26 février 2019

Ray World (Portraits de femmes 4)

Elle était comme nous tous, elle n'avait pas choisi le sien non plus. 
Elle s’appelait Raymonde. À part les pseudos, personne, jamais, ne choisit son prénom. Elle habitait pile en face de chez moi. J'entrais au 74, elle sortait du 75 . On ne peut pas faire plus face. Elle ouvrait les volets de sa chambre, le matin vers huit heures sept, parfois huit heures huit. Elle ne les poussait jamais en grand. Peur de trop de lumière? Il faisait toujours sombre chez elle, mais il y avait de quoi. 
Son dernier homme était mort, son chien, (qui hurlait comme un loup dès qu’un passant passait) est enterré à côté de son chat, je le sais, c’est moi qui ai fait les trous, dans son jardin grand comme un tiroir de table de nuit, ses rosiers étaient secs de fleurs et ce qui reste de sa  pelouse jaune est envahi d'herbes mauvaises et de chardons piquants. Son pauvre cerisier, lui, ne donnait plus que des noyaux. Il n’y a guère que ses trois ou quatre pieds de framboisiers qui la faisaient sourire un peu. Jusqu'aux oiseaux qui à traverser le tout, s'en sentaient patraques. 
Quelques années auparavant, son minuscule lopin était comme un vase généreux, ce n’est plus qu’un bout de banlieue aride, un avant goût de terrain vague, un désert banlieusard. Elle ne peut plus trop se baisser pour arracher toute cette chienlit, Raymonde. Plus trop, c’est à dire plus du tout. Il lui  est arrivé de m’appeler pour ramasser vingt euros qui avaient glissé de son porte-monnaie... J'en profitais pour lui tondre sa toundra.
Nous avions fini par sympathiser, elle et moi, enfin surtout moi. Avec ce qu’était sa fin de vie il n’y avait pas de quoi être hilare tous les jours. Elle ne l’était pas. Elle était même franchement  rogue, râleuse, aigrie, acariâtre, se plaignant pas mal, c’est à dire beaucoup. Mal au dos, mal au pied, de l’arthrose dans les mains, seule… plus très propre... il y a de quoi vous diminuer le sourire. Vous verrez quand ça nous arrivera, si nous trouvons encore la vie si belle c’est que nous avons une sacrée confiance en l’avenir.     
Les trois quatre choses qui nous liaient étaient le voisinage, les framboises, ses rendez-vous à la banque et la nécessité de faire le plein au supermarché. 
Quand venait la saison des framboises, je recevais un coup de fil : " Vous voulez des framboises ? " 
Ah non, pas de "Bonjour...", pas de "C’est votre voisine" Juste ces quatre mots secs "Vous voulez des framboises ?" envoyés sur un ton qui ne pouvait pas laisser croire qu’on n’en voudrait pas. 
___  Avec plaisir, Raymonde mais je passerais ce soir si vous voulez bien là je suis en train de peindre, j’en ai partout, je ne peux pas me déplacer !  
___  Ah ben non, c’est maintenant, je viens à la grille. 
Et elle raccrochait. Je regardais par la fenêtre et je la voyais sortir de chez elle avec un bol plein de rouge, trotter menu dans l’allée. Je devais tout quitter, là, à la seconde pour douze framboises qu’elle venait de ramasser. Alors je descendais, je traversais la rue, un récipient vide à la main, oui parce qu’elle voulait récupérer le sien, j’y faisais glisser les fruits, nous nous disions deux trois mots à propos de cette vie difficile, de son mal partout, de son triste jardin qui si son pauvre mari voyait ça... et je rentrais chez moi.
Au fond elle me sonnait à la saison des emmerdes, c'est à dire souvent. Un frigo en panne, une machine à laver qui fuit, une ampoule cassée, avant c'était son vieux mari qui réparait  tout ça mais depuis il est mort, je n'ai que vous... On ne va pas se marier de suite, Raymonde, il faut que vos parents soient d'accord, je lui disais en souriant...

