16 février 2020

Lumière

En général ça l’attrapait comme les bébés, aux heures où le soleil commence à descendre sur l’horizon, où l’Ouest se met à rougir, où le vent tombe un peu, lui aussi.  Celles où, dans les rues, le pas se fait plus lent, où l’on se remet à prendre son temps et où on envisage surtout celui de ne rien faire. C’était les heures où on sort du boulot, où, enfin, pour un soir, on quitte le chagrin, où on a la soirée devant soi qui s’amène. 
Déjà, franchir la porte, entrer dans la salle du spectacle est comme une petite victoire. 
Comme on a bien orienté la maison pour la protéger du mistral elle ne l’est pas pour assister pleinement à cette lente déclinaison du jour. Dos aux vents du Nord Ouest, on perd sur la terrasse et dans les baies vitrées toutes les lumières embrasantes de fin de jour, il fait très vite sombre, comme si le soleil était passé ailleurs comme s’il avait disparu, comme s’il n’existait plus. Alors, parfois, pour ne pas dire toujours, l’humeur en était vaguement affectée. Il n’y avait pas d’Ouest chez lui. Pour qu’il en soit, il lui fallait bouger, quitter cet endroit, se tourner vers la lumière. Attrapé, il lui fallait bouger, aussi, très souvent, il sortait. Et il roulait. Il y allait en moto à chaque fois que le temps l’autorisait. Cela lui permettait d’être plus en phase avec l’extérieur, sa température et ses odeurs. Celles du printemps naissant dans les pinèdes ou celles des feux des feuilles mortes d’Octobre, les humidités des bords de Sorgue ou les poussières soulevées des champs récoltés, les douceurs des brises ou les coups de boule du mistral forcené. On y est en communion.
Il a ses coins. Le plus souvent ils sont en hauteur pour en profiter davantage, une colline, un flanc, un village perché, un monticule, l’esplanade d’un château, les abords d’un rempart, le pied d’une collégiale, l’aire de battage d’un village… De là, l’œil se perd, il embrasse, il se noie.
Il y va et il s’arrête. Il coupe le moteur descends ou sors de l’engin et il se pose, les fesses dans l’herbe ou sur les pierres. Il faut que ce soit confortable, qu’on puisse rester longtemps sans que le corps se révolte. Aux heures où il vient, il n’y a, la plupart du temps, plus personne dehors. Les gens ont quitté les lieux, ils sont déjà rentrés chez eux. Ils n’ont eu ni la patience ni le temps d’attendre. Ils étaient pressés, les gens pressés ne sont pas au monde, ils le parcourent en surface, ils  s'y déplacent, ils avancent, filent, galopent s’agitent et se fatiguent. Ils ne vivent pas. Vivre c’est aussi et surtout être immobile, à l'écoute, en attente, c'est respirer, regarder se fondre dans le paysage. Devenir LE paysage. 
Alors, il repense aux routes qu’il n’a pas prises et au prix qu'il en paie encore des dizaines d'années après, aux liens qu’il n’a pas noués, à ceux qui se sont défaits, à ceux qui se sont reconstitués. Il repense à ces virages mal négociés, à ces paroles maladroites, à ces blessures inguérissables, à ces chagrins inconsolables. Il repense à ces bonheurs fulgurants et au mal qu’il a pu faire. Il repense à ces mots qu'il n'a pas dits, à ceux qu'il aurait dû taire, à ses choix parfois douteux et à ses bonnes décisions, à ces jours où il s’est trouvé héroïque et à ceux qui l’ont révélé minable... Il repense à ces grandeurs et ces misères...
Enfin, il fait un grand tour. Il essaie de ne rien oublier comme par exemple chercher à savoir d'où lui venait son incapacité tragique à désaimer...
Et puis, enveloppé du noir descendu sur la terre, les comptes examinés, les additions additionnées, les soustractions soustraites, poussé par le frais, il décide qu’il est temps de rentrer en pensant :
Si c’est le soir que tu trouves la lumière, fais qu’il en soit de même pour la vie...



4 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est beau.on y est presque . Oui, les gens pressés n'habitent pas le monde . J'en connais qui randonnent en bavardant sans cesse et en regardant leurs chaussures. Sacrilège ! :)

chri a dit…

@ Anne de Nîmes: S’ils ne font que les regarder, ça passe, non?

Anonyme a dit…

Oui, c'est vrai dans le fond, ils pourraient les cirer au lieu de regarder le paysage.
Papy

chri a dit…

@ Papy Les cirer pour les faire briller. Brillant.

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