"Ecrivez le mot gare et vous montez dans un train qui n'existe pas." René Fregni.
C'est un lieu perdu, ou pas loin de l'être, un
bout de route, un endroit isolé, les murs encore debout d'une ancienne ferme
auberge désormais... fermée, de grandes tables vides sous un vieux chêne
accueillant à l'ombre généreuse, des enclos pour troupeaux ne servant plus, ni
à rien ni à personne, des fenêtres closes, des volets branlants, pas âme qui
vive au plein soleil d'un juillet s'exténuant, le hameau avait été comme frappé
du pire des maux. De celui qui laisse des cicatrices toujours à vif quel
que soit le passage du temps, de celui dont on ne se débarrasse jamais, de
celui qui marque au fer le cœur et tout le cortège qui défile avec, de celui
qui meurtrit à jamais: l'abandon.
C’est bien toi d’aller acheter un truc pareil!
Ah ça pour s’être foutu de sa gueule, ils n’y étaient pas allés de main morte.
Ils avaient chargé la barque, ils avaient bien poussé la seringue...Que vas-tu
faire pousser là-haut? Des pierres? Quels choucas perdus vas-tu nourrir?
Penses-tu qu'on puisse être ami du vent? Mais qui va venir ici, dans ce
trou ? Qui va monter jusque là-haut? Qui ? Moi. Je
répondais : moi.
J’avais débarqué en septembre. C’était le
premier où je n’étais plus obligé d’aller bosser. Ils m’avaient pressé comme un
citron, maintenant ils jetaient la pulpe. Dégagez, on n’a plus besoin de
vous. Puisque c'est ça, vous ne me reverrez plus, je m'isole, je sors du
terrain de jeu, je m'éloigne. Foutez moi tranquille désormais.
J’avais six mois devant moi pour remettre
l’auberge en état, écrire un livre et réouvrir au Printemps.
Avant de monter là-haut, j’étais passé par la
SPA, j’avais embarqué deux ou trois chiens, quelques chats. J’avais demandé à
voir ceux qui étaient là depuis le plus longtemps, je me foutais pas mal de
leur allure, de leurs marques, je voulais juste essayer de rattraper un
peu leur temps de caresses perdu. Les types et les femmes du refuge me
regardaient avec de drôles d’yeux mi-Noé, mi-dérangé. Ils n’avaient pas tort,
j’étais un peu des deux mais surtout le deuxième… J’avais aussi monté deux
chèvres, qu’elles se tiennent compagnie, depuis le temps que je voulais
fabriquer mon fromage. Et, pour faire bonne mesure, j’avais acheté un mulet, un
âne pour m'aider dans les travaux difficiles et quelques poules pour les oeufs.
Avec l’espace qu’il y avait dans les bâtiments ce serait le drame si je
n’arrivais pas à leur trouver une place.
J’avais également commandé une éolienne, avec
ce qui pouvait souffler au sommet, je pourrais sans doute me passer de l’odeur
du pétrole, mais comme je n’étais pas tout à fait dingue, j’avais déniché un
groupe électrogène qui devrait suffire à mes besoins : Un bon gros
congélateur, un frigo, une vieille chaîne stéréo et une connexion internet.
L’antenne qu’ils avaient dressée au pic un peu après le dernier virage
m’assurait une bonne réception.
Le reste, cuisinière, poêle, chauffage, chauffe
eau, marcherait au bois. Les quelques stères de chêne coupés en un mètre,
trouvés rangés dans la petite grange sud me feraient bien l’hiver.
J’avais dressé une liste des travaux à
accomplir pour rendre l’endroit vivable et je les avais classés en trois
groupes : Urgent, pas urgent, chiant. Je commencerais en octobre par
m’atteler au premier groupe. Les deux autres iront se faire voir.
Je l’avais accrochée en évidence sur le mur
près de la porte d’entrée. Quand l’un était terminé, je le rayais de la liste
et passais au suivant. C’était simple, sans embrouilles, je n’avais pas mille
questions à me poser le matin, je me levais, je savais quoi faire après le
café. J’avais aussi passé le premier mois à faire le tour de l’endroit pour le
connaître comme ma poche pour pouvoir en exploiter toutes les ressources. J’en
avais trouvé une bien généreuse et d’une pureté magnifique qui me remplissait
de bonheur même si j’en avais un peu bavé pour qu’elle me livre à domicile.
