27 avril 2020

Un dimanche d'été à Saint Barnabé

Quand un samedi il se mettait à neiger de la farine dans la cuisine, c'est qu'il y avait du Saint Barnabé dans l'air pour le lendemain...
Le matin dès le premier café descendu, la tasse fumante dans l’évier, Marie dispensée du travail des fleurs dans les serres pour cette occasion sortait le grand plateau de bois massif carré d’un mètre par un mètre et le posait sur la table de la cuisine. À partir de là, si tu n’avais rien à faire  d’utile dans le secteur, il te fallait plutôt dégager du lieu. Très vite, inévitablement tombait l'ordre: Va voir ailleurs si j'y suis! Nous on n'était pas si bêtes, on savait bien qu'elle ne pouvait pas être ailleurs puisqu'elle était là. Mais on allait voir quand même pour lui faire plaisir et débarrasser le plancher.
La cuisine allait s’animer. Cela devenait doublement chez elle. Elle se transformait en un général de Bonaparte sur le champ même de la bataille. Elle allait faire les raviolis pour le dimanche et nous monterions à plusieurs familles  les manger à Saint Barnabé, un hameau de quelques maisons et d’une chapelle minuscule dans l’arrière pays tout en haut du col de Vence. En bout de route. En haut du col, tu quittes la route qui va à Coursegoules, rien que le nom est un voyage, tu vires à gauche et tu suis le chemin goudronné, large d’une seule une voiture, qui tourne et vire quelques kilomètres parmi les chênes lièges et tu arrives, au fond, à un ensemble de maisons, de bergeries aménagées pour venir y passer l’été au frais de l’altitude et à l'abri des invasions de la côte. C’est un endroit tellement perdu que l’hiver personne n’y habite. C’est alors le royaume des corneilles, du vent, de la neige et du gel.
C’est que tout ça était une affaire qui réclamait une préparation au cordeau. Dès la date convenue, dans chaque famille invitée toute une armée se mettait en ordre de marche. Et ce devait être ainsi chez tous ceux qui étaient conviés. Seraient de la partie pour le dimanche à venir, les Aude des Grandes Bréguières, les Giordanengo qui monteraient de Vence, les Milo qui pour une fois quitteraient  Saint Laurent du Var et quelques cousins qui viendraient de Bormes. Et puis, bien sûr, Monsieur Fulconis et son grand Panama blanc qui lui était de toutes les fêtes parce qu'il galéjait comme une machine perpétuelle tout le jour. Chez les autres, on préparerait la salade d’entrée, on achèterait des plaques de pissaladières chez Veziano, d'autres feraient les gnocchis à la pomme de terre, certains apporteraient le rosé ou bien les fromages de chêvres et d'autres encore, les tartes du dessert.
En tout ce dimanche allait réunir une trentaine de personnes plus les imprévus qui auraient aussi leurs assiettes. C’est dire s’il en fallait des raviolis. Oui parce qu’ici on était de raviolis. Aussi, Marie avait commencé à s'y mettre le mercredi. Elle avait cuit la daube. Elle en avait cuisiné pour un régiment. Pour qu’on en mange deux jours et surtout pour qu’il en reste le samedi. Le vendredi soir, elle commençait à préparer la pâte, elle en sortait grâce à la machine à main de longues plaques qu’elle laissait reposer la nuit sous des couettes de farine, elle ne les travaillerait que le samedi matin. À raison de deux douzaines par personne, à raison de deux assiettes par personne, elles étaient si bonnes qu'on y revenait,  calculez. Sur le plateau enfariné, elle avait étalé une plaque de pâte la plus fine possible, puis elle avait disposé à intervalles réguliers des petits tas de la daube