Pour ces rendez-vous à la banque, c’était en général le samedi. Il fallait l’emmener à son agence où elle retirait du liquide pour quinze jours… cent euros. CENT.  Je le sais parce que je rédigeais le chèque, elle signait d'une vague croix soulignée. Raymonde était ce qu’on appelle avec des pincettes dans certains milieux, une femme de peu. Peu de retraite, peu d’argent, peu de visites, peu d’amour... Beaucoup d’un peu tout.
Pas trop le genre Liliane vous voyez? 
Elle vivait (appelle-t-on encore ça vivre ?) avec deux cent euros par mois. Autant dire que les Bahamas étaient loin de la tracasser, autant dire que la seule île qu'elle connaisse était flottante, si vous voyez à quoi je pense… Evidemment, plus personne ne venait plus la voir, même le facteur ne savait pas qu'elle habitait là, plus personne ne souhaitait d'elle, c'est simple, même la canicule, en son temps, n'en avait pas voulu. Quand elle avait besoin de liquide, un dé à coudre, elle me passait un coup de fil en début de semaine, et me disait:
___ Samedi vous pouvez ? Je pouvais. Treize heures cinquante, l’agence ouvrait à quatorze. Un autre coup de fil le vendredi soir pour être bien certaine que je n’ai  ni changé d’avis, ni oublié, un autre encore le samedi matin vers sept heures… SEPT heures,  Raymonde se levait bonne heure et le monde autour d’elle devait faire de même, pour vérifier que j’y serais bien… 
___Mais Raymonde, je vous ai dit oui hier soir, je n’ai pas changé d’avis… 
___Mais je préfère être sûre, avec les jeunes (Oula, besoin de lunettes, Raymonde...) on ne sait pas à quoi s’en tenir… 
Je la déposais devant l’agence, elle voulait être la première. Je l'attendais dans la bagnole, et je la ramenais chez elle dare-dare, elle ne pouvait pas manquer le début des "Feux de l'amour"...
Avant de nous quitter, elle me racontait combien il est difficile de vieillir seule, enfin le refrain habituel et me glissait dans les mains une bouteille d'un blanc sec de sa cave, avec une photo d'huitres ouvertes dessus l'étiquette. Je refusais, et pour cause, j’avais essayé la première fois… L’évier avait été comme neuf quand je l’avais vidée dedans, la deuxième j’avais tenté d’en verser sur une dorade en papillote… le poisson avait fait des bonds dans l’aluminium… Je refusais fermement mais je partais avec. 
Parfois, je l’emmenais dans un hypermarché. Je la soupçonnais bien d’acheter toutes ces boites à chat pour elle-même, je le savais, moi, que ses chats étaient morts, mais comment lui dire qu'un humain ne mange pas de nourriture pour chats? 
J’ai aimé qu’elle  soit si peu amène, si peu sympathique, je n’ai pas eu envie, jamais, de l’inviter chez moi prendre un thé ou autre chose, passer un moment. Je lui étais utile, point. Et, ainsi, quand j’ai choisi de faire route au Sud, je ne me suis pas longtemps demandé : 
Et Raymonde, hein? Qui va s’occuper d’elle, qui va l’emmener à la banque ou transbahuter ses packs de flotte ? 
J’en ai juste parlé aux acheteurs de ma maison comme pour leur transmettre le flambeau. Tu parles d’un flambeau, une bougie en fin de mèche, oui. Pour avoir, ce n'est pas le plus difficile, la conscience tranquille? 
Je ne pouvais pas m’empêcher de l’imaginer à vingt ans comme l’Insolente et infidèle de la chanson de Romain Didier: 
« ...Et puis la nuit revient 
Comme un ennemi fidèle 
Glisser entre ses reins 
Des rêves de Demoiselle.
Elle a tellement aimé 
Qu’elle comprend pas toujours 
Qu’il n’y ait guère que la télé 
Pour lui parler d’amour… » 
J’espérais, pour elle, qu’elle ait connu ça, avant.
Raymonde, le vrai monde... à trente euros près, à deux pas d'ici…

24 février 2019

Conter Fleurette (Portraits de femme 3)

