Le repas terminé, elle allait à la cuisine, enflait une blouse, une de celles qu’on vend aux veuves sur les marchés des bourgs de province, elle faisait couler de l’eau chaude dans une bassine en étain et pendant que cette dernière se remplissait, elle s’allumait une disque bleu filtre qu’elle se collait au coin des lèvres. C’est ainsi, dans cet équipage rituel, qu’elle allait faire toute la vaisselle, depuis son arrivée de la salle à manger jusqu’à son rangement, séchée, essuyée, dans les placards sans jamais toucher à la clope de ses doigts. Et plus fort encore: sans faire tomber la cendre!
Elle aspirait et recrachait la fumée par le nez comme un dragon femelle, les avants bras dans la flotte moussonnante, une balayette à la main… Et aspire et rejette le nuage de fumée bleue, âcre et bleue, gentil dragon de cuisine.
Et rien de ce qu’on pouvait lui dire à propos du mal qu’elle se faisait en fumant ne l’aurait fait se priver de cette cigarette là. Une des deux de la journée. L’autre était pour la vaisselle du soir.
On tentait bien d’aller nettoyer les assiettes avant elle mais elle nous virait de sa cuisine en nous disant qu’on était chez elle, que chez elle ça ne se discutait pas, c’est elle qui commandait. Même pas son mari. Même pas lui, mon grand père. C’est qu’elle était disons têtue, Jeanne. Pas comme un âne, non, un âne on peut, en y mettant du sien, pas mal de patience et beaucoup de carottes, on peut le faire plier, voire changer d’avis. Jeanne, elle, était têtue comme une loi de physique. C’est aussi qu’elle ne s'en remettait pas au hasard. Mais une fois qu’elle avait décidé, les choses se passaient comme elle voulait que ça se passe et point c’est tout. Il n’y en avait pas eu beaucoup pour la convaincre que ce serait une folie de partir en septembre de l'année mille neuf cent quarante en vélo de Paris, pour aller rejoindre l’homme qu’elle aimait et qui venait d’être rapatrié à Foix. Du reste, il n’y en avait pas eu. Une fois qu'elle avait décidé de partir, elle avait enjambé son engin et mit un peu plus d'une semaine pour parcourir les sept cent soixante kilomètres, traversant le pays de part en part sous les encore bombes, dormant ou dans les granges ou chez l’habitant, se nourrissant de la générosité des rencontres. Arrivée en bas, elle avait fait des pieds et des mains pour le voir, lui, son Henri et là encore, pas un gradé n’avait résisté. Une fois qu’elle l’a embrassé, une fois qu’elle fut assurée que son homme soit vivant et bien vivant, une fois qu’on lui a autorisé à le reprendre, elle était remontée vers la capitale, en train, son biclou sous un bras et son amour sous l’autre. Ils ne se sont presque plus quittés. Quelques temps après, avec l’aide de sa sœur, elles ont acheté une petit boutique rue Monge. Un commerce de droguerie et de vaisselle. Elles le tenaient à deux et vivaient à deux, dessus. C'est sur la place, dans les odeurs de crottin des chevaux de la caserne des gardes républicains toute proche, que j'ai appris à faire du patin à roulettes. Là et dans la Cour Carrée du Louvre. Ils habitaient rue Saint Honoré. Il y a moins majestueux comme terrains de jeux! Elle revient... la voir préparer des casse-croutes comacs (on ne dira sandwich que bien plus tard!) d'une entière baguette au camembert pour les "cloches" qui passaient au magasin en faisant l'aumone. "Je leur donne à manger comme ça je suis certaine qu'ils ne boiront pas l'argent, mais qu'ils auront le ventre plein," elle disait. Pendant ce temps là, lui, le revenu de la guerre, faisait l’acrobate sur les toitures en zinc des immeubles parisiens pour les réparer. Bien sûr qu’un mauvais jour, il s’est cassé la gueule et le calcanéum. Finies les acrobaties. Alors, il est devenu porteur de plis au Conseil d’Etat. Il travaillait au Palais Royal. Il y a pire comme usine. Et après avoir parcouru la ville en verticale, il s’y est baladé à l’horizontale. Il avait pour véhicule de fonction un 3800 flambant neuf avec deux sacoches en cuir. Bien plus tard, je m’occuperais de sa fin de vie (du 3800) en perçant le pot d’échappement à la chignole. Comme un imbécile, j’avais entendu dire que ça les faisait avancer plus vite… Gagner cinq kilomètres heures en vélosolex... L'ivresse! Et puis, ils ont quitté la ville, ils sont allés s’installer dans un petit bourg des Pyrénées Atlantiques, dans le Béarn d’où Jeanne venait. Ainsi, sans qu’ils le sachent vraiment, leurs vies se bouclaient. S’ils l’avaient su, ils s’en seraient foutu puisqu’ils y allaient ensemble. Quand l'heure viendra, il faudra y penser et ne pas avoir la peur de déménager encore vers les quatre vingt dix ans... Ne pas laisser sa vie se boucler au-dessus de sa tête, en dehors de soi...