qui restait qu’elle recuite avec des épinards puis hachée. Ensuite elle recouvrirait tous ses tas avec une autre plaque  de pâte et elle repasserait la roulette crantée pour séparer chaque petit tas. Elle finirait épuisée et toute blanche. On les monterait le dimanche pour les faire cuire là-haut avec la sauce tomate et le parmesan râpé pendant qu’on prendrait l’apéritif. Comme il n’y avait que de l’eau de pluie à Saint Barnabé, on s’arrêterait en montant à la source de Vence pour remplir deux ou trois bidons d’eau claire pour la cuisson. Pour l’instant, ma grand mère en avait bien pour quelques heures avant de finir ses raviolis. La cuisine serait sous une tempête de blanc pour une bonne partie de la matinée.
Le dimanche, après le petit déjeuner on grimperait dans deux voitures direction l’arrière pays. Après une bonne heure et demi de route, on garerait les voitures sous les tilleuls et on se déplierait en se réjouissant d’être là. Alors, ce serait accolades, embrassades, serrages et grands rires. Puis les hommes se serviraient de l’apéritif et les femmes iraient médire d’eux en préparant le repas en cuisine. On demanderait aux enfants de dresser la longue table sous les cannisses, protégée des rigueurs du soleil de midi.
Quand le repas serait prêt, l’apéritif raisonnable, tout ce beau monde se mettrait à table heureux d’être ensemble et de partager ce repas. Et tout ça parlerait, parlerait jusqu’à l’arrivée du génepi sur la table avec le café.
Ensuite, sans doute gentiment saouls pendant que les femmes iraient médire d’eux dans la cuisine en se tapant toute la vaisselle, ils iraient composer les doublettes et faire une ou deux  parties de boules. Ils se noueraient une serviette à chaque coin et se la colleraient sur le crâne pour se protéger du soleil pendant les mènes au soleil. Ils y jouaient comme ils iraient au théâtre, pour s’en envoyer quelques bonnes, pas tellement pour gagner mais ça n’empêcherait pas d’exagérer la célébration de la victoire et de contester vigoureusement la défaite. Il y aurait beaucoup plus de rires que de points marqués.  Faire des phrases drôles avec des mots drôles c'était quand même l'attrait principal de la pétanque à condition d'y jouer sérieusement: Ils y jouaient aussi pour justifier de boire le verre d’après.
Les enfants eux ne jouaient pas aux boules, ils avaient deux collines pour eux seuls. Ils jouaient aux gendarmes et  aux indiens dans toute l’étendue du hameau. Ici il n’y avait pas de clôture, les gens savaient à qui étaient les parcelles et jusqu’à présent personne n’était parti en douce avec une dans la remorque…
Chacune se retrouverait le soir venu près des voitures et après les embrassades, les vœux de se revoir très vite, les femmes se promettant la fois prochaine d'aller jouer aux boules pendant qu'ILS feraient la vaisselle,  après avoir compté et recompté les enfants pour n'en oublier aucun, ils rentreraient chez eux, les femmes conduisant. Certes le monde n'était pas changé mais tous ici s'étaient régalés. Avant de prendre la route, ils s'en iraient saluer la statue du Saint de bois massif peint de couleurs vives, seul dans sa chapelle. Le pauvre il ne sortait qu'une fois par an le onze juin, on le baladait dans le hameau puis il retournait à sa solitude.  Il n’y aurait pas trop de mots dans les voitures pendant la descente du col. La fatigue de la journée sans doute. Une vague tristesse qu’elle soit finie sûrement.
Ils avaient passé un dimanche d’été, ensemble à Saint Barnabé quelque part au dessus de Vence.