Mais oui, je m'en souviens très bien, maintenant, c'est ce soir là que j'ai eu labelle chance de croiser Fleurette.  Que je raconte Fleurette:
C'est seulement quand elle sortait de l’hôpital vivante, avec des trucs en moins à l'intérieur qu'elle se remettait à sourire. Elle était comme ça Fleurette, elle était plutôt bonne vivante, mais il ne fallait pas la faire chier. Or la vie s’y était entendue pour ça. Ses amis l'appelaient Fleurette parce que ça lui allait bien mais ce n'était bien entendu pas son vrai prénom. Si des parents étaient assez dingues pour appeler leur fille Nadège ils auraient pu tenter Fleurette. Son vrai prénom, elle voulait bien qu'on s'en serve mais Fleurette, elle aimait davantage. 
Et puis c’était elle qui avait choisi. En vrai, elle n'était pas compliquée, elle.
 Du moins c’est ce qu’elle nous a dit, à propos de l'hôpital. Pas grand-chose qui pouvait l’entamer cette fille là, même si les coups qu'elle avait reçus de la vie lui laissaient de vilaines marques à l’âme et sur la peau, elle ne faisait rien pour cacher ces traces. Elle s’en foutait pas mal de ses cicatrices de pirate, ça ne l’empêchait pas de se baigner à poil. Elle ne cherchait pas à les montrer mais n’empêchait pas qu’on les voit.  Alors que d’autres les portaient comme un étendard : Voyez, voyez tout l'monde, comment j’ai souffert atrocement… Si vous saviez tout ce qu’ils m’ont enlevé ! Elle c’était, pfffuit, on balaie ça d’un geste de la main : l’important c’est d’être là, aujourd’hui, avec vous…
Elle devait bien peser ses quarante kilos, cette plume d’acier trempé. Mais en face d’elle on était comme devant un pack de rugby juste avant l’introduction de la balle et c’est un visage tout en sourires qui l’accueillait. Je ne la connaissais pas assez pour savoir si en pilier de bar elle avait ses diplômes, mais au jugé, comme ça, à la va-vite, à l’estime, au coude près, j’aurais volontiers parié que oui. Elle avait deux yeux dorés et un joli regard, léger et profond à la fois, comme tous les gens qui ont beaucoup pleuré en douce. Je ne la connaissais pas assez mais j’étais certain qu’elle avait dû en jeter des containers de caisses de paquets de kleenex. Plus que son compte et sans doute seule, dans le noir, après le départ du dernier fumeur. En toute pudeur.
 Elle avait une voix de brume et pourtant elle s’était depuis bien longtemps mise aux blondes et peut-être même à d’autres herbes plus gentilles, de celles qui se fument entre amis, certains soirs après le rhum. 
Contre les douleurs, pour rire. Un peu. Ou pendant. Ou avant… De celles qui consolent après avoir tant pleuré.
 Elle avait fait cent boulots Fleurette, elle avait même été hôtesse sur catamaran, j'aurais gouté avec plaisir à sa cuisine, la meilleure des Caraïbes à ce qu'on entendait dire, mais pour elle c’était facile, ce qui lui plaisait le plus était, quand même, de rendre les autres heureux. Autrement dit, elle avait pas mal navigué, Fleurette. C’est pour ça que ce soir là, qu’elle avait débarqué des pots de confiture bios dans son sac alors qu’elle ne restait même pas dormir :

