18 février 2020

Coup de chaud

Les autobus sont des machines esthétiquement discutables mais pratiques. 
Ils permettent de transbahuter des tas de gens dans un minimum de véhicule. Ils font gagner de la vie aux villes et aux poumons des gens des villes surtout quand ils roulent au gaz ou à l’électricité. Mais ils ne sont une bonne solution seulement lorsque on est DEDANS, pas quand on les suit dans sa bagnole depuis une bonne trentaine de minutes  en demi-ville sans arriver putain à les dépasser et qu’on subit leurs arrêts, leurs redémarrages, leurs ralentissements dans les rues étroites, sur les dos d’âne, dans le cercle des giratoires, à cause des gens garés en double file et qu’on assiste au spectacle de ceux qui, à pieds y montent, en descendent etc. 
Quand on vit ça derrière un bus, alors oui on fulmine, on rougne, on ronge son frein, on s’engatse, on s'agace, se vénère, on monte en pression puis on prie, on grince, on pleure.
Celui que je suivais depuis la sortie de la ville et tout le long du chemin qui mène au prochain village, un dernier avant le mien , celui-là menait sa vie de bus sans s’occuper d’autre chose que des passagers qu’il  mettait au monde  ou engloutissait. Et derrière lui le nuage de  patience tranquille se faisait de plus en plus rare. Ça commençait à klaxonner sévère, ça faisait mine de doubler un peu n’importe où, ça  s’impatientait. Les autres avec moi. Mais bientôt la fin de la montée vers Saint Sat. Tous derrière et lui devant. Juste après le sommet je connaissais un raccourci qui courcircuitait toute la longue descente vers le centre du village. Là on pouvait réussir, si tout se passait bien, à sortir en bas au stop avant lui qui était obligé d’aller droit à cause d’un arrêt entre les deux. J’étais juste derrière, le nez dans sa vitre. J’ai pris le raccourci, je ne suis pas allé trop vite à cause des deux dos d’âne qu’ils avaient mis comme ils en étaient devenus dingues dans le coin. Ils avaient fini par en poser un peu partout dans les centres et aux sorties des villages à croire qu’ils étaient sponsorisés par les garagistes. Le nombre d’amortisseurs qui n’avaient pas résisté.
En bas, au stop, il faut tourner à droite mais c’est vers la gauche qu’on regarde. Le bus est encore là-haut dans la fin de sa descente. C’est bon je suis devant lui, je survole le stop et je regarde à droite. Et là,  je les entre aperçois vaguement. Ils sont deux. D’abord je vois le bleu de leurs tenues, puis le bleu de leur voiture. Ils sont deux, ils ont chacun un calot sur la tête et ils arrêtent les bagnoles. Trop tard pour moi pour freiner, je suis déjà engagé.
J’avance la sueur au dos. Bien sur un des deux me fait un signe. Choppé, il m’a choppé. Et ma carte grise qui n’est pas vraiment en règle, mes papiers je les ai tous, le petit ticket vert de l’assurance est bien en place. Vous comprenez, le bus arrivait, j’avais le temps large de passer. Je me fais l’interrogatoire à l’avance. Je m’approche d’eux, je mets mon clignotant et le me gare. J’ai chaud, d’un coup.
Il s’est approché de ma voiture garée, il a tapé au carreau, mon cœur a bondi, une goutte ou deux de sueur rance se sont mises à perler sur mon front, je me suis raclé la gorge pour avoir la voix claire la plus claire quand je lui dirai : Oui je sais pourquoi vous m’avez arrêté, c’est à cause du stop que je n’ai pas tout à fait respecté mais… Il me coupe la parole : M’sieur c’est pas à vous que je faisais signe c’est pour la voiture derrière. Circulez !
J’ai redémarré sans demander mon reste en maugréant contre tous les foutriquets inconscients qui grillaient les stops en pleine ville…