Ensemble, beau mot pour un beau dimanche.



24 avril 2020

Du Pacifique sud

Une fois n'est pas coutume, je propose  un texte que je n'ai pas écrit.
C'est un mail qui m'est arrivé cette nuit vers 3h35.
Il est venu de... loin...


Un petit salut du matin par 16°33 S / 120°03 W, 
En attendant, ici sur notre îlot de bois et de voiles, on regarde la mer. J 27 depuis notre quasi fuite du Panama. Bien calme depuis plusieurs jours. Trop, car ça veut dire pas de vent. Elle est connue la zone des grands calmes, on a essayé de l'éviter, mais rien à faire, la bougresse recule dès qu'on essaye de passer derrière. Même Dragon, le grand spi, pendouille comme une vieille peau qui n'y croit plus. Le moteur, certes, mais vu les 960 milles et le mou encore probable devant, la réserve n'y suffirait pas. Alors on guette la ride sur cette peau drapée de satin qui, certains matins, est un ciel lentement qui respire, tant la lumière, pale, encore indécise, brouille le regard et abolit l'horizon.  
J'en ai profité pour prendre mon premier bain de mer australe. 3827 m de fond, au milieu de nulle part, ça chatouille un peu. Mais l'envie aussi de descendre, aller voir rien dans ce bleu irréel, sa masse qui à cet instant paraît si légère à porter mon corps minuscule, Alchimer, C. et notre monde posés à côté de moi. S'écarter un moment, prendre de la verticalité, le temps d'un aller-retour s'effacer, être totalement. Je ne l'ai pas fait. Trop de courant, une certaine appréhension, et la peur de C. me regardant me dissoudre dans la transparence de l'océan. Car le fait est que la visibilité, soleil au zénith, va fouiller profond. Beau et effrayant à la fois : très vite tu peux ne plus savoir le haut du bas, au mieux ne plus évaluer la distance à la surface, ou ne plus en avoir envie.  
Je décidai d'un autre exercice : la carène commence à se couvrir d'un genre de mini grappes d'algues. Un grattage s'impose. Un autre genre d'apnée, un vrai boulot. Mais d'habitude, au mouillage à Marie Galante, je vois le fond.  
Les grands calmes sont aussi l'occasion de sortir la liste des "onfraçaquandonseraaucalme". Sauf quand le machin a justement choisi ce jour là.  Bon, c'est vrai que de dépit après un bas de ligne encore perdu, je venais de monter la ligne pour gros de chez gros sur le gros tambour fixé au gros barreau du gros portique, et la cordelette renvoyée à l'envers sur un winch. Sans conviction, à 3.8 nds on ne pêche pas ... Hé bien j'ai passé l'après-midi à transformer ses 14 kg en 9 kg de pure viande pour les deux semaines à venir. Sais-tu s'il existe des desserts au thon rouge ? Parce que côté recettes, on va épuiser le bouquin.  Quand je pense que j'ai dû sacrifier mes bacs à glaçons pour gagner de la place dans le congélo ! (Du coup je ne suis fait un méga pastis avec tous les glaçons. La vache, il était frais !) Après ça, y a plus qu'à aller siester les 2 steaks du midi.  
C. est en forme, fait de bonnes nuits depuis que plus personne ne croise notre route (pour ce qu'on peut en voir). On forme un bon binôme
en manœuvre et en décisions de nav', et son pain mixé farine de maïs cuit au wok est à tomber. Alors te dire que la vie est exactement là, dans l'instant où j'écris cette ligne, oui, il y a de ça, une certaine idée du bonheur, quand même ce qui manque nous laisse comblés. 

On te bise plein le cœur, M/C.



Soyez bien heureux comme il faut tous les deux là-bas si loins, si proches. Bonne longue traversée...