« C’est pour votre petit déjeuner de demain matin, ce sont mes confitures à moi-même que je fais. Que du bon avec des fruits d'ici. »
Fleurette en bonne maman... Elle avait collé sur les pots, une étiquette avec les fruits, la date de fabrication et son nom, le tout écrit à la main d'une jolie écriture de petite  fille.
 On s’en est léché les babines et on n’a pas attendu le lendemain pour vider les pots. 
Ce qui lui allait le mieux, à Fleurette, c’était le présent, enfin, ce qu’elle était en train de vivre. Elle ne s’attardait pas sur le passé, pas toujours rose, à ce que j’ai vaguement compris, rien que cette histoire d'hôpital où elle avait manqué d'y rester, sortie avec des bouts d'elle en moins, il paraît qu’avec ce qu’on lui avait enlevé on aurait pu en faire une deuxième, elle ne pensait pas à l’avenir, il viendra bien tout seul, sans qu’on s’en préoccupe, disait-elle, alors…
 Alors, elle était gaie d’aménager sa maison sur son ile, à la campagne, de s'échiner à en faire un gîte acceptable et de recevoir ses premiers clients mais elle n’aimait pas trop ce mot là, Fleurette, on avait vite fait quelques chances de devenir son ami. Elle vivait là entourée de cabris, de chats, d’un chien, de sourires, d’alizés et se demandait si elle allait trouver quelqu’un pour lui bricoler une douche et l’aider à refaire la terrasse d'une maison qu’avait tendance à aller voir du coté de la pente qui penche… 
Elle ne se faisait pas de bile, le vent souffle toujours dans le même sens, elle savait qu’elle trouverait en finale, si besoin était, la force de le faire elle-même de ses propres mains.
 Et je la regardais parler, raconter ses malheurs, et surtout ses bonheurs à venir, sans plainte, juste raconter comme ça, pour donner de ses nouvelles, qu’étaient plutôt bonnes en ce moment, en descendant son ti punch, en attendant le deuxième, en scellant, déjà, le sort du troisième…
Bref, si la vie l'avait castagnée dix fois, elle s'était relevée onze, Fleurette.
En l’écoutant, sur le pont de ce bateau au mouillage, dans la nuit tropicale qui s’amenait avec ses habits de paradis, tout en rose et en douceurs cuivrées, dans les odeurs appétissantes d'une langouste en train de griller, je me disais que nous sommes presque tous faits pareils, de petits animaux fragiles, craintifs mais têtus et solides comme des rocs, capable de résister à tout ce que la vie peut proposer de moche, dotés d'une sorte de mignon sourire comme une lance magique, fichus de désarmer une entière armada  d’amers emmerdements… Mais que les femmes l'étaient quand même vachement plus que nous, les hommes, si prompts à chouinasser à la première minuscule écharde enfoncée dans un de nos petits petons si sensibles... Pauvres malheureux que nous étions ! Un rhume et la fin du monde en approche, une douleur et c’est au moins, la mort qui s’amène, un grain de beauté sur le bras et ce sont les mélanomes malins de la Création qui nous tournent autour comme des hyènes malades… Fragiles et vains, les petits bonhommes.
Quoiqu’il en soit, c'est ce soir là que j’avais croisé Fleurette, une crème de femme, le séjour avait été inoubliable, le couchant grandiose, la soirée  magnifique... 
Je m’en souviendrai longtemps de tout ça, je m'étais dit…

21 février 2019

L'éprise de la bastide (Portraits de femmes 2)

