26 février 2019

Ray World (Portraits de femmes 4)

Elle était comme nous tous, elle n'avait pas choisi le sien non plus. 
Elle s’appelait Raymonde. À part les pseudos, personne, jamais, ne choisit son prénom. Elle habitait pile en face de chez moi. J'entrais au 74, elle sortait du 75 . On ne peut pas faire plus face. Elle ouvrait les volets de sa chambre, le matin vers huit heures sept, parfois huit heures huit. Elle ne les poussait jamais en grand. Peur de trop de lumière? Il faisait toujours sombre chez elle, mais il y avait de quoi. 
Son dernier homme était mort, son chien, (qui hurlait comme un loup dès qu’un passant passait) est enterré à côté de son chat, je le sais, c’est moi qui ai fait les trous, dans son jardin grand comme un tiroir de table de nuit, ses rosiers étaient secs de fleurs et ce qui reste de sa  pelouse jaune est envahi d'herbes mauvaises et de chardons piquants. Son pauvre cerisier, lui, ne donnait plus que des noyaux. Il n’y a guère que ses trois ou quatre pieds de framboisiers qui la faisaient sourire un peu. Jusqu'aux oiseaux qui à traverser le tout, s'en sentaient patraques. 
Quelques années auparavant, son minuscule lopin était comme un vase généreux, ce n’est plus qu’un bout de banlieue aride, un avant goût de terrain vague, un désert banlieusard. Elle ne peut plus trop se baisser pour arracher toute cette chienlit, Raymonde. Plus trop, c’est à dire plus du tout. Il lui  est arrivé de m’appeler pour ramasser vingt euros qui avaient glissé de son porte-monnaie... J'en profitais pour lui tondre sa toundra.
Nous avions fini par sympathiser, elle et moi, enfin surtout moi. Avec ce qu’était sa fin de vie il n’y avait pas de quoi être hilare tous les jours. Elle ne l’était pas. Elle était même franchement  rogue, râleuse, aigrie, acariâtre, se plaignant pas mal, c’est à dire beaucoup. Mal au dos, mal au pied, de l’arthrose dans les mains, seule… plus très propre... il y a de quoi vous diminuer le sourire. Vous verrez quand ça nous arrivera, si nous trouvons encore la vie si belle c’est que nous avons une sacrée confiance en l’avenir.     
Les trois quatre choses qui nous liaient étaient le voisinage, les framboises, ses rendez-vous à la banque et la nécessité de faire le plein au supermarché. 
Quand venait la saison des framboises, je recevais un coup de fil : " Vous voulez des framboises ? " 
Ah non, pas de "Bonjour...", pas de "C’est votre voisine" Juste ces quatre mots secs "Vous voulez des framboises ?" envoyés sur un ton qui ne pouvait pas laisser croire qu’on n’en voudrait pas. 
___  Avec plaisir, Raymonde mais je passerais ce soir si vous voulez bien là je suis en train de peindre, j’en ai partout, je ne peux pas me déplacer !  
___  Ah ben non, c’est maintenant, je viens à la grille. 
Et elle raccrochait. Je regardais par la fenêtre et je la voyais sortir de chez elle avec un bol plein de rouge, trotter menu dans l’allée. Je devais tout quitter, là, à la seconde pour douze framboises qu’elle venait de ramasser. Alors je descendais, je traversais la rue, un récipient vide à la main, oui parce qu’elle voulait récupérer le sien, j’y faisais glisser les fruits, nous nous disions deux trois mots à propos de cette vie difficile, de son mal partout, de son triste jardin qui si son pauvre mari voyait ça... et je rentrais chez moi.
Au fond elle me sonnait à la saison des emmerdes, c'est à dire souvent. Un frigo en panne, une machine à laver qui fuit, une ampoule cassée, avant c'était son vieux mari qui réparait  tout ça mais depuis il est mort, je n'ai que vous... On ne va pas se marier de suite, Raymonde, il faut que vos parents soient d'accord, je lui disais en souriant...

