mâchoires accrochées à mes  jambes avaient relâché leurs étreintes, je ne sentais plus toutes les dents mais encore les incisives, j’étais debout sur le lit de la rivière, de l’eau jusqu’au bassin. J’allais devoir me baisser pour que le ventre aussi soit également dans le froid. Le passage serait délicat, j’avais beau le savoir, ça me le faisait à chaque fois, ça ne changeait pas grand chose. Pendant que je pensais à ça, je me suis baissé d’un coup comme pour me surprendre. C’était fait j’étais enfoncé dans le muscle  clair et transparent de la rivière jusqu’au cou. Le cœur a fait des bonds dans la poitrine comme s’il voulait remonter à la surface, j’ai suffoqué, manqué d’air et puis ça c’est très vite apaisé. J’étais accroupi,  de l’eau au niveau de la nuque comme un cache col de glace et c’était bon. Toute la fatigue accumulée pendant le début du jour était en train de quitter chacun des muscles de mes jambes, de mes cuisses. Les chevilles, les genoux et les hanches retrouvaient leur légèreté, je sentais chacun de mes os, chacun de mes tendons, chacun de mes ligaments, je devenais un autre homme. J’étais entré dans l’eau comme un vieillard essoufflé, désormais, j’étais  miraculeusement rien moins qu'un jeune homme refroidi. 

Du moins je le ressentais comme tel, c’était bien là le principal.

À quelques mètres de là, plus haut, une toute jeune cane apprenait à une ribambelle de petits, ils étaient au moins huit, comment traverser le courant sans se faire emporter en se servant des remous qui longent la pile du milieu du pont. Au-dessus, un couple de geais se relayait au nid qu'ils avaient aménagé dans un creux d’un vieux saule, partout, les rayons du soleil tentaient de percer le touffus du feuillage et faisaient sur le fil du courant des magies de lumière. Devant sur le vert des herbes, un couple de libellules d'un bleu électrique dansait une samba nuptiale effrénée, je ne perdais rien du spectacle et je n’avais plus froid, j’étais simplement bien. Comme un Buddha rafraîchi. Tous chakras ouverts. On entendait ici et là que tout le pays se mettait en branle à tue-tête contre une ou deux piqures qui pouvaient éviter bien des malheurs, voire même sauver des vies et que, comme souvent, les moins fins ou les plus calculateurs cyniques hurlaient plus forts que les autres (Regarde qui crie et choisis ton camp…). 

Moi, alors que je ne bougeais pas d’un pouce, au creux des draps limpides du lit de cette si resplendissante rivière, je souriais comme peut sourire un imbécile. Heureux. 

Mais je restais concentré, sur une réserve... Je n'en avais pas terminé.

Si je gardais un peu de forces  c’est que je savais que pour que la fête soit complète, j’allais devoir, maintenant, en même temps que le corps, y plonger la tête… 

Et je me disais que, pour certains, ça ne leur ferait pas du mal, ça rallumerait peut-être la lumière à l'intérieur de leurs crânes sans doute engourdis par les torpeurs lourdes de l’été.





02 août 2021

Emilienne

 Ce qu’on voyait d’abord d’elle c’était la blancheur banquisale de ses cheveux très courts. Un peu après on remarquait ses mains. Noueuses, aux paumes larges, aux doigts de traviole comme des racines de cade à cause de l’âge, des mains de travailleuse, des mains de terrienne, et son regard noir bienveillant et son sourire vaguement édenté mais d’une oreille à l’autre, lobe to lobe. Emilienne portait toujours une blouse à fleurs sur des pantalons noirs et le casque blanc de ses cheveux ras. Elle habitait dans le bas du village juste en face du cimetière. Elle n’avait plus d’âge mais conduisait encore une  4L flambant rouge. Enfin, conduisait… C’était à se demander si ce n’était pas l’épave qui la menait. Elle devait voler bancale tant ses quatre ailes étaient froissées de frictions. On avait beau lui dire : 