22 avril 2020

En un éclair

Alors, leurs regards se sont croisés et en un éclair tout ce qui était vivant dans le coin a été emporté si loin de là.
Jusqu’à présent, ils s’étaient aperçus  plusieurs fois sans qu’il ne se passe rien. Le calme plat. Oh ils s’étaient bien regardés un peu mais comme on le fait quand on entre dans un bus ou dans une rame de métro et qu’on cherche une place libre. Ce ne sont pas vraiment les gens assis qui vous intéressent. On jette un œil vite fait sur les éventuelles places libres, les endroits possibles où se poser, on jauge le voisinage pour savoir lequel nous sera le moins désagréable, on mise sur le confort voire sur  l’odeur éventuelle et puis on choisit, on se détermine, on tranche, on s’assoit. On ne pose pas vraiment le regard sur les personnes autour de la place conquise. Avec eux deux ça c’était joué comme ça au départ. Ils s’étaient croisés dans les couloirs, ils s’étaient aperçus dans les assemblées, ils s’étaient salués certains matins quand ils étaient arrivés ensemble à la grille, ils s’étaient souris une fois ou deux à la cantine mais rien de plus, rien d’autre. Très peu de mots échangés, très peu de phrases. Un bonjour, bonsoir, le tout venant le poli, le civil, le minimum. Il faut dire qu’ils étaient chacun engagés et se pensaient heureux de ce côté là.  Ils n’avaient rien derrière la tête, aucun projet, aucun désir autre que celui en cours. En tous les cas, ils n’avaient surtout pas l’idée d’aventure qui pouvait leur venir au cerveau. Du moins se croyaient ils à l’abri de ça. Evidemment il avait remarqué son joli carré court ses yeux noisettes brillantes, son sourire en coin, malgré sa rareté, et la grâce de ses mains. Il avait aussi, vite fait, aperçu sa silhouette fine et son élégance simple et sa démarche altière, mais rien de plus.
Et pour dire vrai si jamais l’idée se pointait, ça pouvait arriver, on ne vit pas non plus dans un couloir d’hôpital psychiatrique, comme une tentation, un interdit à braver, comme une barrière à franchir, un mur à escalader, ça leur paraissait représenter un tel bazar, un tel dérangement, une telle montagne à gravir ou a déplacer qu’aussitôt ils  la viraient de leurs têtes. Pas de ça. Pourquoi faire ? N’as-tu pas déjà tout ce qu’une personne sensée peut vouloir ? N’es-tu pas déjà de ce côté là béni des dieux, de ses apôtres, des fées bienveillantes et de quelques anges amicaux ? De quels frissons aurais tu besoin ? Pourquoi voudrais-tu te sentir davantage vivant que tu ne l’es ? Parce que tu l’es bel et bien, vivant. Tu as tout ou presque ce qu’on peut envier. Alors, d’où te vient cette pensée qui t’a traversé l’espace qu’une seconde. Oublie ça de suite. Dans ta situation, c’est de l’ordre de l’impensable. L’injonction était puissante. C’était oublié, chassé, évacué et tout redevenait normal. Les choses se rangeaient immédiatement.
Ils ont passé six mois de cette façon, travaillant dans le même lieu, mais sans se croiser vraiment, en s’apercevant de temps à autre et de loin. Intérieurement ils étaient même sans le savoir contents que ÇA n’aille pas plus loin, que rien ne se passe autre que ces « bonjour, bonsoir »tirés à quatre épingles, légers comme des plumes nouvelles, ne disant rien d’autre chose que bonjour, bonsoir. Ravis de ne pas s’être engagés sur le difficile et menaçant chemin de l’attirance, voire de l’attraction. Ils avaient chacun leur vie de leur côté, il se trouve simplement qu’ils travaillaient dans le même espace et qu’ils se croisaient parfois. Mais ils ne se devaient rien, ils n’échangeaient rien, rien de plus que tu vas bien ? Merci moi aussi.
Et puis il y eut ce repas de fin d’année auquel participait qui voulait venir. Lui ne voulait pas y aller. Pas question que je passe une soirée de libre avec des collègues de travail auxquels je n’ai pas grand chose à dire en dehors du travail. On avait insisté, on lui avait demandé comme un service de participer. Il s’était laissé faire, il avait dit oui bon je viens mais c’est bien pour te faire plaisir.  Ils s’étaient tous retrouvés un soir sur le trottoir devant la porte d’Aux bonheurs de Chine. Certains s’étaient demandé si la contrepèterie était voulue, ça les avait fait rire. Ils étaient entrés. Il s’était retrouvé assis à côté d’elle. Elle lui avait souri en coin et un moment, avec son index droit, elle avait relevé une mèche échappée du carré pour la replacer derrière son oreille et elle s’était tournée vers lui.

Alors, leurs regards s’étaient croisés et, en un éclair foudroyant, tout ce qui était vivant dans le coin avait été emporté à des années lumière

                    

