09 décembre 2017

Bikram.


  
Le soleil venait à peine de finir d’incendier le haut de la verrière du Grand Palais. Le ciel de la ville était, ce soir particulier, une splendeur unique. Comme il sait l’être souvent ici. Dans l’air étonnamment doux de ce début de Mai, flottait une brume de bienveillance souriante. Les gens semblaient heureux d’être là où ils étaient. Heureux de marcher sur les trottoirs, heureux de longer le fleuve, heureux de le traverser, heureux de croiser d’autres gens tout aussi sensibles qu’eux au merveilleux spectacle qui leur était offert aux regards. Leurs pas ralentissaient, ils levaient les yeux aux nuages pour admirer le ciel puis ils se regardaient semblant se dire : C’est beau, n’est-ce-pas ? Et ça l’était. Vraiment.
C’est dans ce paysage qu’une jeune femme dans la quarantaine joyeuse s’avançait sur le quai de la rive droite. Il n’y avait pas besoin de la connaître pour savoir qu’elle s’était habillée avec attention. Une silhouette longue, mince, due à la pratique régulière du bikram, d’une élégance légère comme savent si bien se vêtir les parisiennes. Elle portait son manteau long comme s’il avait été cousu sur elle, en cachemire chameau, beaucoup trop chaud pour la saison mais avec lui,  elle se sentait protégée.  Rien n’était de guingois, tout en harmonie discrète, ample, fluide, animée au rythme saccadé de ses talons à semelles rouges sur le noir du bitume. L'anse d'un petit sac en beau cuir, d’huppée facture ornait son coude gauche. En avançant, elle entrait dans l’air et le fendait… Il se refermait derrière elle et son passage. Elle avait un sourire maquillé au visage et une jolie écharpe de soie imprimée autour du cou. Elle s'était faite belle.

Elle longeait les quais et marchait vers la passerelle des arts.
Elle n’était pas pressée mais elle ne trainait pas. Elle était un peu en avance à son rendez-vous et savait qu’il ne valait mieux pas.
À quelques brasses de là, sur l’autre pont, là-bas, plus loin, celui du Carrousel, lui était déjà sur zone. Il enchainait les cigarettes avec belle régularité. Une blonde, une pastille à la menthe, une blonde etc. Il savait qu’il ne fallait pas arriver trop en avance mais il avait si peur de la manquer. C’était la bonne, quelque part, quelque chose lui disait qu’elle c’était la bonne Il n’aurait pas su dire pourquoi. Ce sont des constats qu’on fait après vingt ans, triomphant, en général on ajoute: Pourtant ce n’était pas gagné, les débuts ont été difficiles et puis, ça s’est arrangé, nous nous sommes peu à peu apprivoisés et nous sommes là, ensemble, amoureux plus que jamais... Voilà ce qu’il savait qu’il dirait d'eux, lui, dans vingt ans. La troisième cigarette l’avait contrarié. Enfin pas elle directement mais un peu quand même. Quand il avait voulu sortir son paquet de sa poche intérieure, il ne savait plus comment il s’était débrouillé mais il avait fait tomber son portable sur le sol. Après un rebond plutôt élégant, le smartphone avait  basculé dans le vide et plongé droit dans l’eau noire tout en dessous.
Après un Putain de merde plutôt bienvenu, pour se calmer,  il s’était évertué à mettre en pratique les séances de yoga bikram qui lui coûtaient un avant-bras...  Il en allait ainsi sur cette terre, certains donnaient leur chemise pour manger un morceau, d'autres pour éviter de prendre un gramme.  Enfin, ça  lui avait permis d’avoir envie d'un rendez vous avec la jeune femme, maintenant adossée à une des balustrades de la passerelle des Arts. Elle s'était arrêtée en plein milieu avec l'idée de le voir arriver de loin et de pouvoir encore s'en aller si quelque chose de mystérieux l'avait poussée à le faire. Elle était inscrite au même cours de Bikram que lui et, après quelques mois de proximité chaleureuse, régulière et animée, ils avaient fini par échanger leurs numéros de téléphone. En ayant une bonne vue, il pourrait presque l’apercevoir d’où il était. C’était trop con, elle s’était trompée de pont. Le premier après le Pont Neuf n'était pas un pont, mais une passerelle... Une passerelle...
Elle a attendu un long moment, lui aussi. Elle a bien essayé de l’appeler mais comme  il ne répondait pas…
Puis, vaincus, ils sont rentrés chez eux. Chacun de son côté. Lui, s’en est pris une bonne, elle est passée pleurer chez sa meilleure amie. Elles en ont pris une bonne, ensemble.
Ils ne sont plus jamais retournés à leur cours, ils ont pensé, chacun, que l’autre leur avait posé une de ces lapins majestueux, un de ceux qui font date. Ils ont eu trop peur des moqueries, pire ils ont craint d’avoir fait l’objet d’un pari. Quand la machine à paranoïer est en route il en faut pas mal pour l’arrêter. Elle s'est inscrite à un autre cours dans un autre quartier, lui a laissé tomber mais pour augmenter un peu ses chances, il a arrêté de fumer, ils ne se sont jamais plus recroisés.
Ils n’étaient plus liés, dans la ville  que par le fleuve qui leur glissait dessous, par le ciel qui leur passait dessus et un bref souvenir émouvant, ce qui n'est pas donné à tous les couples…

Au moins ces deux là n’auraient pas à se quitter.




5 commentaires:

Célestine ☆ a dit…

Une terrible histoire de malentendu ...et de contretemps fâcheux. Très bien écrite !
Ou comment un petit objet qui tombe dans la seine peut décider de la vie de deux êtres...
⭐️

chri a dit…

@ Célestine La loi de l'attraction universelle... Merci Célestine

M a dit…

J'adore la photo ! d'un côté la "perfection" (avec tous les guillemets qui s'imposent) du triple A et en creux, à l'envers, le double A "imparfait" qui traine les pieds dans le doute.

chri a dit…

@ M Content pour la photo, on peut voir cette marque près de l'Utopia à Avignon. Il y a aussi le pourtour jaune qui pourrait avoir la forme de Paris...

Miguel a dit…

Conclusion pessimiste ou lucide.???????? Miguel

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