13 décembre 2021

L'un et l'autre

Comme l’un avait quelques jours libres devant lui, il a proposé à l’autre de les passer avec lui, là-haut, dans un village de moyenne montagne où il avait construit presque entièrement de ses mains un joli chalet.

Ils y étaient déjà venus ensemble, eux deux seuls, à plusieurs, en famille. L’endroit était superbe, le chalet confortable et la compagnie agréable. Il faut dire que même s’ils ne se voyaient pas tous les jours, ils se connaissaient depuis une bonne quarantaine d’année et que si ils avaient dû se fâcher, ils l’auraient fait bien avant. Tout ça pour dire qu’ils s’entendaient bien. Sans doute parce qu’ils partageaient à peu de choses près une même vision de la vie, des choses et des gens. Ils avaient les mêmes valeurs comme on dit. 

Ça aide à une entente cordiale. 

Et même en vieillissant, même en étant devenus presque tout à fait vieux, mais pas encore trop, ce qui désormais en faisait plus guère de doute, ils n’avaient pas encore réussi à devenir si pénibles. Ni pour eux mêmes, ni pour les autres. Ils ne marchaient sur les pieds de personne, ils écoutaient ce que racontait l’autre quand ils parlaient avec quelqu’un et disaient bonjour poliment aux boulangères. Certes, ils n’avaient pas découvert le vaccin contre l’arthrose spongiforme, ils n’avaient pas non plus écrit « Belle du seigneur », ils n’avaient pas réalisé « La leçon de piano », ni peint Guernica, ni composé la Pastorale, ils n’avaient pas trouvé le remède imparable à la si dramatique salopation générale des rivières, des fleuves, des deltas, des mers et des océans qui menaçait de plus en plus mortellement la terre entière d’une catastrophe planétaire pourtant depuis longtemps annoncée, ni comment éviter que les routes du monde se peuplent de pauvres gens en marche vers un endroit simplement vivable, ils étaient défaits et mettaient du temps à s’en remettre  quand par malheur ils avaient écrasé un écureuil, un hérisson qui traversait la route sous leurs pneus,  ils n’avaient trouvé aucune solution pour les trop nombreux qui dormaient dehors sous la pluie et dans le froid sans l’espérance qui rend la vie simplement supportable. Ils n’avaient rien fait de toutes ces grandes choses qui font avancer l’humanité mais ils avaient essayé leur vie durant d’être les meilleurs maris possible pour l’un, les meilleurs parents, et grands parents, fils et amis possible pour les deux et ça n’a pas l’air de grand chose mais pour l’harmonie d’ici bas, pour tenter de rendre ce monde moins moche, ça pouvait, peut-être,  aider.

Aussi, l’autre avait accepté la proposition. Et comme aucune objection ni réticence n’avait été avancée, ils s’étaient donné rendez vous un certain jour à une certaine heure et ils avaient pris route.

Après cinq bonnes heures de voyage, ils étaient arrivés sous une pluie battante mais ils s’en fichaient car la météo annonçait une belle journée le lendemain.

Après un tour de village comme on fait le tour du propriétaire, comme on va voir les nouveautés, comme on va essayer de savoir ce qui s’est passé pendant l’absence, on rencontre toujours quelqu’un pour raconter, ils ont passé une soirée tranquille à se remettre du trajet. Le lendemain, ils se sont préparés  parce que l’un, celui qui connaissait le coin mieux que le fond de sa poche a suggéré d’aller faire un tour par là. L’autre était d’accord. Alors ils se sont équipés, ils ont préparé un casse croûte. Le ciel était d’un bleu lumineux, la neige avait recouvert les sommets, les champs et les bois et c’était juste beau à regarder. Un grand soleil d’hiver avait, dès son levé, viré tous les nuages et la journée s’annonçait superbe même si le vent n’avait pas encore tout à fait lâché l’affaire. Ils avaient roulé un peu puis ils avaient garé la voiture près d’une chapelle aux proportions si douces. Ils étaient montés le long du torrent de Chasse jusque sur les plateaux au-dessus. Ils avaient avancé dans le profond du blanc à pas lents sans trop de paroles. Ils ont fait une halte auprès des cabanes de Marie. Ce qu’on appelait ici des cabanes étaient des refuges d’alpage où, avant, quand la montagne était travaillée, les bergers qui montaient l’été y passaient la plupart de Juillet Aout en gardant les troupeaux avant de les redescendre dans la vallée pour l’hiver. Les cabanes étaient construites avec les matériaux trouvés sur place et permettaient de s’abriter des pluies d’orage et du frais des petits matins. Certaines étaient maintenant retapées mais elles n’étaient habitées que très peu de jours dans l’année. Il n’y avait ni eau ni électricité et seul un petit poêle à bois permettait de se chauffer si besoin. Elles étaient souvent aux abords d’un plateau sur lequel le troupeau pouvait brouter en paix, pendant qu’ils le regardaient faire et veillaient sur lui. Autant dire que leur emplacement avait été choisi avec soin et qu’à chaque fois ou presque on pouvait dire à leur côté : On est pas bien là ?