Le matin de bonne heure, avant qu’il ne fasse
trop chaud ou je remontais les murs de pierre sèche ou je redressais une
charpente et l’après midi j’écrivais mon livre. Au fond c’était la même
activité. Les rangées de pierres et les phrases finissaient par faire un
ensemble, comme une musique harmonieuse, la phrase d’après répondait à celle
d’avant comme la rangée du dessous tenait celle du dessus.
Pour le bouquin ce n’a pas été aussi facile.
J’ai passé un automne formidable, un hiver un peu délicat, c’est que ça
caillait pas mal sur le plateau, les jours étaient bien courts et les soirées
bien longues. À cause des bêtes, je ne pouvais pas m’éloigner trop longtemps,
deux jours d’affilée tout au plus, quand je devais refaire le plein, je
descendais le matin et j’essayais d’être de retour avant la nuit. On était venu
me voir au début et puis les visites s’étaient un poil espacées.
C’est le deuxième été que j’ai acheté cent
cinquante pieds de vigne, j’ai creusé les trous pour les y planter entre Aout
et Septembre, j’en faisais deux par jours. Mon dos n’aurait pas accepté
davantage et à l’age que j’avais il fallait que je commence à l’écouter celui-là.
J’ai fini de les planter le vingt octobre. Je m’en souviens parce que je me
suis dit que le vingt c’était une date d’une belle promesse pour des vignes...
Le plus dur ça a été de creuser les trous, le sol était si sec, si dur que
j’avais l’impression de m’attaquer à un plancher de béton et si j’avais attendu
que la pluie attendrisse la terre, les ceps seraient encore dans la grange.
Malgré ça je n’ai eu que peu de perte, il faut dire que l’hiver qui a suivi n’a
pas été si rigoureux. Du reste, tout le monde ici pleurait en se souvenant des
hivers d’avant. J’en suis tombé à genoux de bonheur quand vers la fin mars, en
marchant dans les rangées, j’ai vu les premiers verts revenir. Monter des murs,
faire un vin ou écrire un livre, au fond, c’est la même aventure.
En tout, je suis resté trois ans au
Castelas, trois années entières éloigné des malheurs du monde, c'était toujours
ça de pris. Le premier hiver, j'ai perdu quinze kilos, le poids des ennuis sans
doute. Et puis j’ai dû m’en défaire. Du Castelas. On m'a dit, un jour, en
ville, une bonne intention, que tu m'avais écrit. J'ai tranquillement,
patiemment puis obstinément attendu ta lettre mais elle n'est jamais
montée jusqu'ici...
Durant ces longs mois, je n’ai pas vu grand
monde rôder vers chez moi. À part
quelques égarés qui demandaient leur chemin et redescendaient vite fait, je ne
parlais avec presque personne. Bien sur,
je m’adressais aux animaux mais on ne peut pas dire qu’on parle AVEC une poule…
Il y a bien eu ces deux sœurs, deux hollandaises qui au printemps de la
première année passaient par là en venant d’Utrecht sur la route de
Compostelle. Elles s’étaient paumées quelque part mais l’important c’est le
chemin disait-elles avec un accent au couteau. Elles sont restées quelques
semaines, deux ou trois, je ne me souviens plus….Elles étaient fabriquées à la
hollandaise : Immenses, blondes, solides de grands yeux bleus et un
sourire toujours accroché à leur visage. Pas grand chose ne leur faisait peur,
pas grand chose ne pouvait s’attaquer à leur sourire, c’est plutôt celui-là qui
emportait le morceau. Comme elles voulaient aider en échange d’un endroit où dormir et de quoi manger, j’ai sorti les
balais et les serpillères et je leur ai montré, justement, la grande salle.