Ce qu’ils s’aimaient ces deux là, ce qu’ils s’aimaient. Ça ne les empêchait pas de s’enguirlander. Parfois, quand ils s'aventuraient dans ces régions là, dans celles de la colère et du ressentiment, j’aime autant vous dire que ce n’était pas pour rire. Il fallait l’avoir vue, une fois, Jeanne, sur un désaccord, quitter la table familiale, monter comme une furie à l’étage attraper au vol une valise, la jeter sur le lit, ouvrir une armoire, y jeter quelques unes de ses affaires à lui, la refermer, la descendre et la poser au beau milieu de la table du dimanche, devant nos regards ébahis et quand même souriants en lui disant : Ben voilà, ta valise est faite, si tu veux partir tu pars ! Mais si tu franchis la porte, tu ne le feras pas dans l’autre sens ! Jamais ! Non mais ! Et nous de retenir difficilement un éclat de rire. Et lui de faire semblant de se lever...
Dans le silence de la salle à manger envoyer un cinglant : Réfléchis bien !
Il a toujours bien réfléchi. Et lui, de se rassoir...
Dans sa barbe il disait : Tu ne supporterais pas...
Vrai qu'elle n'a pas supporté. Une fois, une seule il a franchi la porte. Pour toujours. D’un coup, comme ça. Une après-midi. Il revenait du jardin ou il avait travaillé à désherber quelques les pieds de légumes dont il s’occupait, surtout pour passer le temps, aussi pour avoir la paix, pas vraiment pour les nourrir. Comme quand il s'enfermait dans son atelier où personne d'autre que lui n'avait le droit d'entrer. Pas même elle. Pour être peinard. Là, il est venu boire un peu d’eau fraîche puis il est monté aux toilettes. Et il y est resté.
Elle, Jeanne a tout perdu ou presque cette heure là. En tous les cas, elle y a laissé son appétit de vivre, ça oui elle l’a bien paumé. Elle qui, bien que béarnaise, elle qui était plutôt gironde, a fondu comme beurre au soleil. On s'est dit souvent que c’est la seule fois où elle lui en a vraiment voulu. Et pour lui, ce fut la seule où il a osé lui faire peine. Alors, elle a commencé à s'en aller peu à peu. Elle a minci, beaucoup. Forcément quand on perd l’appétit de tout, on maigrit. Elle a souri moins souvent. Beaucoup moins souvent. Entre eux deux, on pensait que c'était elle, la force. On s'était trompé. La force venait d'eux, ensemble. Elle, elle trouvait maintenant la vie moins drôle, beaucoup moins amusante sans lui qu’avec.
C’est très souvent le cas de ceux qui s’aiment vraiment...
Peut-être s'aiment-ils encore aujourd'hui?
L’homme qu'il est devenu a toujours regretté que le jeune gars de la photo regarde à droite, au loin, vers le couchant et n’ait pas, comme elle un regard davantage tourné vers l’objectif ou même mieux vers elle. Elle qui, de toute sa vie, ne lui avait donné qu'une seule claque et des Transalls d'affection. Qu’il ne soit pas davantage présent à l’instant. Peut-être qu’à l’âge qu’il avait au moment ou la photo a été prise il ne le pouvait pas…
Aujourd’hui, le gamin a évidemment vieilli, il est même, à son tour devenu grand-père mais il ne se passe guère de semaines sans qu’il repense à eux deux, ensemble, à Jeanne & Henri…
Je me souviens de l'air d'une chanson ancienne
Qu'elle fredonnait souvent d'une voix si ténue,
Les paroles disaient que les gens quand ils s'aiment
Bien après qu'ils soient morts, leur amour continue...
Les paroles disaient que les gens quand ils s'aiment
Bien après qu'ils soient morts, leur amour continue...
Romain Didier. Je me souviens.