16 février 2020

Lumière

En général ça l’attrapait comme les bébés, aux heures où le soleil commence à descendre sur l’horizon, où l’Ouest se met à rougir, où le vent tombe un peu, lui aussi.  Celles où, dans les rues, le pas se fait plus lent, où l’on se remet à prendre son temps et où on envisage surtout celui de ne rien faire. C’était les heures où on sort du boulot, où, enfin, pour un soir, on quitte le chagrin, où on a la soirée devant soi qui s’amène. 
Déjà, franchir la porte, entrer dans la salle du spectacle est comme une petite victoire. 
Comme on a bien orienté la maison pour la protéger du mistral elle ne l’est pas pour assister pleinement à cette lente déclinaison du jour. Dos aux vents du Nord Ouest, on perd sur la terrasse et dans les baies vitrées toutes les lumières embrasantes de fin de jour, il fait très vite sombre, comme si le soleil était passé ailleurs comme s’il avait disparu, comme s’il n’existait plus. Alors, parfois, pour ne pas dire toujours, l’humeur en était vaguement affectée. Il n’y avait pas d’Ouest chez lui. Pour qu’il en soit, il lui fallait bouger, quitter cet endroit, se tourner vers la lumière. Attrapé, il lui fallait bouger, aussi, très souvent, il sortait. Et il roulait. Il y allait en moto à chaque fois que le temps l’autorisait. Cela lui permettait d’être plus en phase avec l’extérieur, sa température et ses odeurs. Celles du printemps naissant dans les pinèdes ou celles des feux des feuilles mortes d’Octobre, les humidités des bords de Sorgue ou les poussières soulevées des champs récoltés, les douceurs des brises ou les coups de boule du mistral forcené. On y est en communion.
Il a ses coins. Le plus souvent ils sont en hauteur pour en profiter davantage, une colline, un flanc, un village perché, un monticule, l’esplanade d’un château, les abords d’un rempart, le pied d’une collégiale, l’aire de battage d’un village… De là, l’œil se perd, il embrasse, il se noie.
Il y va et il s’arrête. Il coupe le moteur descends ou sors de l’engin et il se pose, les fesses dans l’herbe ou sur les pierres. Il faut que ce soit confortable, qu’on puisse rester longtemps sans que le corps se révolte. Aux heures où il vient, il n’y a, la plupart du temps, plus personne dehors. Les gens ont quitté les lieux, ils sont déjà rentrés chez eux. Ils n’ont eu ni la patience ni le temps d’attendre. Ils étaient pressés, les gens pressés ne sont pas au monde, ils le parcourent en surface, ils  s'y déplacent, ils avancent, filent, galopent s’agitent et se fatiguent. Ils ne vivent pas. Vivre c’est aussi et surtout être immobile, à l'écoute, en attente, c'est respirer, regarder se fondre dans le paysage. Devenir LE paysage. 
Alors, il repense aux routes qu’il n’a pas prises et au prix qu'il en paie encore des dizaines d'années après, aux liens qu’il n’a pas noués, à ceux qui se sont défaits, à ceux qui se sont reconstitués. Il repense à ces virages mal négociés, à ces paroles maladroites, à ces blessures inguérissables, à ces chagrins inconsolables. Il repense à ces bonheurs fulgurants et au mal qu’il a pu faire. Il repense à ces mots qu'il n'a pas dits, à ceux qu'il aurait dû taire, à ses choix parfois douteux et à ses bonnes décisions, à ces jours où il s’est trouvé héroïque et à ceux qui l’ont révélé minable... Il repense à ces grandeurs et ces misères...
Enfin, il fait un grand tour. Il essaie de ne rien oublier comme par exemple chercher à savoir d'où lui venait son incapacité tragique à désaimer...
Et puis, enveloppé du noir descendu sur la terre, les comptes examinés, les additions additionnées, les soustractions soustraites, poussé par le frais, il décide qu’il est temps de rentrer en pensant :
Si c’est le soir que tu trouves la lumière, fais qu’il en soit de même pour la vie...



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