Pour ces rendez-vous à la banque, c’était en général le samedi. Il fallait l’emmener à son agence où elle retirait du liquide pour quinze jours… cent euros. CENT.  Je le sais parce que je rédigeais le chèque, elle signait d'une vague croix soulignée. Raymonde était ce qu’on appelle avec des pincettes dans certains milieux, une femme de peu. Peu de retraite, peu d’argent, peu de visites, peu d’amour... Beaucoup d’un peu tout.
Pas trop le genre Liliane vous voyez? 
Elle vivait (appelle-t-on encore ça vivre ?) avec deux cent euros par mois. Autant dire que les Bahamas étaient loin de la tracasser, autant dire que la seule île qu'elle connaisse était flottante, si vous voyez à quoi je pense… Evidemment, plus personne ne venait plus la voir, même le facteur ne savait pas qu'elle habitait là, plus personne ne souhaitait d'elle, c'est simple, même la canicule, en son temps, n'en avait pas voulu. Quand elle avait besoin de liquide, un dé à coudre, elle me passait un coup de fil en début de semaine, et me disait:
___ Samedi vous pouvez ? Je pouvais. Treize heures cinquante, l’agence ouvrait à quatorze. Un autre coup de fil le vendredi soir pour être bien certaine que je n’ai  ni changé d’avis, ni oublié, un autre encore le samedi matin vers sept heures… SEPT heures,  Raymonde se levait bonne heure et le monde autour d’elle devait faire de même, pour vérifier que j’y serais bien… 
___Mais Raymonde, je vous ai dit oui hier soir, je n’ai pas changé d’avis… 
___Mais je préfère être sûre, avec les jeunes (Oula, besoin de lunettes, Raymonde...) on ne sait pas à quoi s’en tenir… 
Je la déposais devant l’agence, elle voulait être la première. Je l'attendais dans la bagnole, et je la ramenais chez elle dare-dare, elle ne pouvait pas manquer le début des "Feux de l'amour"...
Avant de nous quitter, elle me racontait combien il est difficile de vieillir seule, enfin le refrain habituel et me glissait dans les mains une bouteille d'un blanc sec de sa cave, avec une photo d'huitres ouvertes dessus l'étiquette. Je refusais, et pour cause, j’avais essayé la première fois… L’évier avait été comme neuf quand je l’avais vidée dedans, la deuxième j’avais tenté d’en verser sur une dorade en papillote… le poisson avait fait des bonds dans l’aluminium… Je refusais fermement mais je partais avec. 
Parfois, je l’emmenais dans un hypermarché. Je la soupçonnais bien d’acheter toutes ces boites à chat pour elle-même, je le savais, moi, que ses chats étaient morts, mais comment lui dire qu'un humain ne mange pas de nourriture pour chats? 
J’ai aimé qu’elle  soit si peu amène, si peu sympathique, je n’ai pas eu envie, jamais, de l’inviter chez moi prendre un thé ou autre chose, passer un moment. Je lui étais utile, point. Et, ainsi, quand j’ai choisi de faire route au Sud, je ne me suis pas longtemps demandé : 
Et Raymonde, hein? Qui va s’occuper d’elle, qui va l’emmener à la banque ou transbahuter ses packs de flotte ? 
J’en ai juste parlé aux acheteurs de ma maison comme pour leur transmettre le flambeau. Tu parles d’un flambeau, une bougie en fin de mèche, oui. Pour avoir, ce n'est pas le plus difficile, la conscience tranquille? 
Je ne pouvais pas m’empêcher de l’imaginer à vingt ans comme l’Insolente et infidèle de la chanson de Romain Didier: 
« ...Et puis la nuit revient 
Comme un ennemi fidèle 
Glisser entre ses reins 
Des rêves de Demoiselle.
Elle a tellement aimé 
Qu’elle comprend pas toujours 
Qu’il n’y ait guère que la télé 
Pour lui parler d’amour… » 
J’espérais, pour elle, qu’elle ait connu ça, avant.
Raymonde, le vrai monde... à trente euros près, à deux pas d'ici…

4 commentaires:

Pastelle a dit…

Encore un magnifique portrait, très tendre, d'une femme si peu engageante pourtant...
J'espère que les nouveaux auront réellement repris le flambeau.

Christian cottard a dit…

à Pastelle Merci pour elle, je l'espère aussi qu'il ne s'est pas éteint et qu'elle non plus...

M a dit…

Dresseur de portraits fauves, tu m'enchantes autant que leurs sources !

Christian cottard a dit…

@ M Merci, ça enchante aussi!

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