07 juin 2019

C'est la vie qui l'est

"Et comment on va aller lui rapporter ses merdes! D’où elle à le droit de vendre des saletés pareilles ? On devrait la dénoncer au centre anti poison, oui !? 
À la police, même. 
J’ai manqué d’y laisser la lame du couteau tellement c'était dur ! 
Et moi mes dents. Encore un peu, mon pivot rendait l’âme! On voulait juste manger du fromage, pas faire un stage chez les tailleurs de pierre !
Non vraiment on ne peut pas laisser passer ça. 
Mieux, on ne doit pas laisser passer !"

Ils ont collé les quatre ou cinq pierres au genièvre, au poivre ou aux baies roses, qu’ils avaient achetées la veille à la ferme Sainte Brigitte dans une boite plastique Tuper machin et ils l’ont laissée là sur le rebord de la banque en évidence pour ne pas l’oublier. Le lendemain, ils attendraient l’heure de l’ouverture de la fromagerie ou plutôt de la carrière, c'est à dire vers la fin de l’après midi pour monter à la ferme régler le différend et, au moins, se faire changer les immangeables pour du comestible. Ils étaient remontés comme des coucous et pas vraiment disposés à se laisser enfumer par une vendeuse de fromages durs. Fût-elle la jolie femme qu'elle était. Une cinquantaine pimpante, blonde filiforme loin du cliché convenu de la fromagère rougeaude et bien nourrie. 
Ils  étaient venus dans le coin pour passer quelques jours de ce Mai finissant en altitude. Il faut dire que l’endroit valait le déplacement des trois heures par l’autoroute. Un village fortifié, plein de charme au cœur d’une vallée battue par les torrents qui étaient au moins trois à débouler des sommets et comme il avait neigé tardivement cette année, l’eau courait encore en gros bouillons gris musculeux et faisait en dévalant un raffut du diable. Au Nord et au Sud du village protégé derrière ses remparts encore tous  debout, il y avait de chaque côté un fortin renforçant l’idée de  forteresse imprenable. Le village était à peu près au mitan de la vallée du haut Verdon. D’un côté Saint André des Alpes, de l’autre le col d’Allos et après la bascule, la vallée de l’Ubaye avec la si mexicaine Bercelonnette. Ils étaient montés parce qu’une rumeur disant que cette année les morilles étaient abondantes avait couru partout et était arrivée jusque dans la plaine. Ils voulaient en être. Toutes ces dernières années la fenêtre de ramassage avait été plutôt étroite et on disait que cette fois c’était le bon Mai. Il ne fallait pas louper ça. Le village s’était peuplé de marcheurs un panier à la main qui ne venaient surement pas pour cueillir des abricots. Le lendemain matin les deux sont partis à l’aube pour un coin inconnu de tous les autres, du moins l’espéraient-ils. Ils en ont rapporté une pleine cagette, les ont montrées à certains sans leur dire où ils les avaient trouvées, les ont nettoyées, pesées  puis mises à sécher. De temps en temps ils les regardaient en se disant intérieurement : Putain, si elles sont aussi bonnes que belles, elles vont être bonnes. Ça valait le coup de transpirer un peu. Les veaux n’ont qu’à bien se tenir. On était maintenant en fin d'après midi, l'heure était venue de rapporter leurs achats douteux. Ils ont pris la voiture et la boite plastique avec les cailloux aux herbes et sont remontés vers la fromagerie.
Arrivés devant ils ont été contrariés, il y avait des clients. Comme Ils ne voulaient pas non plus l'humilier, ils ont préféré attendre que les gens s’en aillent pour entrer râler.  Quand les autres sont sortis, ils sont rentrés.
L’un a commencé :
"Voilà, on est venu hier et on a acheté ça. On n’a pas pu les manger, ils sont durs, amers, vieux..."
En prononçant ce mot c’est comme si on avait donné le départ d’une course. La fromagère s'est mise à monter sur un immense cheval : 
« Mais je vous ai dit qu’ils étaient durs, je vous l’ai dit, je vous ai prévenu » et puis elle a continué. Un torrent de misère nous a dégringolé sur les épaules :
« Je n’ai plus de lait depuis Pâques, IL a pété un câble, IL nous fait sa crise de la cinquantaine, IL a foutu le camp, IL a vendu les vaches, IL a laissé tomber sa famille, IL a foutu en l’air tout ce qu’on avait construit en vingt ans… Je tiens parce qu’il y a mes enfants et que je veux me battre" 
Des larmes lui montaient aux yeux et commençaient à couler en grosses cascades sur ses joues, elle nous envoyait ses peines dans une extraordinaire tension d’une tristesse infinie… "IL" On ne le connaissait pas mais d'après le tableau, on n'avait pas très envie de le connaitre. Et puis, elle a continué sur ce ton pendant un bon quart d'heure. Un mélange détonnant de rage et d'abattement. Pour finir elle a balancé:
"C’est la vie qui est dure, pas mes fromages, si vous saviez."
On se retrouvait comme deux crétins avec nos petites pierres parfumées dans leur boite plastique devant ce tombereau de malheur qui n’en finissait pas de se verser dans nos oreilles et nos deux coeurs.
"Mais je vais vous rembourser, je ne sais pas comment je vais finir le mois mais tant pis, au point où on en est, je vous les paie vos fromages"
 Elle nous a refilé quelques euros avec lesquels on a illico acheté une tomme fraiche histoire de ne pas en plus la mettre sur la paille… On s'est surpris à bredouiller : 
"On ne savait pas, si on avait su, on ne les aurait pas rapportés. Là vous ne pouvez pas l'entendre mais ça va s’arranger vous verrez… Dans quelques années vous serez contente d'être débarrassée d'un type capable de ce qu'il vous a fait..."
Entendre ça, elle ne pouvait vraiment  pas! Pour l'instant.
On n’avait qu’une envie c’est de ne pas pleurer avec elle pour ne pas en ajouter mais  ce qu'on souhaitait le plus c'était surtout de ficher le camp de cette boutique que le chagrin envahissait et devenait contagieux.
Alors, d’autres clients sont entrés. Ils en ont profité pour déguerpir. C'est les larmes aux joues qu'ils ont lâchement abandonné la fromagère à ses tourments.

En rentrant, pour se remettre, sans toucher à la tomme fraîche de l'abandonnée, en vidant une bouteille de blanc, ils ont tartiné des portions entières de vaches qui rient crémeuses sur des tranches de pain mou.




5 commentaires:

Brigitte a dit…

Oui c'est vrai que parfois et pour certain la vie est dure !
Et comme des cailloux ...de fromage

chri a dit…

@ Brigitte Elle peut l'être, oui.

Tilia a dit…

L'art et la manière de faire durer le suspens, bravo.
La chute m'a un peu surprise car je me suis demandée pourquoi ils mangeaient du fromage à tartiner au lieu de la tome fraîche qu'ils ont achetée en échange des vieux cailloux...
Et puis j'ai pigé quand le rire de la vache a fini par me faire sourire.

chri a dit…

La vie? Une vache qui rit?

chri a dit…

odile b. a écrit :
"Vache, la Vie" ?
Ah les lâches qui pleurent, maintenant, après avoir été vaches... et les vaches qui rient, mordant à belles dents sur leurs tartines moelleuses !...
Z'avaient pas connu la guerre, ceux-là... et pas, non plus, connu la guerre contre "La Vache Sérieuse" avec ce slogan écrit sur la boîte : "Le rire est le propre de l’homme, et le sérieux celui de la vache !..."

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