29 août 2020

LA manille

Elle m'est tombée sous les yeux dans le fond d’un garage encombré d’une maison désertée par ses propriétaires de toujours. 
Le temps fuyant, la maison  en était venue à changer de mains, aussi, elle subissait une cure de jouvence et n’allait pas tarder à être investie par de plus jeunes avec des enfants. Des cris dans l'escalier, des jeux dans le jardin, des courses dans les couloirs depuis si longtemps silencieux. En quelque sorte, elle allait se remettre à vivre. Elle, elle était là, à terre, dans le foutoir du garage, parmi les objets désormais inutiles, les restes des tuiles du toit flambant neuf, les chutes de parquets flottants, les anciens outils, les cartons de déménagement encore empilés, la poussière des travaux en cours, les pots de terre vides des anciennes plantes vertes maintenant non désirées, la présence des anciens propriétaires. Elle brillait comme une étoile au beau milieu de ce bazar sans nom. Je n'ai vu qu'elle. Je me suis penché pour la ramasser, pour l'extraire de ce maelström et tout ou presque m’est revenu, d’un coup, d'un seul. Un peu comme on se souvient d'une vie entière  à la seule évocation d’un prénom.
Dans la petite pièce de métal brillant que j’avais entre les doigts, j’avais aussi des heures et des heures de jours d’été, des nuits de mouillage inconfortable, des allers retours en annexe, des hissage de grand voile, des prises de ris, des génois gonflés, des boutes étarqués, des clapots formés, des caps tenus, des noeuds avalés, des après midi de pétole, les deux phares rouge et blanc de l’Île Madame, la masse imposante et abandonnée du Fort Boyard, les horizons des îles... Dans ce petit U fermé par une clavette vissable, il y avait des nuits étoilées, les mélopées des glings glings des haubans contre les mats métalliques, l'écoulement des eaux le long des bouchins de la coque, le pataras cassé sans que le mât ne s'effondre un jour de grand vent, cette fois où j'ai failli mourir dans le Fier d'Ars se vidant emporté par la chaine d'ancre enroulée autour du bras...

Il y avait du pertuis d’Antioche à celui de Maumusson, de l’île d’Aix à l’île Madame, du Fort Boyard aux deux tours de La rochelle, des Allards au port d'Arceau, de l'Eglise de Saint Georges aux boulassiers, du port du Douhet à Domino, de Chassiron à La Côtinière, du flot qui emplit la Charente au jusant qui la vide de ses humeurs malignes comme s'il s'agissait d'un gigantesque lavabo, des courants de fond qui portent vers Ré à ceux qui entraînent au large vers l’Amérique, de la côte Ouest à celle d’Est, du couchant au levant, des plages de Vertbois à celle de la Gautrelle, des ciels de traîne à ceux des dépressions, des ciels sans horizon où la terre et la mer se mêlent à ceux dont les silhouettes des amers sont claires...

Dans cette cave en désordre, un bout de métal en main, me sont venus  en mémoire et sous les yeux des sorties de Perrotine au moteur au tout petit matin des premières lueurs de l’aube après des attentes de la bonne heure, que le chenal soit plein, j’avais des arrimages aux quais de ports de Ré, des sorties aux restaurants, des salades de riz tomates et des verres de rosé, j’avais des soirées interminables sous des tauds de toile épaisse bleue roi, des heures de navigation dans cet espace à vue de toute terre, sur une eau plus verte que bleue, sous des vents davantage bienveillants et établis qu’énervés.

Cette pièce de métal c’est tout ce qui, aujourd'hui, restait de Mélusine un challenger Scout en polyester de sept mètres vingt, de leurs propriétaires et malgré tout, rien n’avait disparu. 

Ce sont tous ces étés que j’ai empoché quand je l’ai glissée dans mon pantalon, ce sont tous ces jours heureux et ensoleillés que j’avais avec cette manille dans le creux de la main.

Des étés entiers dans une manille de rien.





5 commentaires:

Brigetoun a dit…

ou ce que raconte la manille (pas une, la)

chri a dit…

@ Brigetoun Oui, oui, LA!

Brigitte a dit…

Il suffit de peu pour que les souvenirs remontent ... Ah La Manille !!! C'est quelque chose

chri a dit…

@ Brigitte OUi, elle en contient des étés!

Nathalie H.D. a dit…

Ah oui, la manille.
Moi c'est mon compas à pointes sèches que j'ai retrouvé dans mon bazar du fond du cellier il y a quinze jours. Je ne l'ai pas verbalisé comme toi, et pas du tout écrit, mais j'ai eu un joli flash de mes navigations. J'ai aussi mon sextant Freiberger et une carte unique rescapée, un routier de la Manche, comment est-elle arrivée là, celle-là? En tout cas tu as merveilleusement raconté nos petites madeleines, merci. Tout cela concentré dans une manille, c'est évident !

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