On était bien là. Mais poussés par le vent frisquet ils ne se sont pas attardés, ils ont vite avalé leur casse croûte, ils ont fini par un thé encore chaud du thermos et  ils sont redescendus à l’heure des loups, à l’heure où l’ombre des arbres s’étire comme une escouade de chats silencieux et se répand en nappes sombres sur les champs enneigés. Ils ont mis moins de temps qu’à l’aller mais le retour comme l’autre partie de la vie paraît souvent moins long.

Le lendemain ils se sont levés presque de bonne heure. Le soleil étincelant commençait à peine à éclairer les sommets d’en face. Au fur et à mesure de sa montée dans  le bleu, la vallée s’éclairerait et le froid de la nuit s’estomperait. Le vent glacial avait calé, les promesses d’une belle journée étaient souriantes. Comme ils avaient décidé d’aller voir LE lac, ça tombait bien. Celui là, c’était un peu la vedette du coin. Il faisait la une de toutes les brochures du pays, il était celui qu’on monte voir surtout  l’été en tongs et en hordes, celui qui donne son nom à toute la vallée, du col à l’autre lac dans lequel la rivière finissait par se jeter, celui dont on demande : Vous l’avez vu ?…

Là, au plein milieu de l’hiver c’était une autre histoire, IL ne s’offrait pas au tout venant. Du reste, là-haut, de l’endroit où ils ont garé la voiture jusque au retour,  ils ont passé la journée seuls. À part quelques chamois dans les tours rocheuses qui le dominaient et le protégeait à la fois et la vibration devinée dessous la neige des ronflements sourds des marmottes endormies ils n’ont vu ni senti dégun de toute la journée. Personne à la montée, personne là-haut au pied de la chapelle fermée où ils ont fait leur pause, personne à la descente. Même les choucas n’ont pas, ce jour là, volé si haut. Trois heures de montée dans une neige profonde mais légère à cause du froid, trois heures à souffler comme des éléphants de mer, trois heures à  ne pas transpirer que du bas du dos, engoncés dans des épaisseurs de pulls et tee-shirts, empêtrés de bonnets, gants et écharpes. Trois heures à se maudire Mais qu’est ce que je fous là ? De quoi me punis-je ? Qu’ai je donc commis pour m’infliger ça ? Pour l’un, trois heures à penser au moment où on va renoncer et lui annoncer : Vas y, finis toi je t’attends là, je te récupère à la descente, je n’en peux plus. Et puis, au détour d’une dernière grimpette, d’un dernier virage on finit par arriver au bout du chemin, on s’approche de l’autre qui attend patiemment et, là, là on LE voit.

Alors toutes les questions, tous les doutes sont d’un revers effacés comme une éponge humide passe sur le tableau désormais comme neuf. On sait pourquoi on a fait tout ce chemin. On comprend pourquoi dans sa poitrine ça a cogné, on comprend pourquoi ses poumons se sont enflammés, pourquoi la sueur a coulé à flots le long du dos. On saisi les mollets douloureux, les reins à bout et les cuisses en souffrance… C’était pour voir ÇA ! Calmement pour ne pas troubler cet instant, on jette un œil à l’autre, on pose les quatre fesses sur  l’humide de la  la neige, on descend une demi bouteille d’eau gelée et on regarde en se taisant ou on se tait en regardant, les deux fonctionnent assez bien.

On ne s’attarde pas parce qu’il faut encore descendre avant que la nuit arrive et qu’on ne puisse plus voir le chemin. Après deux bonnes heures de descente, on arrive à la voiture épuisé, rincé, pétri mais le cœur empli d’une joie intense. Une joie à la mesure de la fatigue.

On était venu le voir, on l’a vu on est conquis.

