25 janvier 2019

Si ternes

L'alarme nous avait expulsés du sommeil vers les quatre heures. 
On l’avait maudite avant de lui clouer le bec. Alors, dans le noir de la nuit, des frontales s’étaient allumées. L’air de là dedans ne sentait pas très bon. Un mélange de sueur froide, de sueur chaude et de transpiration. Ils ne devaient ouvrir grand les fenêtres qu’un jour ou deux, en début et en fin de saison. Sortaient-ils les matelas pour leur faire prendre l’air? Les exposaient-ils au soleil pour dézinguer les acariens? On l’aurait tous éxigé. Malgré les ronflements et autres bruits de bouche, la veille, on s’était, pour la plupart endormi assez vite et on avait continué profondément. C’était sans doute dû à ce mélange subtil entre la fatigue de la montée et le génepi d’après le repas du soir. On avait trop mangé, curieusement, la montagne ça creuse. Les tagliatelles étaient cuites comme il fallait et la bolognaise qui les accompagnait  était magnifique et endiablée. Angèle, la gardienne, cuisinière, gérante, nounou du refuge avait la main. Les vrais cuisiniers c’est dans ces exercices là qu’on pouvait le mieux les juger. Ceux qui savaient faire des miracles avec rien, dans la réussite des plats simples, les très bons  y mettaient leur touche et rendaient le moment inoubliable. 
L’accueil avait été chaleureux, il n’y avait pas grand monde, les dortoirs étaient loin d’être pleins, nous n’étions qu’en Mai, ils venaient à peine d’ouvrir, personne n’était encore ni lassé ni épuisé ni pressé. 
Ils nous ont donné des nouvelles d’en haut. Il fallait se méfier, à certains endroits il y avait encore des plaques de neige mais dans l’ensemble elle avait fondu. Ils nous avaient aussi dit leur inquiétude, qu’il y en avait de moins en moins que si on s’avançait vers une montagne au futur sans neige ça allait foutre un de ces bordels qu’on imaginait même pas. Et ils espéraient qu’on allait, tous autant qu’on était, arrêter de jouer aux cons avec notre avenir et surtout celui de nos petits.
Bref, ils souhaitaient fermement que nous soyons moins cons. Ce n’était pas gagné gagné. On a avalé un café tonique et on s’est mis en route. Nos frontales faisaient comme une vague de lumière au rythme de nos pas. Nous ne disions rien, qu’y avait-il à dire ? Chacun était tout entier dans sa marche dans l’attention de l’endroit où l’on posait nos pieds, nous savions tous qu’une entorse à ce moment là serait une tannée. Au-dessus de nos têtes, peu à peu le jour se levait dans un froid glaçant. Le ciel, vers les sommets rosissait, l’étroit chemin devenait de plus en plus perceptible et certains avaient même éteint leurs lampes.
Puis, il fit grand jour. Le ciel était vaste et bleu, les vents de la veille avaient nettoyé jusque dans le moindre recoin. Nous fîmes une pause le temps d’avaler deux ou trois fruits secs, une gorgée d’eau et nous reprîmes notre marche. Les trois jours qui nous attendaient ne commençaient pas mal. Nous allions monter et rester deux ou trois nuits aux lèvres du lac Rimal, un des plus beaux du secteur et Dieu sait s'il y en avait beaucoup.  Nous avions dans nos sacs de quoi tenir la semaine si la météo le permettait et, surtout si l’envie nous en prenait.  Prêts à tout, il fallait l'être. La montée était un sas entre le vilain monde d'en bas et la promesse. Il nous fallait la faire sereinement. Comme on se dépouille d'une vieille enveloppe. Nous savions le temps qu’elle nous prendrait, nous ne cherchions pas à le raccourcir, nous l’acceptions. C’était d'une certaine manière le prix à payer.
Arrivés, nous allions nous enivrer du spectacle du lac, de ses bleus merveilleux, de ses silences assourdissants, nous allions écouter, voir, contempler, sentir. Nous allions nous endormir les cheveux dans les étoiles et nous réveiller parmi les pierres et les sifflements des marmottes. Nous allions faire le plein.
Nous nous débrouillerions, pendant ces quelques jours en altitude à nous sentir vivants, la plupart de nos autres  jours, en bas semblaient si ternes.
C’est pour ça que les lèvres de chacun dans l’effort dessinaient un petit sourire si dense qui illuminait les visages. 
Pour une fois, dans leurs vies, ils savaient à quoi s'attendre.






2 commentaires:

LE CHEMIN DES GRANDS JARDINS a dit…

Sympa, comme à l'accoutumée;
" pour une fois,dans leur vie, ils savaient à quoi s'attendre. C'est déjà pas mal, mon cher Christian, il y a tant de gens qui ratent même cette unique occasion.
Mais cela sert surtout à ceux qui, privés d'imagination, doivent être à tout prix, rassurés. Donc pour moi, non...Je préfère me perdre, définitivement.
J'aime la qualité d’écriture de ta page, dans le magma actuel du tout et n'importe quoi, qui envahit le Net.
Tu es une île,Christian. Reste là et préserve ton intégrité d'écrivain. Nous en besoin.
En toute amitié.
Roger

chri a dit…

Merci Roger, ton petit mot me fait penser à la phrase de Nahman de Bratslav: "Si tu ne sais pas où tu es, ne demande pas ton chemin, tu pourrais ne pas te perdre..."

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