09 avril 2020

La belle parenthèse

Ces sept jeunes hommes auraient pu ne jamais vivre ces heures là. 
Ni chacun de leur côté, ni ensemble. Et pourtant, ça s’est passé. Une parenthèse de quelques heures.  En vrai ça a pris deux jours, deux petits  jours de leur vie. Mais trente ans après ils s’en parlent encore. Ça aurait pu leur en prendre quatre. Du reste dans leur souvenir on n’était pas loin de la semaine prodigieuse. C’était il y a un bon moment et comme souvent ce qui marque vraiment reste très présent en soi. Ces jours étaient encore bien vivants dans leurs esprits et même dans leurs cœurs. 
On ne sait plus vraiment  qui avait lancé l’idée, qui avait envoyé en l’air ce truc un peu fou, c'était sans doute un soir après quelques verres: On devrait partir en vélo du Pont de la Serre au dessus de Colmars les Alpes, monter aux lacs de Lignin, redescendre par le ravin de Grave plane jusqu’à Aurent, un hameau sans route, s’y poser le soir pour y dormir,  le lendemain on passerait par le village d’Argenton, on y mangerait, il y a une table d’hôte et après une longue descente sur un chemin de terre, on arriverait à la gare du Fugeret où on prendrait le train des pignes pour Thorame Haute où on se ferait récupérer en voiture. Jolie boucle non ? Ben, pourquoi on le ferait pas ? Qu’est ce qui empêche qu’on s’offre ça ? Tout le monde n’a pas de vélo… Un vélo ça se trouvera s’il en faut un. On n’a pas de tente. On en a pas besoin une nuit dehors on va pas en mourir et puis on est en Juillet, on n’est pas en janvier. Les empêchements possibles avaient vite été balayés. Alors c’était parti. 
Qui vient ? Qui veut. Ils s’étaient retrouvés à sept au départ. Ils étaient tous dans le coin en vacances, ils se connaissaient par amis croisés. Certains étaient très liés, d’autres se connaissaient de la veille, mais comme ici, les amis de mes amis sont les miens, ils étaient vite devenus une bande. Tu viendrais toi ? Ah ben oui volontiers ! Ben viens! Je viens, on part quand ? J’ai regardé la météo, on peut partir dans trois jours dimanche, donc. Ça roule. 
Ils avaient donc trois jours pour trouver chacun un vélo, certains avaient le leur, regonfler les pneus, vérifier les patins des freins, il y avait pas mal de descente et ils ne devaient pas manquer, faire des courses pour les deux ou trois repas, acheter de quoi monter une petite trousse à pharmacie, là-haut on était loin de tout, préparer leurs sacs à dos, les remplir puis les vider pour qu’ils soient faire le plus léger possible, c’est que pour arriver aux Lignins déjà c’était une sacrée grimpette. Il s’étalait à 2280m. Est enfin venu le jour J. Malgré l’heure tôtive de la matinée, c’est toute une troupe les a accompagnés jusqu’au Pont de la Serre qui enjambait le torrent de la Lance. Ils ont embrassé ceux qui restaient et se sont dit à dans deux jours, régalez vous bien. Ils ont enfourché leurs engins et ils ont attaqué gentiment la montée vers les lacs de Lignin. Certains se taisaient, d’autres ne cessaient pas de l’ouvrir, mais tous souffraient. Ils souffllaient aussi. Ils n’ont pas tardé à mettre pied à terre, à pousser puis porter les bicyclettes en suant comme des forges. Pour être précis c’est un peu en dessous de la cabane du juge qu’ils ont mis pied à terre. Le chemin traversait un torrent et se poursuivait par un raidillon d’une centaine de mètres qui menait droit à la cabane. On ne pouvait pas le monter en pédalant. Enfin aucun d’eux n’a pu. Là haut, ils ont fait une première halte où ils ont bu et se sont gavés de quelques fruits secs. Ils ont repris route. Ils en avaient encore pour trois bonnes heures. Ils ont laissé à gauche les deux cabanes de Bressange et ils ont continué à pousser leurs engins jusqu’au Lignin. Autant dire qu’ils n’ont croisé personne pendant la montée. C’est en nage qu’ils ont touché les rives de mousse du lac le plus important. Ils se sont assis, allongés, et pendant quelques longues minutes sans rien dire, ils ont regardé autour d’eux. Le petit refuge était fermé, de l’autre côté de l’eau une langue de neige blanche venait lécher la berge. L’hiver avait été rude.