Elles ont éclaté de rire :
Nous ce qu’on veut c’est monter des murs pas
passer le balai ont-elles baragouiné. Vaincu par leur rire, je leur ai confié
la bétonnière et ce qui va avec. Et je leur ai montré le mur des remises qui
commençait à s’effondrer. Elles s’y sont mis avec ardeur. Elles maniaient cet
engin bien mieux que moi et pour les murs, elles étaient imbattables. Je les
regardais faire de loin. Elles chantaient, l’une en donnant à bouffer à la
bétonneuse qui tournait sans répits, l’autre en alignant les pierres. De temps
en temps, elles changeaient de tâche mais elles gardaient leurs sourires. Elles
avaient l’air heureux et le boulot avançait si bien que j’ai été à court de
ciment assez vite. Un jour j’ai dû descendre refaire le plein. Je les ai emmenées.
Il s’en est raconté en bas quand on a déboulé mes arpettes et moi dans le
magasin de matériaux. Elles m’ont fait acheter ce qu’il fallait pour la
charpente des remises, on va s’y mettre après les murs ont-elles dit. En
bas, ils n’avaient, sans doute, jamais
vu pareil équipage. Je dois dire que j’étais plutôt fier avec mes deux beautés.
J’en ai profité pour un tour de ville avec elles dans le dos. Après un passage
remarqué au Bar Central où je me suis rendu compte qu’elles descendaient les
bières comme elles montaient les murs, on a laisse la ville derrière nous.
J’avais à peine passé le panneau qu’elles dormaient effondrées à l’arrière,
leurs deux queues de cheval claires sur le gris du ciment… Evidemment, je suis tombé éperdument amoureux. Des deux. Mais
pas en même temps. Un jour l’une, un jour l’autre. Elles n’en ont jamais rien
su. Et puis les remises à nouveau comme neuves, au début de Septembre, elles
ont repris leur route vers Saint Jacques.
Finalement, après de mauvaises analyses, je suis resté trois mois sans forces, j'ai dû revendre.
C'est un pharmacien de Marseille qui en avait marre des malades, du golf, des diners du rotary, des labos escrocs, des petits vieux ronchonneurs et des visiteurs médicaux qui a racheté. D'un jour à l'autre, il a plaqué ses clubs, sa femme, sa décapotable et son fond de commerce.
C'est un pharmacien de Marseille qui en avait marre des malades, du golf, des diners du rotary, des labos escrocs, des petits vieux ronchonneurs et des visiteurs médicaux qui a racheté. D'un jour à l'autre, il a plaqué ses clubs, sa femme, sa décapotable et son fond de commerce.
Au moins, viendront pas me chercher ici,
avait-il dit en signant nerveusement l’acte de vente.
Je m’en vais faire des tisanes, des huiles
essentielles et les vendre le reste de ma vie. Là-haut, il y a tout ce qu’il faut, du thym sauvage, aux cistes en
passant par les tilleuls, les buis, la sarriette et le serpolet…
Avant de redescendre, je l’avais prévenu :
Surtout méfiez vous du silence : il fait un de ses bruits là-haut... Quand
vous n’entendrez plus que lui, allez passer quelques jours en ville, vous
replonger dans le bazar, revenez vers la vraie vie, ne vous laissez pas
emporter...
Ça vous évitera de devenir fou. Vous verrez, à
part ça, le vent est un compagnon
formidable mais il faut s'en garder, il peut finir pas vous entrer dans la
cervelle et alors là, là vous ne répondrez plus de rien et vous finirez comme
tous ces jobastres qui trainent dans les rues en parlant tout haut dont on
dirait qu’ils sont plusieurs à l’intérieur...
Il m’avait proposé de remonter quand je
voulais. Avec le boulot que vous avez fait ce sera toujours un peu chez vous
avait-il ajouté. Revenez quand vous serez guéri... Je l’avais remercié. Il
était pas obligé. Je lui ai laissé les bêtes. Comme ça les premiers mois, vous
aurez quelqu'un à qui parler, vous serez surpris, ils s'entendent bien avec les
types bizarres, j'ai dit. Il a souri.
Les bouquins ? J’en avais pondu deux. Pas
un seul éditeur n’en avait voulu. Pas trépidant, comme écrit à la massette et
au burin m’avaient-ils envoyé au visage.
Dans le fond, en étant un tant soit peu honnête,
comment leur en vouloir?
Ils n'avaient pas si tort que ça.