Tempête... 
Je l'ai appelée très vite comme ça, bien avant de connaître son prénom. Elle me l'a donné assez vite, finalement, son prénom. Elle s'appelait Clémence, et moi qui l'avais traitée de Tempête ! 
Je l'ai croisée au marché le lendemain de mon arrivée, vous savez ce jour où, à peine le pied posé dans les parages, on avait tordu le cou à une bouteille de Tariquet « Les Premières grives », un peu comme si Neil Armstrong en avait débouché une bonne, tout juste après sa petite phrase.
J'avais filé au marché parce que je suis persuadé que si tu veux en apprendre d'une ville, munis-toi très vite de ses horaires de marché et vas-y donc jeter un œil. J'ai beaucoup compris de Montréal en tournant dans les allées du marché Jean Talon, pareil pour Paris et le marché Mouffetard, ou Marseille et le marché Belsunce... Aujourd'hui, nous étions le lendemain et c'était LE jour. Je suis monté à la Bastide assez tôt pour ne pas trop m'enquiquiner à garer la bagnole.
Quelques étalages tout autour de la place centrale, pas grand monde, beaucoup de production artisanale, aucun marchand de niamas niamas. Vous savez, ces stands ambulants de montres, bracelets, casquettes américaines, statuettes en canettes de cocas etc... Ici, on faisait dans le « maison », l'authentique, l'aveyronnais roots. Confitures et confits, gésiers et miches au levain, tomates et haricots du jardin. Ça sentait le beurre et les épinards à plein nez...
C'est sur cette place que je l'ai remarquée, elle arrivait de la ville haute par la rue en pente. Elle semblait poussée par son cabas à roulettes qui grinçait comme un vieux malade. Elle le freinait pour le retenir un peu comme ces pilotes de schlitte... (La schlitte, ce truc m'obsède depuis le cm2. Il y en avait une illustration dans un livre de géographie, je crois. On y voyait un pauvre bougre qui grimaçait en freinant avec aux fesses au moins deux tonnes de bois coupé. En regardant l'image, j'avais peur pour lui, je me demandais est-ce que le cauchemar de ce type, un jour, prendra fin ?) Je n'ai appris que bien plus tard que vivre c'était un peu comme conduire une schlitte remplie jusqu'à la gueule de tous tes rondins d'enfance... Hé bien, Tempête, elle retenait son chariot de la même manière, avec la même grimace. Ensuite, arrivée sur le plat de la place, elle s'est mise à s'agiter, à aller d'étalage en étalage comme un moro sphinx énervé. Elle était minuscule mais on ne pouvait pas la manquer. Elle devait avoir, au moins, l'âge de la bastide, toute vêtue de noir : chapeau en paille, robe à pois blancs qui laissait ses bras noués, secs, nus, ses jambes recouvertes de collants épais (en Août !) excepté les pieds où, là, elle portait, (cadeau d'un arrière petit facétieux ?) une magnifique paire de ces vilaines chaussures en plastique qui faisaient fureur en ville, des rouge vif, qui lui allaient comme un gant à un manchot, mais, me dirait-t-elle plus tard, ils sont si confortables à mes pieds tordus que je ne les quitte que pour dormir, et encore ! Et, surtout, elle rouspétait ! Contre tout ! La salade molle, le prix des confitures, l'allure des poulets qui n'avaient pas dû courir beaucoup, tout était prétexte à ralâge. Mais elle le faisait dans un sourire de malice qui semblait dire : ne faites pas attention, c'est un médicament. Ma colère me tient vivante. Je me suis amusé à la suivre à distance, je ne l'ai pas entendue une seule fois dire du bien de quelque chose ! Une petite colère noire à pattes rouges. Son cabas rempli, elle a repris le chemin de sa maison. Comme je voulais voir où elle vivait, je l'ai suivie. Après quelques pas, elle s'est tournée vers moi et m'a lancé : Si c'est pour mon porte-monnaie, vous tombez bien mal ! Je l'ai vidé ! Aidez-moi plutôt à tirer ce bazar qui pèse un âne mort ! Je me suis avancé à sa hauteur et j'ai pris la poignée de son cabas blindé. Je vous accompagne jusque chez vous ? J'ai dit. J'y compte bien, elle a fait. Vous ne me laisseriez pas en plan quand même ? Mais dites pourquoi me suivez-vous ? Ça fait un moment que je vous vois faire et je ne comprends pas bien.
Je vous trouve incroyable ! J'ai juste pu dire ça.
Incroyable ? Ça mérite deux doigts de Porto ! Ne me dites pas que vous n'aimez pas ça. Je ne lui ai pas dit.
On est arrivés chez elle, après qu'elle ait rougné contre les cantonniers qui n'avaient pas bouché les trous dus à l'hiver, contre les pigeons qui faisaient des saletés sur les rebords des fenêtres et contre les propriétaires de chiens qui les laissaient faire partout. Je suis entré derrière elle dans une petite maison qui sentait le feu de bois, la soupe et le temps qui passe. J'ai remarqué très vite la pièce bourrée de livres, des romans policiers... Il y avait au moins toute la noire. Depuis le premier numéro !
En sortant la bouteille de Porto et deux jolis verres à pied, après s'être plainte de ne pas voir grand monde, de n'avoir pas si souvent l'occasion de trinquer, de se sentir parfois comme oubliée, elle a envoyé : l'homme africain, il est peut-être pas sorti de l'histoire, mais il ne laisse pas ses vieux crever de solitude, lui...
Et puis, elle m'a raconté un peu sa vie. Sa vie d'esclave avec ses deux métiers, veilleuse de nuit dans un hôtel minable et fleuriste le jour le jour, ses maris, là, elle en avait eu trois, son départ pour l'Indochine à la poursuite de son premier, ses quatre garçons qui avaient fait leurs vies dans le monde entier, un dans chaque continent... Tempête avait fini par s'apaiser un peu en parlant d'eux... Elle m'a raconté, aussi comment elle avait atterri ici, comment elle y avait acheté la maison dans laquelle elle vivait, comment elle était tombée amoureuse du village en y passant lors de vacances. Je me suis éprise de la Bastide m'a-t-elle dit dans un de ses sourires ravageurs...
J'ai écouté en sirotant doucettement son Porto de cinquante ans d'âge... (Au troisième verre, toutes mes réticences sur cette boisson avaient disparu par enchantement, remarque, là où j'en étais, j'aurais pu descendre du Fernet Branca au vinaigre sans faire aucune remarque...)
J'étais simplement heureux de l’avoir croisée. Je suis heureux de vous avoir croisée, Madame…
___ Vla qu’il fait son parisien le petit jeune ! Moi aussi figure-toi, je n’ai pas si souvent l’occasion de parler à quelqu’un… qui m’écoute…
Et nous avons ri comme deux vieux potes, elle et moi.