Comme le vent se levait et qu’ils avaient encore du chemin, après un trait d’eau et des barres chocolatées qu’ils ont partagé, ils se sont remis en selle vers Aurent. Oh ça n’a pas duré bien longtemps leur pédalage. Ce qui devait être une longue et belle descente s’est transformé en un parcours du combattant des montagnes avec des ornières grosses comme des douves de châteaux forts. Avec les orages et les crues violentes du Novembre passé, tous les versants et les chemins avaient été emportés. Il n’existait plus rien de balisé, ni de praticable comme si on avait passé sur la montagne avec une serpillière géante et c’est quasiment le vélo sur l’épaule qu’ils ont fait la route en franchissant des ravines, en escaladant des monceaux de terre séchée, en s’épuisant les forces à contourner les souches des mélèzes arrachés. Tout le temps de leur avancée, ils ont été accompagnés par le vol criard d'une bande de corneilles. Voyaient elles en eux un possible quatre heures? Vers le bas de la descente, ils ont fait une halte à la cabane des Pasquières refaite à neuf. Ils se sont demandé un temps s'ils n'allaient pas dormir là, Aurent semblait encore bien loin, ils étaient crevés et là bas le ciel noircissait. Certains ont voulu continuer, ils avaient peur de manquer d'eau. Pour l'apéritif... Ils l'ont emporté.
Quand ils sont arrivés à Aurent, le soir s'avançait mais à cette période, il leur restait encore deux bonne heures de clair avant la nuit. Juste avant les premières maisons, ils sont montés sur leurs biclous pour une trentaine de mètres, histoire de dire, puis ils les ont balancés dans le premier pré, au-dessus des premières maisons, sous un immense tilleul. C’est bien tombé puisque c’est là qu’ils allaient manger et dormir. Comme il faisait encore bien jour, après avoir changé leurs tee-shirts et leurs chaussettes trempés, après avoir mis les humides à sécher, ils sont allés faire un tour dans le hameau. C’était un endroit charmant que la route, celle en bitume, la vraie sur laquelle on pouvait rouler, n’atteignait pas. Seul arrivait au hameau depuis le parking du Fugeret, un sentier un peu large qu’il fallait suivre en quad, en moto, en mulet, en bicyclette, en chaussures de marche mais pas en voiture. Autant dire qu’ici ils étaient tranquilles. L’hiver c’était simple, personne n’y restait. Il n’était habité qu’à partir des premiers jours du printemps, ces jours plus longs, ensoleillés où la neige commence à fondre jusqu’aux derniers de l’automne, en gros  quand descendent les premiers flocons. Et dans deux ou trois maisons seulement. Entre les maisons de pierres aux toits de lauzes, la seule chanson qu’on pouvait entendre était celle de la fontaine d’où coulait de l’eau de source. Elle était accompagnée d’un parfum de sauce tomate qui devait bloblotter quelque part dans une marmite et qui répandait son nuage appétissant dans les ruelles. Sur la porte de la petite église ils ont appris par une feuille accrochée qu’un mariage se préparait pour le mois prochain. Ils n’ont croisé qu’une personne à qui ils ont demandé l’autorisation de passer la nuit sous le tilleul ce qui leur a été accordé en souriant et en leur indiquant où ils pouvaient trouver du bois pour leur feu. À la fontaine ils ont rempli leurs gourdes d’eau claire, et auprès du bel arbre, sur les traces anciennes d’un foyer, ils se sont affairés à préparer un feu sur lequel ils feraient griller leur repas du soir. Oui, l’un d’entre eux avait sorti de son sac une grille.... Grâce à l’eau fraîche, ils ont partagé un verre ou d’autres pendant que le soir tombait et que la nuit venait. Avec la viande grillée, des côtes de porc dans l'échine en tartines sur des tranches de pain comme assiettes plates ils ont ouvert une ou deux bouteilles de rouge qu’ils se passaient pour boire au goulot. Le feu, le grill, le rouge, l’herbe du pré, l’abri du tilleul, être ensemble, des blagues à se dire, deux à faire quatre sortaient, leur fatigue… Tout, ils avaient tout pour être bien. Ils l’étaient. Autour d’eux avec la nuit tombée le frais était venu. Ils s’étaient éloignés chacun du feu qui n’était plus que braises, ils avaient déroulé leurs matelas de caoutchouc, leurs duvets, ils avaient fait des oreillers de leurs sacs, ils s’en étaient allés pisser un peu loin du pré, ils étaient revenus, ils avaient enfilé des bonnets sur leurs têtes puis les duvets jusqu’aux coux et, allongés sur la terre, ils avaient regardé le ciel. Une merveille de ciel noir poudré de lumières. Vers l’Est de temps à autre les lueurs d’un éclair dont on n’entendait même pas le grondement. Repus de ce spectacle éblouissant, ils se sont vite endormis.
