29 novembre 2021

Des racines et du vent

 Reçu d'Alchimer, de  l'été là-bas au milieu de cette nuit d'hiver ici: 


29°49'S 179°29'W 

 

Note bien cette longitude. 

Dans la journée, nous allons franchir ce terrible méridien, celui qui te blanchit de 24 heures d'un coup. 

À la seconde du passage au 180°, nous serons demain. 

L'exact antipode de Greenwich, le degré originel, ce zéro qui passe tout près de chez toi. 

Si tu plantais un arbre là, devant ta porte, et que sa racine puisse pousser tout droit à la vitesse de l'éclair, elle ressortirait devant notre étrave.

On s'arrêterait un moment, le temps d'écouter battre le cœur des aimés, car on le sait, l'arbre est la voix de ceux qui l'ont planté, puis on lui montrerait l'île à quelques milles par notre travers, L'Esperance Rock, la plus sud des Kermadec. 


La racine saura, c'est là qu'elle prendra terre. Qu'elle fera branches et que bientôt l'arbre frère, à l'envers du tien, fasse croix tout au sud pour que ton nord et le mien jamais ne se perdent. 

Martial


Vertiges...




Reçu Jeudi 2 Décembre dans la nuit:

2 heures,

 

je prends mon quart, dans le cockpit désormais, plus question de ne jeter qu'un coup d'oeil de temps en temps et s'endormir sur son bouquin au chaud dans le carré. À 24 h de l'arrivée, on est en approche. D'ailleurs hier, on a croisé notre premier cargo à 8 milles de distance, un porte-containeurs de 146 m de long ... Pas le genre à se dérouter facilement. 
Donc un bon coussin, café, frontale, bloc-notes, blouson, bonnet, paré pour la nuit. Non pas qu'il fasse froid, juste un peu frais, mais interdiction de ne serait-ce qu'un bout de rhume ; par les temps qui courent, ça pourrait être mal vu. Déjà qu'on sera testé covid en arrivant, consignés sur un quai non relié à la terre, pendant les 3 jours d'attente des résultats. 
Pourtant, après 19 jours de mer, ils se voient à l'oeil nu, les résultats.

À vrai dire, voilà la véritable appréhension de cette traversée : l'arrivée. Puis, d'une certaine manière, la vie à terre. Certes, on ne rentre pas de trop courtes vacances pour reprendre le boulot. Mais le bruit du monde au travers des nouvelles des uns et des autres résonne tellement comme de mauvais roulements de tambours ....? Vivre en mer se réduit tellement à l'essentiel, consiste à tant de beaux silences. Comment garder une telle ouverture, une si vaste harmonie ?  


Au cours de ces milliers de kms de ciel et d'eau, on peut connaître des moments de profonde sérénité, la vérité de toutes les lumières, l'horizon, la beauté simple de sa courbe, le vol d'oiseaux inconnus, trouver confiance en leurs solitudes, imaginer la nuit comme un jour, comprendre les étoiles, ne plus avoir à douter. Mais on peut connaitre aussi la peur, l'authentique, celle qui te tord le ventre, toucher d'extrêmes fatigues, être malade jusqu'au délire, se voir soudain si petit, avoir froid, avoir mal, ne plus penser qu'à survivre. Mais alors tu vis. Tu vis sur ta peur, sur tes élancements, sur ta concentration, sur ton humilité. Ton esprit intègre chaque rugissement, embrasse l'énormité du ciel, perçoit l'impensable mouvement des eaux, et s'y conforme ; tu n'as plus à lutter, tu ne possèdes plus rien. N'existe que l'explosion de vie dont tu deviens un éclat ; toi, cet être si présent dans ce minuscule instant du monde.  

Ce même sentiment, nous l'avons eu hier, au crépuscule, sur une mer apaisée, tandis que le jour flambait ses derniers pastels et qu'un banc de dauphins vint se mêler à la fête. Peut-être une centaine autour du bateau. Ils mitraillaient la surface de leurs dos luisants, lançant dans chaque gerbe le chuintement joyeux de leur souffle. Quelques rigolards montaient parfois en chandelle et tentaient le miracle : tenir sur la queue plus longtemps que le grand frère. Mais quand lui s'y mettait, c'est d'un salto qu'il terminait sa course ... Ce jeu entre eux -qu'ils venaient nous offrir, était un signe de reconnaissance, et ce soir là, dans nos cœurs émerveillés, de bonté. On sait depuis longtemps qu'ils ont eu la parole bien avant nous.  

Rien de mystique dans toutes ces fréquentations, même si se fondre dans une nature aussi totale, nous pousse parfois à questionner les vagues ; un peu d'animisme tout au plus quand, avec Rimbaud, je clame "l'aube exaltée, ainsi qu'un peuple de colombes". Car tout ce que j'attends, au fond, de mon prochain passage à terre, est de pleurer ma joie dans les bras de mes filles, et de trouver intact le sourire de ceux-là qui ne m'ont pas quitté. 
Premières lueurs du jour, le vent adonne, je vais pouvoir prendre quelques degrés au sud. Puis mettre la bouilloire et préparer le thé. Dans un moment, une main caressante me touchera l'épaule, puis s'appuiera un peu, "c'est l'heure ?", La voix encore lointaine, à peine sortie des limbes, cette voix que je n'aurai pas à espérer demain au bout du quai, puisque, béni des dieux, mon quart fini, elle est de tous mes sommeils.


Martial.


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