«  Emilienne ce n’est plus raisonnable de conduire, un jour vous allez avoir un accident. » 

« Dites que je conduis mal pendant que vous y êtes! Peuchère, à la vitesse que je roule il ne sera pas bien grave, l'accident! » 

On ne pouvait pas lui donner tort. Du reste elle ne la prenait que pour monter à la boulangerie. À l’arrivée, la voiture se rangeait devant fallait voir comme. Il valait mieux ne pas être garé sur la trajectoire dans les environs. Elle ne faisait aucun créneau. Elle montait, se rangeait, un peu, le moteur ne se coupait pas, tout juste le frein à main et elle repartait par le chemin du stade. En bas elle tournait à droite, longeait le mur du cimetière et elle était arrivée au point de départ. Elle avait fait une boucle avec Emilienne derrière le volant.  En traversant le village, elle saluait de la main comme une Miss France à peine élue. Pas certain qu’elle reconnaisse ceux à qui elle envoyait un signe, parce qu’un des problèmes d’Emilienne c’est qu’elle ne voyait plus guère mais comme ici tout le monde le savait, il suffisait de se planquer un peu quand vers les neuf heures la 4 L d’Emilienne déboulait de la Carrièro Frédérique Mistral. Quels que soit le temps, la pluie, l’orage, le vent, le mois, la saison, depuis des années il en était ainsi. Ses jours étaient réglés. Le matin le tour vers la boulangerie pour sa baguette de pain frais "J'en ai besoin vous savez, mes dents ne sont plus aussi fortes qu'avant!" et l’après midi c’est seulement dans le bas du village qu’on la voyait. Elle sortait de chez elle vers quinze heures, après la sieste qui suivait le café noir et deux biscuits ramollis dedans. Elle sortait là  sans sa blouse, jamais de blouse l'après midi, elle avait sa coquetterie, elle traversait la rue puis elle entrait dans le cimetière. Et là, à petits pas sur le gravier rose des allées, elle faisait ses tours. Tranquille, les mains croisées dans le dos elle marchait entre les tombes. Elle les inspectait toutes, l’une après l’autre, trois fois plutôt qu’une. Elle enlevait ici les fleurs fanées, là, elle redressait un pot en déséquilibre, ailleurs elle arrosait une fleur trop sèche et enlevait les fanées, elle balayait de la main des grains de gravier de dessus les pierres tombales. De temps en temps entre deux tours, elle  se posait sur le coin froid  d’une dalle et semblait discuter un peu avec le propriétaire qui ne répondait jamais. Une fois ses tours accomplis, elle sortait du cimetière puis retraversait la route et rentrait chez elle. Un peu avant que les dix huit coups de la cloche de Saint Michel sonnent.

Quand on lui demandait mais Emilienne, vous faites quoi tous les jours à aller au cimetière ? Il n'y a pas d'autres endroits pour balader? 

Elle répondait avec son sourire :

«Et où voulez vous que j'aille à mon âge? Ici, je viens voir mes morts, je leur tiens compagnie,  je suis la seule qui reste, je leur parle de nous, je leur raconte ce qu'ils loupent,  je les prépare à mon arrivée, je les fais patienter un peu et j’en profite, moi pour me faire à l’idée. Comme une fois que ce sera fait ça risque de durer un peu il faut bien que je m’y prenne bonne heure. 

Et puis, tant que je suis sur le dessus à marcher dans les allées, à avancer dans l'édredon doux de l'odeur entêtante du figuier de l'entrée, à voir le ciel enbleui de mistral,  à sentir sur la nuque et  les bras l'ombre apaisante du grand tilleul, derrière le vent qui me pousse aux épaules et manque de me faire tomber à chaque rafale, à entendre les pies qui jacassent et les cigales de l'été qui baroufent tout le jour, même quand je passe, je ne suis pas dans le dessous, dans l'immobile et le silence..."






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