20 février 2019

Lucie (Portraits de femmes 1)

Elle habitait sur le trajet qu'ils prenaient tous les jours.
Alors, plusieurs fois par semaine, ils passaient la voir, l'embrasser, parler un peu avec elle et voir si elle n'avait besoin de rien. Ils n'y venaient pas parce qu'ils étaient obligés, ils y venaient pour leur plaisir. Ce qu'elle ne voulait pas croire. Alors, toujours, à chaque fois, elle les mettait à la porte au bout d'une demi-heure en leur disant : « Allez, allez vous-en ! Vous avez d'autres choses à faire que venir perdre votre temps avec une vieille ! »
Bien sûr ils protestaient, évidemment, ils lui disaient sincèrement que si ils venaient c'était par égoïsme, mais ça, elle ne pouvait pas l'entendre. Et pas seulement parce qu'elle était sourde. Comme une jarre.
Dans tout le cours de sa vie, ce qui, vu son âge, commençait à faire long, elle avait appris à se réjouir de peu. Elle se serait contentée d'un coup de fil, d'un passage à la grille ou même d'une lettre, voire d'un télégramme. Alors une visite, vous pensez.
C'est ce qu'elle racontait aux pigeons qui venaient bouffer dans son jardin.
« Ils viennent perdre leur temps avec moi les jeunes, ils sont gentils mais ils ont bien mieux à faire. Ils ont leurs vies à mener et c'est pas rien, ça occupe, ils n'ont pas de temps à perdre, ils seront si vite vieux, eux aussi. »
Les visiteurs, eux, sonnaient et entraient, ils s'installaient sur des chaises dans la salle à manger et quelle que soit l'heure, elle plongeait dans le bas du buffet, elle y farfouillait quelques minutes et elle en ressortait comme un joueur de rugby d'une mêlée, une boite en métal dans les bras en guise de ballon. Elle la gardait contre elle comme un coffre de pirate, la posait à même la table, attrapait trois verres à Porto, sans vous demander votre avis y versait une rasade dans chaque et finissait en ouvrant sa boite, lentement comme si une musique divine allait s'en échapper. Dedans, il y avait une bande de biscuits secs. Oui mais des biscuits de chez Machin, le seul pâtissier sur cette terre de misère qui sache faire des biscuits un peu corrects. Même si les siens finissaient par sentir un peu l'humide et l'enfermé ils restaient malgré tout comestibles. Pour tout dire, le trait de Porto, quelle que soit l'heure, emportait l'affaire. En vrai, on ne venait ni pour boire, ni pour manger. On venait se réchauffer de sa chaleur à elle.
Dès qu'on débarquait, son homme, celui avec lequel elle avait passé sa vie, toute sa vie s'enfuyait en maugréant dans un recoin de la maison. Lui, il était bien moins aimable qu'elle. Il n'assistait à rien et trouvait que ces visites n'étaient qu'un dérangement. Tout juste s'il ne les foutait pas dehors. Eux, ils se fichaient pas mal de ses mauvaises humeurs puisque c'est elle qu'ils venaient embrasser. Lui, ils avaient renoncé à lui plaire. Avec lui, ils avaient renoncé à tout, du reste. Ils savaient quel genre d'homme c'était et s'ils ne lui voulaient pas du mal, ils ne lui souhaitaient aucun bien. Ainsi, la balance était équilibrée. Vient un moment où tout se paie et là où il en était c'est ce qui arrivait.
