15 mai 2019

L'Amma des salades (Portrait de femmes 14)

Elle, elle avait tout pour me déplaire.
Elle était fringuée comme une cracheuse de feu d’un cirque tadjik. En bas, un sarouel sans âge ou mieux, des braies qui avaient dû appartenir à un cousin de Vercingétorix en coton épais comme un brouillard de Novembre en baie de Somme à longues rayures verticales, couleur kaki boue qui lui faisaient des jambes en pipe line. Aux pieds, des knickers éculés, d’un autre siècle, délacés. Qui débordait sur le pantalon un pull de laine dont le mouton avait connu Bonaparte. À trous sur les coudes. Des cheveux en vracs frisés, châtains aux reflets blods, longs réunis en une vague queue fougueuse, d’un cheval indomptable, qui sortaient des manches du pull des mains de ferronnière, noircies par la terre des légumes qu’elle installait sur ses tables. J’étais posé depuis lurette et je la regardais s’agiter avec une énergie volcanique. Elle courait du camion à l’étalage, portant à bouts de bras des cageots de légumes plein champs. À ses côtés deux hommes verticaux, dans le passage, quasiment immobiles le regard vide comme hypnotisés par le tourbillon qu’elle créait et le manque de sommeil. Ils touillaient un bâton de plastique dans une tasse de café noir du même. Elle leur passait autour chargée comme une Rossinante, une lourde caisse bondée de craquantes entre les bras, les décoiffant parfois sans une seule remarque ni reproche. Elle montait son étal avec efficacité et application et eux ne lui servaient à rien d’autre qu’à être là dans le milieu de ses pattes agitées.
Pour elle, je lui ai vu un visage illuminé par un sourire auquel il manquait une dent sur un côté, vers la commissure, elle devait s’en foutre comme de l’an quarante, parce qu’elle ne freinait pas son sourire, elle le laissait s’ouvrir et il inondait l’endroit.  Elle avait une peau mate brunie par l’exposition au soleil qu’ont les gens qui bossent dehors. Elle devait conduire les tracteurs, aller aux serres, couper et entasser les salades dans les cagettes, Pas une trace de maquillage autour des yeux, ni des lèvres, ni des ongles. Pour être nature, elle était nature. Je connaissais bien ces visages, j’en avais vu toute mon enfance, la sueur des fronts essuyés de la terre avec le dessus du poignet vite fait en passant qui laissent des traces jusqu’au soir, la peau creusée de rides, les yeux plissés sous l’éclat de la lumière, les mains blessées par les couteaux, les racines à arracher, le froid de l’eau des bacs. La terre est une piètre manucure. J’étais fasciné par son énergie débordante, par son sourire éclatant et quand elle s’est mise à parler j’ai été foudroyé. Elle parlait espagnol d’une voix grave mais enjouée, chantante et quand quelqu’un s’approchait de son stand, elle posait sa caisse et l’embrassait comme du bon pain en lui demandant de ses nouvelles et surtout, elle touchait. Elle touchait, un bras, une épaule un visage à deux mains, en serrant très fort les corps contre elle, en murmurant à l’oreille. Mon Dieu cette femme en mouvement qui vendait des salades sur un marché était une thérapie ambulante, une machine à sauver le monde, à lui donner de la tendresse et de l’enlacement, une fabrique à câlins, une usine à hugs, un container de sourires et de bien être et ils venaient tous s’y faire cajoler. Chacun qui passait y avait droit, l'un après l'autre. Une Amma du Petit Palais. Après avoir observé ce manège une bonne partie de la matinée, je n'avais rien d'autre à faire, j'étais venu pour tenter de vendre un truc qui n'intéressait personne, je n’avais plus qu’une envie : Etre de la partie, recevoir moi aussi une rasade d’embrassade, bénéficier de cet amour universel déversé.
Ils ne sont pas nombreux les gens dont on ne sait rien de leur vie, pas même leur prénom mais qui laissent tout à voir de la générosité profonde de leur âme. Des salades, elle n'en vendait pas que les feuilles.
À la fin de la matinée, avant de plier bagages, je lui ai demandé si elle était remboursée par la sécu. Elle n'a rien compris de ce que je lui ai dit mais elle m'a envoyé un de ses si vaillants sourires... Il a fait ma semaine. Une citerne de Bion 3 senior au jojoba.

Me retrouver, un temps consolé entre les bras de celle qui, sans la connaître, avait tout pour me déplaire.



6 commentaires:

Francine a dit…

Magnifique et Authentique portrait de femme nature....On pense à ces ces solides italiennes de la Maremma qui étreignent la vie à bras le corps, vous réconcilient avec le genre humain et n’ont pas besoin de tapis rouge pour exister (que les stars du petit écran aillent se rhabiller d’ailleurs tiens ! ! )

chri a dit…

@ Qu'elles y aillent! Merci Francine!

Tilia a dit…

L'habit de fait pas le moine et la beauté ne se mange pas en salade ;-)

Belle description d'une nature débordante de vitalité, dotée de surcroit d'un caractère chaleureux frisant l'exubérance.
L'effet revigorant de l'ensemble semble néanmoins sans effet sur la léthargie de ses deux acolytes. Sans doute se sont-ils relayés au volant pour amener nuitamment leur chargement depuis l'Espagne..

chri a dit…

@ Tilia Je n'avais pas pensé à ça! Ils semblaient inexistants face à la si bienveillante tornada!

Brigitte a dit…

Un portrait plein de vie et très nature !
Belle fin de semaine à toi

chri a dit…

@ Brigitte Merci de tes voeux! Belle semaine aussi!

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