Ils se sont réveillés avec l’arrivée du jour. Les orages qui avaient menacé une grande partie de la nuit les avait épargnés. Ils avaient tourné tout autour des montagnes mais ils n’étaient pas venu voir ici. Il n’était pas tombé une goutte. Ils sont revenus au monde avec lenteur, en vrai ils ont attendu que le soleil débarque de derrière les pics et éclabousse leur pré à coucher. L’un a fait repartir le feu, un autre a scié des tranches de pain et les a mises à griller, un troisième à préparé un café de combat puis, comme des apaches hirsutes ils ont pris le petit déjeuner autour du feu flambant. Ensuite, ils sont allés en groupe à la fontaine pour se passer de l’eau claire sur les visages et se laver les dents. Entre la fatigue pour arriver là, la nuit au sommeil heurté et les jaune et rouge de la veille ils avaient vaguement mal aux jambes, aux cheveux et un sourire en coin. Ils sont retournés dans leur chambre, ils ont roulé les duvets, les matelas, ils ont rempli leurs sacs et ils sont repartis vers un autre hameau Argenton. Avec ça, la matinée était bien avancée, un soleil en pleine forme se tenait juste au dessus de leurs têtes, bien campé sur ses deux jambes  et leur envoyait ses rayons de plomb droit sur les nuques. Heureusement le hameau suivant n’était pas si loin. En deux heures, ils ont fait le trajet, toujours en poussant leurs bicyclettes, le chemin à prendre était à flanc de versant et si étroit qu’une roue pouvait à peine s’y tenir. Aucun n’a voulu prendre le risque d’un dévalage, ils y sont allés lentement.  Ils sont arrivés à Argenton à l’heure du repas. Le ciel avait choisi son camp. Avant d'arriver à l'auberge, ils étaient allés faire un tour sur les ruines romaines qui prouvaient que même isolé le village était bâti sur un endroit vivable puisque d'autres s'y étaient installés quelques siècles auparavant. 
La table d’hôte était bien ouverte, accueillante et sept assiettes sur une table de ferme les attendait. À peine assis une assiette de charcuterie de montagne est arrivée sous leurs yeux. Et quelques bouteilles d'un rouge trapu. Ils se sont régalés. Ils ont bu aussi et parlé et le monde sans demander son reste à été refait comme il le mérite.
Ils sont sortis de table avec l’envie et le besoin de se trouver de l'herbe haute bienveillante à l'échine pour une sieste royale. En chemin, ils ont rencontré Joseph, le fameux Socrate d’Argenton, un berger aussi vieux que le village barbu de blanc vêtu de velours noir et de sagesse qui les a accompagnés un moment, qui s’est même assis avec eux et qui leur a parlé de sa vie de berger de montagne et du monde comme il allait mal. Il serait bien en vue dans un monde refait celui là. Ils ont un peu dormi. Socrate n’était plus avec eux quand ils se sont réveillés. Ils se sont dépliés, ils ont bu et ils ont pris la route vers la grande descente qui les mènerait à la gare du Fugeret qui était leur point d’atterrissage. Plusieurs kilomètres de piste de terre refaite de frais, un rêve de descente. Pas un coup de pédale pendant de longues longues minutes en plein milieu d’une forêt dense de mélèzes, un air frais sentent le pin et la montagne dans lequel ils avançaient comme en planeur à deux roues. Ils n’ont prononcé aucun mot tout le long de cette descente. Ils ont juste été là. Ce n’est pas si fréquent d’être juste là où on est au moment pile où on y est.
Et puis, ils ont atteint la garounette du Fugeret. Le petit train branlant de trois wagons est arrivé peu de temps après, ils y sont montés avec leurs vélos. Après un sifflement poussif l’engin a redémarré dans les tremblements épais des effluves de gas-oil et quelques mètres après il s’est engouffré dans le noir d’un premier tunnel. 