Elle qui n'était que racines, femme de terre, native d'une province perdue, le Béarn... Elle qui avait trimé toute son existence et plutôt deux fois qu'une puisqu'elle faisait deux métiers : infirmière la nuit et femme de ménage le jour, elle qui ne s'était jamais posée, encore moins reposée, lorsqu'elle s'asseyait cinq minutes, elle se passionnait pour les riches et les oisifs. Elle était abonnée à Point de vue Images du monde, la revue des têtes couronnées et des héritiers. Elle disait, pas dupe et vaguement moqueuse, dans un sourire à désarmer Attila et tous ses huns: En le lisant, j'ai des nouvelles de toute la famille...
Et, vrai qu'elle savait tout d'eux, leurs filiations, leurs mariages, leurs désamours, leurs drames, leurs lieux de résidence, leurs châteaux, les endroits où ils partaient en vacances, en week-ends, les bals auxquels ils assistaient, ceux qu'ils donnaient, les réceptions, les dates d'anniversaire des uns et des autres, leurs peines de coeur, leurs déboires conjugaux, leurs séparations, leurs divorces, les frasques de leurs enfants, tout... Tout, pour elle qui vivait dans un plus que modeste pavillon de banlieue et qui n'en bougeait jamais, elle savait tout et dans les moindres détails de la vie des nobles des Cours d'Europe.
S'ils voulaient vraiment lui faire plaisir, ils l'embarquaient en voiture pour une virée dans Paris... Quand elle avait fini par accepter, après des heures de négociation qui faisaient : Mais ne perdez pas votre temps avec une vieille comme moi, vous avez mieux à faire que de me promener... Ils passaient la chercher, elle était prête depuis bien longtemps et pomponnée. Belle comme un jour d’Avril. Ils l'installaient à droite du chauffeur, elle tournait son visage vers l'extérieur et ouvrait ses grands yeux. Durant toute la balade, elle n'en perdait pas une miette. Ils lui faisaient faire un tour de Paris, ils l'emmenaient de préférence dans les quartiers où, jeune, elle avait trimé, elle y revenait ainsi en visiteuse, en touriste, en vacancière et ça lui plaisait, infiniment. Oui, parce qu’elle avait été jeune, avant.
Là pour l'instant, elle avait la tête dans le vague et un chat sur ses genoux.
Ses genoux étaient les préférés des chats. Dès qu'elle s'asseyait quelque part, si un greffier traînait dans le quartier vous pouviez parier qu'il finirait en rond ronronnant sur ses vieilles  jambes maigres...Et qu'elle ne bougerait plus un petit doigt. C'est ce qu'ils devaient aimer d'elle. Elle avait le temps de ne plus bouger.
Avec l'âge, ses dernières phalanges faisaient sécession, se barraient un peu dans tous les sens, son dos la courbait comme un judoka japonais au salut, depuis son attaque, son côté gauche l'était vraiment, elle se cognait un peu aux meubles en se déplaçant parce qu'elle voyait de moins en moins, mais son sourire... Son immense sourire bienveillant de femme douce, son généreux sourire de femme bonne...
Oui, Lucie, cette Lucie là était une sacrée bonne femme. Une de celles dont on dit qu'elles sont des femmes de peu... Femme de peu ? Femme de géant, oui !
Le porto descendu, ils l'embrassaient comme du pain frais et lui disaient : On repasse demain ! Invariablement, elle répondait : Mais non ne perdez pas votre temps avec une vieille, vous avez mieux à faire. 
Ils n'avaient pas mieux à faire.
On ne devrait pas avoir mieux à faire. Jamais.