Ils ne verront pas tout du film du soir, ils anticiperont un peu sur la nuit…

Le lendemain ils se lèveront un peu plus tard que la veille, des courbatures plus délicates à déplacer. Le ciel sera déjà passé au bleu, le soleil aura déjà inondé l’angle de la forteresse qui domine le village. Ils prendront le café et l’un dira : Ça te dit d’aller manger des côtelettes là, au dessus, à la ferme abandonnée de Chastelas? Au début tu verras ça monte un peu mais rien à voir avec hier, on sera au soleil, une balade tranquille, on reviendra sans doute par le Pont de Misson, au début ça monte un peu (air connu) et cerise sur le gâteau on risque de voir des chamois c’est leur quartier par là. 

Allons-y ! Si tu dis que c’est une balade facile, je te crois.

Ils ont préparé les sacs à dos, ils y ont mis une grille ronde de barbecue et tout ce qu’il fallait pour un repas copieux ce n’est pas parce qu’on ne s’attable pas qu’on ne peut pas se gâter, et ils sont partis à pied du chalet.

Pour grimper fort ça grimpait fort. Droit. De suite. En quelques minutes ils ont aperçu là en dessous, à oeil droit, les toits du village blotti dans ses remparts, les faïences colorées des tuiles du clocher, les fumées de quelques foyers allumés qui montaient droit dans le bleu du ciel. Eux, ils étaient déjà en nage, rougis par l’effort et sacrément réchauffés. Après une heure d’efforts soutenus, sans trop de parole, ils sont arrivés sur une sorte de plateau où trônait une ferme abandonnée. Devant les bâtiments une esplanade d’herbe couchée, son exposition faisait que la neige n’y avait pas tenu. Au beau milieu de cette placette, des pierres posées en rond dessinaient un foyer. Ils sont allés ramasser du bois mort alentour ils ont arrangé quelques pierres et ils ont allumé un feu. Après un moment ils ont posé la grille sur les braises nouvelles et ils y ont glissé quatre côtelettes d’agneau sorties du sac à dos. Elles ont été vite grillées, saupoudrées de sel, de poivre et d’un mélange d’herbes sèches thym, romarin, sarriette, comme il fallait, et avalées avec gourmandise. Là, ils étaient passés dans la ligue supérieure. Le casse croûte vite englouti avait fait place à un repas de choix pris le cul dans l’herbe les yeux dans le bleu. Ils se sont régalés autant du repas que de l’instant. Et puis ils ont rangé et sont redescendus en passant par le Pont de Misson. Le jour commençait à faiblir quand ils ont posé leurs sacs.

Le lendemain ils ne sont pas sortis à cause de la neige qui tombait à gros flocons leurs jambes et leurs cœurs ont passé la journée à  rendre grâce aux éléments.

Le jour d’après, le grand beau temps était revenu et avec lui le frais d’hiver sec et sans vent.

Ils ont fait la balade du canal avec de la neige au-dessus des chevilles. Au début ça monte un peu… et puis après on passe sur un chemin étroit qui longe un canal de la largeur d’un avant bras qui servait autrefois à irriguer les champs exposés sud qui dominent le village. Une merveille de balade au plein soleil avec toujours à vue, à œil gauche les toits là bas, tout en bas. Il faisait  une douce fraicheur et la neige accumulée sur les branches des  sapins ou des chênes tombait en pluie de diamants à leur passage. Puis au bout du canal, après une halte au pied d’un chalet inhabité en hiver d’une harmonie incroyable. Ils ont bu au filet d'eau claire descendu en ligne directe du ciel, comme un elixir de jouvence magique qui, malgré le gel, coulait dans un tronc évidé puis ils ont poursuivi leur descente.

C’était leur dernier tour, pour cette fois. Le lendemain, ils sont retournés dans leurs plaines. Avant de se quitter, l’un a remercié l’autre pour ces jours suspendus. L’autre a dit juste : De rien, merci à toi d’être venu.

Ils avaient passé cinq jours ensemble à partager simplement des plaisirs simples à se faire plaisir et à se le dire. Où qu’ils aillent, désormais, ils emmèneraient avec eux les souvenirs de ces jours en espérant qu’ils les gardent si vifs en mémoire que le souffle leur manque un peu quand ils y repenseront...









2 commentaires:

Tilia a dit…

Belle et bonne soirée de réveillon, Chri, à bientôt et merci pour la lecture, toujours aussi passionnante chez vous

chri a dit…

@ Tilia Avec du retard, un peu, merci à vous de vos voeux, acceptez les miens en retour...

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