15 avril 2019

La sans (Portraits de femmes 9)

À part la tristesse et le faucon pélerin, on n’avait jamais vu un truc fondre sur un autre à une telle vitesse et une détermination si implacable. J’avais pas posé le pied en dehors de la bagnole qu’elle était à un mètre et m’adressait la parole.
Je n’avais rien vu venir, je ne m’étais pas aperçu de suite de sa présence plongeante. Il faut dire que je venais de passer deux heures au volant d’un four, thermostat huit et, à mon âge, après  deux cent bornes de ce régime là, la seule chose dont j’avais besoin était de me dégourdir les jambes et la vessie. Aussi, j'avais mis le clignotant à droite à la première station service venue. Je me foutais pas mal de la marque, je n’avais aucune préférence un peu comme si j’avais eu à choisir entre Al Capone et Pablo Escobar… Du moment que les toilettes, le sandwich étaient propres et les caissières souriantes, je me fichais bien du reste.
Comme je faisais le trajet régulièrement, j’avais fini par les connaitre toutes. Celle-là était dans la case correcte. Et bien que les filles y soient payées comme un peu partout désormais avec un lance-pierre quand ce n’était pas à coups de pieds au cul, elles restaient joviales au-delà du nécessaire ce qui rendait les kilomètres plus faciles à avaler.
___ S’il vouplait, vou allez où ?
___ Heu Bonjour…
Elle avait la trentaine, blonde avec des mèches, cheveux longs, fine, plutôt jolie, les yeux légèrement maquillés et un accent à couper au cutter. Europe centrale, à la musique j’aurais dit Europe centrale. C’était Pologne.
Si j’avais été elle, je ne me serais pas habillée comme ça en cette saison mais je n’étais pas elle. Des bottes en cuir noir sur un jean, un débardeur vert et du jean on voyait nettement sous le débardeur le haut d’un collant bleu marine. Un collant sous le jean ici en Juillet ?
___ S’il vous plait ? Vous allez où ?
___ Je vais aux toilettes…
___ Meuh non voyage voiture où vous allé?
___ À Antibes.
___ Vous pouve prrendre moi jousqu’à prochain sorrtie lé zadrretsse ?
Coincé. En montrant les toilettes, j’ai dit :
___ Oui, d’accord, je vous emmène, mais avant, je vais là-bas et je reviens, attendez moi là.
___ C’est que j’ai valises deux et grros sacs, là bas… Elle me montre un tas de valises et de  sacs pas dans une forme olympique regroupées sous un arbre. Les deux valises vaguement éventrées ne semblaient plus tenir fermées que par une sangle qui les bardait. Les deux sacs Leclerc Edouard en plastique eux, étaient si fatigués et si pleins qu’ils suffoquaient…
Elle avait toute sa vie avec elle cette fille là, je me suis dit…
___ Gens pas prrendre moi, oiturres pleines…
On était le treize de juillet, jour de départ en vacances sûr que les bagnoles fermaient mal. Pour trouver un peu de place où mettre tout ce barda, il faudrait avoir un trente tonne vide.
___ On va trouver de la place, je reviens.
Quand je suis revenu, j’ai compris qu’elle avait bien bien mal au dos et que je devais aller chercher ses sacs et ses valises.
J’y suis allé j’ai installé le tout à l’arrière et j’ai été surpris de vois que ça tenait. Ça ne sentait pas très bon mais ça tenait.
Et on a démarré. Je n’aime pas trop poser de questions aux gens que je ne connais pas, je n’en pose déjà pas à ceux que je connais… La peur de l’intrusion… Je n’aime pas que ça ressemble à un interrogatoire et en même temps n’en poser aucune peut vouloir dire que vous vous foutez pas mal de ce qu’il vit… Le fil n’est pas si épais que ça…
On a fini par parler comme deux vieux potes de Bardot, Belmondo et Delon, de la côte qu’était un bel endroit mais fait pour les riches, du soleil qu’est pas bon pour la peau, du boulot qu’elle allait avoir comme aide soignante dans une maison de retraite, de Plascassier où elle avait habité, de la Pologne d’où elle venait, des loyers qui sont hors de prix, de la vie qu’est difficile, de la clim qu’est bien agréable quand il fait si chaud mais que c’est idéal pour choper un rhume, des médocs qui sont si chers, de son magasin préféré qu’était Lidl… Bref d’un peu tout ce qui fait la vie. J’en prenais, j’en laissais et au fond, je me disais qu’elle n’avait pas une vie facile et que les paquets que j’avais enfourné à l’arrière de la voiture était toute sa vie….
On est sorti aux Adrets, je n’ai pas pu la laisser là, je lui ai proposé de l’emmener jusqu’aux prochains mousquetaires, elle avait faim, elle n’avait pas mangé depuis le matin, elle voulait faire des courses avant le soir puisque le lendemain, elle craignait qu’il soit fermé….
On a fait dix bornes pour le trouver, j’ai porté ses paquets à l’intérieur du magasin et je lui ai souhaité bonne chance…
___Gé soui dézole gé né pa arrrgent…
___ Mais, vous en auriez, je n’en voudrais pas, je n’ai pas fait ça pour être payé…
___ Ah non vous Mossieur Chri pas comprrendrre… Vous pouvoirr donner un peu arrgent pour manger moi ?

Quel crétin je faisais! Evidemment qu’elle n’avait pas un rond sur elle… J’ai ouvert mon portefeuille et lui ai donné un des deux billets bleus qui y étaient rangés.

Sur le coup je ne lui ai pas demandé où elle dormirait le soir, bien qu’aucun orage ne soit annoncé dans le secteur, je crois que j’ai eu peur de sa réponse…

4 commentaires:

antoine delmonti a dit…

Un portrait de femme émouvant, qui sent le vécu. On a pas idée de la situation très précaire de ceux et celles qui viennent chez nous pour trouver un travail capable de les nourrir, eux et leur famille.
Un texte nécessaire et réconfortant.

chri a dit…

@ Antoine Delmonti Merci de ce commentaire sur ce texte qui est né d'une vraie rencontre, oui.

Brigitte a dit…

Une vraie rencontre que tu racontes et qui est très émouvante ...Tu as été là!
Quelle vie …

chri a dit…

@ Brigitte En même temps comme dirait l'autre c'est pas non plus les Galapagos... Sortie d'autoroute des Adrets dans le Var...

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