14 février 2019

Chez lui

Celui-là, se disait-il sans doute, en lui tournant autour, c’est un humain qui m’appartient. 
C’est le mien. Il me nourrit, me loge selon mes besoins, il veille à mon bien être, à mes plaisirs, il devance mes désirs, il me cherche et m’appelle quand je disparais, il m’accueille sans reproche quand je reviens. Il me touche quand l’envie me vient, il me parle même et je fais mine de comprendre pour satisfaire son égo. Il m’ouvre la porte, me laisse entrer en premier, il me sert ma nourriture dès que je lui demande et souvent même bien avant que je réclame. Il est à ma botte. Je dirais que je l’aime bien cet humain là qui, désormais, habite chez moi. J’ai essayé quelques années les voisins d’à côté, du reste ils étaient persuadés que j’étais à eux. Encore  des gens qui se sont illusionnés dans les grandes largeurs. Ce que les humains peuvent être naïfs parfois. Pour finir, je me suis installée chez lui. Il vit seul, il n’a pas d’animaux, pas d'espace à partager, donc, c'était pour moi l’idéal. Il n’a pas non plus d’enfants bruyants, joueurs, ou alors seulement de temps en temps, il est  calme et mène une vie tranquille, tout à fait ce qui convient à ma paix intérieure. 
De temps en temps, pour le tester, pour tester sa soumission, je lui réclame à manger, de préférence quand il est en train de faire une chose qui l’absorbe. J’en fais des tonnes, je mets toute ma persuasion à l’œuvre, dieu sait que je suis têtu, jusqu’à ce qu’il abandonne son occupation. Il daigne alors se lever, ils adorent faire comme s’ils nous comprenaient, il me sert et je viens en grignoter un peu en remerciement de son dérangement mais pas plus afin qu’il comprenne, qu’il voit clairement qui mène la danse. Et puis je tourne le dos, le laissant désemparé, vaincu et vaguement énervé. Ce que j'aime aussi chez lui c'est sa totale naïveté, lorsqu'il rentre, je trouve ses jambes très pratique pour me dépoussiérer la fourrure aussi, je me frotte contre lui en des allers retours nombreux. Hé bien figurez vous qu'il prend ça pour des marques d'affection et qu'il se pâme, le niais, le gentil crétin.
Ce que je déteste et que je suis obligé de subir c’est que de temps à autre il lui prend l’envie, l’idée de ma saisir dans ses bras. J’ai horreur de ça. Je me tends comme un câble de Golden Gate, je le regarde en coin l'oeil effaré, je me contracte, j’essaie de toutes mes forces de lui faire comprendre que NON c’est une mauvaise idée, LÂCHE MOI, POSE MOI MAINTENANT mais il me garde là serré au creux des ses bras, souriant. Je lui crèverais volontiers les yeux d'une seule de mes griffes si je pouvais. Puis cet âne me pose au sol avec un air imbécile de vainqueur tordu. Je le déteste quand il fait ça.
Il n’y a qu’une chose à laquelle, pour l’instant il résiste encore. Mais je ne désespère pas, je ne renonce pas à le compter dix là-dessus. Il ne me laisse pas dormir dans sa chambre. Dès que j’en ai l’occasion, je fais mine de rien, je lui jette un œil en coin et je monte direct dans là-haut m’allonger sur sa couette mais il a repéré mon manège, il veille au grain et me traque. Je ne reste sur son lit jamais bien longtemps, il monte, me chasse et ferme la porte de la chambre. Il le fait avec constance et détermination, il est à peu près aussi têtu que moi cet humain là. J'aime ça. Je prends maintenant des chemins détournés, je ne cherche plus vraiment à monter de suite les escaliers, je fais comme si je me contentais de l’assise d’une chaise sous la table de la salle à manger tout près du radiateur et là je lui donne le change, je fais semblant de m’endormir, mais en vrai, je ne surveille que la montée des escaliers que j’ai en ligne de mire et j’y grimpe dès qu’il regarde ailleurs.
Le temps que j’y reste est déjà du temps gagné. 
Je n’en ai pas fini complètement avec lui, jusqu’à ce que j’accède à son lit définitivement, je vais continuer à tolérer, un temps, qu’il s'agite encore sous mon toit.



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