C’était fait, la parenthèse qu’ils venaient de vivre s’était refermée. Désormais, eux seuls sauraient ce qu’ils avaient partagé pendant les deux jours de ce temps suspendu.



02 avril 2020

Au monde

Ils s’étaient levés bien avant celui du jour. 
Ils avaient passé leurs mains dans leurs cheveux ébouriffés par les rêves sombres de la nuit en tentant de les ranger un peu, ils s’étaient aspergés leurs visages barbus froissés d’eau froide pour réapparaitre au monde un peu vaillants. Chacun dans leur chambres, ils s’étaient habillés avec ce qui leur était venu sous la main et ça se voyait. Des pans entiers de chemises  sortaient de leurs pantalons, leurs pulls ne leur couvraient pas tout. Puis, dans la cuisine encore endormie, debout, ils avaient englouti vite fait sans rien se dire un café brûlant. Du reste, ils s’étaient bien brûlés  les lèvres en avalant les premières gorgées. Mais ils n’avaient rien mangé. Ils n’avaient pas voulu faire trop de bruit et  risquer de réveiller la bande des autres qui, pour la plupart, dormait à l’étage. Puis, après avoir endossé leurs épaisses polaires, une lampe à la main, ils étaient sortis l’un après l’autre dans le noir. Le noir d’un chat à l’affût derrière la porte leur est passé entre les jambes pour profiter de l’ouverture. Il a vite été avalé par la lumière pas encore éteinte de la cuisine.
Dehors, dans le frais de la nuit, la campagne était plongée dans un sommeil à assommer les oreillers. À part, de temps à autres, quelques cris d’oiseaux de nuit dans un lointain très éloigné, on n’entendait pas âme qui vive. Seules les feuilles toutes nouvelles  des pruniers s’agitaient doucettement dans le vent glacial mais léger. L’air alentour sentait le printemps s’amenant. Ils étaient tous les deux sensibles à ces changements minuscules et annonciateurs d’un bouleversement. Ils savaient que c’était maintenant une question de semaines, qu’on en avait presque fini avec le gel qui enveloppe les branches, qui durcit la terre et empêche la  vie de se déployer. Bientôt, partout, ce ne serait qu’agitation, étirements, sorties, apparitions, renaissances. En attendant, la Grande Eruption, il fallait encore courber le dos, remonter son col et se frotter les mains pour que le sang circule. Ils sont allés droits vers le petit appentis dans lequel, ici, on mettait les outils de jardin. La veille, ils y avaient posé leurs sacs à dos pleins de l’essentiel nécessaire pour ce qu’ils avaient à faire. Une gourde remplie d’eau claire, un sachet de fruits secs, quelques barres énergétiques, un morceau de tome qui restait, une boite d’allumettes, un couteau pliable, un briquet, un tee-shirt , une couverture de survie et une topette de rouge. Ils ont endossé les sacs chargés, ils ont réglé leurs lanières pour que ce soit le plus confortable possible à leurs épaules. Ils ont sorti des poches des polaires des bonnets de laine, ils s’en sont couverts les crânes et surtout le haut des oreilles qui commençaient à être bien rougies,  mordues par l’air cinglant. Ils ne s’étaient encore adressé aucun mot, ils n’avaient communiqué que par signes, sourires, gestes de la tête ou de la main. Ils se comprenaient c’était l’important. Ils sont allés ouvrir l'enclos de Paco le faux épagneul qui n'en pouvait plus d'attendre. Ils ont traversé le jardin en laissant derrière eux des traces de pas dans le blanc du givre qui recouvrait  le vert de l’herbe. Ils se sont approchés de la barrière qui délimitait le jardin de la rue. Ils l’ont ouverte de quoi faire un passage. Du haut du village leurs sont parvenus cinq coups du clocher de l’église. Avant de prendre le chemin du lac, ils allaient passer par l'arrière éclairé de la boulangerie où Paul tout enfariné comme extrait d'une avalanche rangerait sa première fournée. Il leur filerait un pain brûlant en leur disant: Vous en mangerez une tranche là haut pour moi, régalez vous. 
Là-bas, vers l’Est, dans le ciel vide de nuages quelque chose se passait, une lueur pâle commençait à remplacer le noir. Des brumes rampantes survolaient  les lits des sorgues comme des couettes de soie grises. Au-dessus de leurs têtes c’était encore le règne des brillances d’étoiles. Elles s'éteignaient en pluie au fur et à mesure que le bleu s'étalait. 
Ça va être une belle journée a dit l’un. 
Oui a répondu l’autre.
Alors, ensemble ils ont franchi la frontière du jardin et, pour la première fois depuis  six longues semaines, alors que le jour se levait, ils sont partis renaître au monde.



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