Seuls, à prononcer, leurs deux prénoms disaient leurs âges.
Ils étaient nés la même année. Ils ne se servaient que d'eux. Tout au long de leur si longue vie commune, ils ne s'étaient jamais affublés de surnoms tendrement stupides. L'infinie tendresse qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre n'était jamais passée par ces artifices. Ils avaient même un temps songé à se vouvoyer et puis, ils avaient renoncé. Ce n'était pas de leur classe. Ils se disaient compagnons... Mais pas seulement de misère, compagnons des bons moments comme ils aimaient à le penser depuis bien bien longtemps. Eux deux, eux seuls deux.
Ils étaient nés la même année. Ils ne se servaient que d'eux. Tout au long de leur si longue vie commune, ils ne s'étaient jamais affublés de surnoms tendrement stupides. L'infinie tendresse qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre n'était jamais passée par ces artifices. Ils avaient même un temps songé à se vouvoyer et puis, ils avaient renoncé. Ce n'était pas de leur classe. Ils se disaient compagnons... Mais pas seulement de misère, compagnons des bons moments comme ils aimaient à le penser depuis bien bien longtemps. Eux deux, eux seuls deux.
Ils n'avaient pas, non plus souhaité avoir
d'enfant. Le notre, si l'on veut vraiment en avoir un, ce sera notre amour
s'étaient-ils dit au tout début de leur voyage amoureux. C'est que ça demande
une attention particulière si on veut éviter qu'il se dilue dans le temps... Et
comme on a l'intention de rester ensemble jusqu'au bout du bout... Mais bien sûr,
mais bien sûr... Murmurait le monde dans leur dos. Et puis, les autres
s'étaient séparés ou étaient morts alors qu'eux se tenaient encore les mains,
serrées. Eux se regardaient toujours émerveillés comme on regarde une pile de
verres en cristal posée dans le lit du vent.
Ils ne faisaient rien l'un sans l'autre. Ou alors parfois une
séparation de quelques heures pour frissonner, pour éprouver le manque, la peur
d'être sans, l'inquiétude... Ils avaient passé leurs vies à bâtir ce miracle
comme on construit un mur de pierres sèches. Il faut d'abord les arracher à la
terre, puis les façonner, puis les assembler, entre elles. Leur amour c'était
ça : un mur de pierres sèches qu'ils avaient érigé comme une passerelle entre
eux et le monde.
Des deux, c'était elle la femme forte, la poigne, la main. Enfin c'est
ce qu'ils donnaient à voir. Lui se glissait bien dans le personnage du dirigé,
du mené par le nez. Lui, répétait à qui voulait l'entendre que pour tout ça il
faut s'adresser à elle, c'est elle qui sait, c'est elle qui s'occupe de ça,
c'est elle qui décide. De cette façon, il avait la paix. On ne l'embêtait pas
avec les contingences, les paperasses, les comptes, les obligations, le devoir.
A propos de tout ça, on ne lui demandait rien. On savait qu'il n'aurait pas su.
En vrai, quand ils s'étaient réparti les tâches, elle lui avait laissé
le futile, le surprenant, l'incongru, le sel, quoi. Ils s'en étaient
accommodés. Ils en avaient même rajouté pour l'extérieur, pour la galerie.
Ainsi quand ils travaillaient, ils avaient ensemble tenu une boutique
de vaisselle et droguerie en haut de la rue Caulaincourt. Elle tenait les comptes et
la vente et lui s'occupait des relations publiques et de la manutention. Pour
les relations publiques, son boulot était d'aller descendre un canon avec les
fournisseurs, les représentants ou même les clients. Le soir, il rangeait la
vitrine et descendait les rideaux de fer. Quand il lui arrivait de casser une
coupe de fruits en pâte de verre, elle caressait bienveillante : « Il n'y a que
ceux qui ne font rien à qui il n'arrive rien ! » Pendant qu'il préparait la
boutique pour le lendemain, elle, debout contre la caisse, elle s'allumait une
celtique et en la gardant au coin des lèvres, elle faisait les comptes de la
journée en l'encourageant quand cela devenait lourd.
Ils vivaient dans l'arrière boutique, deux pièces sombres comme un
cœur de cendrillon qui tremblaient de tous leurs meubles à chaque passage du
métro sous leurs oreillers.
Puis les années ont passé. Ils ont fini par vendre le commerce et
l'arrière boutique quand il n'a plus pu manipuler le lourd à cause de son dos.
Ils n'avaient cotisé à rien, alors ils ont parié de vivre sur l'argent de la
vente bien entamé après l'achat d'un studio en ville. Ce qui leur importait
c'était de rester ensemble.
Désormais, leur vie tenait en peu de chose.
On se débrouille sans rien demander à personne se disaient-ils. Le
monde a assez à faire pour n'avoir pas à s'occuper de nous. On ne veut rien de
personne puisqu'on a tout ce qu'il nous faut. Nous. On est encore ensemble
après toutes ces années, notre vie on l'a réussie là.
Pour les voir, ce n'était pas très difficile. Ils allaient au grand
marché du Boulevard le samedi matin et parfois le mercredi, mais il ne fallait
pas y venir de bonne heure. Ces jours là, ils s'habillaient comme en dimanche,
se faisaient beaux, présentables, précisaient-ils. Ils avaient la matinée pour
ça. Ils se sentaient aussi plus dignes.
Parce qu'eux le finissaient plutôt, le marché. A force, les
commerçants avaient fini par les reconnaître et leur mettaient de côté ce
qu'ils ne pouvaient pas vendre, ce qu'ils auraient jeté. S'ils préparaient une
cagette pour eux deux, ils auraient pu le faire pour des tas d'autres.
Oui, parce que nous vivions désormais dans une saloperie de monde où
des vieux qui avaient travaillé toute l'entier de leurs vies avaient à peine de quoi manger et étaient obligés de fouiller dans nos poubelles pour se nourrir...
Puis ils rentraient, épuisés, honteux, leurs cabas presque pleins à
bouts de bras avec de quoi faire en légumes pour quelques jours.
Ernestine est morte en Juin. De chagrin. Trois mois après le départ
d'Alphonse. Du jour où il est parti, elle s'est étiolée comme un pied de tomate
sans tuteur, comme une plante sans eau mais à l'idée de peut-être le rejoindre, c'est en pensant à lui qu'elle a rendu son dernier sourire.
On les a allongés pour un peu d'éternité, côte à côte, dans le trou qu’ils s'étaient choisis.
Seuls, à lire, gravés sur la pierre, leurs deux prénoms disaient leurs âges...
9 commentaires:
Un monde dans lequel on aimerait voir que des fleurs dans les bas - côtés...
@ M Oui, M on aimerait.
Et surtout ces coquelicots là ...
J'aime cette photo
Eva Illouz dit que le couple est la dernière utopie.
Eux l'avaient trouvé ce lieu.
Histoire bien contée, Chris, qui laisse un goût doux amer .
Papi
@ Papi Merci,Papi c'est tout ce que j'aime le sucré-salé.
Sapristi ! j'ai failli louper ce texte là. Parfaitement formulée, cette histoire fait des remous dans l'âme. Une lame de fond qui risque de tout submerger un de ces quatre.
@ Tilia Merci... En espérant que non mais il y aurait de quoi!
tant de douceur d'écriture pour une si grosse violence quotidienne... ce n'est pas donné à tout le monde de transformer le monde via les mots pour le rendre un peu plus présentable, dans sa forme. Alors qu'on sent pourtant tant de révolte en vous. Merci, pour ça, aussi.
Lou
@ Lou Touché, là, au fond de l'artichaut.
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