01 août 2022

Devant soi

Comme j’avais une heure devant moi et qu’il faisait une chaleur à habiter dans un congélateur, j’ai décidé d’aller m’offrir un petit pot citron vert, melon chez les Freto.  La maison Freto, c’était trois jeunes garçons, trois amis, qui avaient fait équipe pour ouvrir un glacier bien qu’il y en ait déjà pas mal sur L’Isle. Seulement, chez eux, les glaces étaient bonnes, leurs sourires et leurs énergies engageants tout comme la musique diffusée sur la grande terrasse à l’ombre des platanes juste en bord de Sorgue. Tout pour séduire, du reste, bien qu’ils aient ouvert il n’y a pas si longtemps, ça ne désemplissait pas.

Une fois chez eux, j’avais discuté un peu le bout de gras avec l’un des « frères » et puis j’étais allé m’installer un peu plus loin sur les quais avec mon petit pot pêche caramel (on peut changer d’avis, oui ?) et ma cuillère. Je m’étais assis sur la plus haute des marches. C’est là que je l’ai vu qui était assis lui sur la terrasse  la plus près de l’eau, les pieds trempant jusques aux mollets. Il était torse nu, un jean en bermuda et ce qui m’a surpris c’est qu’il n’avait pas pris le temps d’enlever ni chaussette, ni chaussure et à partir des mollets donc,  tout trempait dans la flotte qui galopait à cet endroit ressérré.

J’entendais d’où j’étais qu’il marmonnait en faisant  de grands gestes et il n’avait personne à son côté. Il devait même y aller assez fort parce que ses mots n’étaient pas tous couverts par le bruit du courant. Cependant comme je suis curieux j’ai un peu tendu l’oreille et s’il me fallait quelqu’un pour bien me saper le moral, j’avais trouvé mon champion. Visiblement le gars d’une soixantaine bien entamée n’était pas seul dans sa tête aux cheveux hirsutes et pourtant clairsemés. Il parlait à un autre, absent mais qui paraissait là assis tout contre lui. Dans la main qu’il agitait une canette géante de 7,2. Il en mettait un peu partout.

La retraite, la retraite beuglait-il en s’interrompant, le retirement comme disent les anglais (monsieur avait des langues) est typiquement une chose, un état auquel on ne pense que quand on est en activité. Tu vois, on peut  la désirer, l’espérer, l’appeler de ses vœux certains jours plus que d’autres, certains mois plus que d’autres et puis, un jour on y est. Et là, c’est le bordel, tout change, on bascule dans un autre monde. Celui des payés à rien foutre. T’imagine la gueule que font les autres, t’imagine comment ils te regardent, t’imagine comme ils t’en veulent  tous ceux qui continuent de trimer ?

Mais là, mon gars, ça peut vriller. Tu vois, c’est comme la richesse, on en rêve quand on n’a pas un rond. Ben oui, les riches ne rêvent plus à le devenir puisqu’ils y sont ! On ne pense pas à Venise quand on est à Venise, on y pense quand on est à Sarcelles ou à Bobigny.

C’était un peu décousu mais ça tenant à peu près la route, on voyait où ils voulaient en venir tous les deux…

Il a pris un temps puis il a froncé les sourcils comme s’il cherchait un truc et il a repris son fil :

Avoir du temps devant soi est la chose la plus désirée quand on n’a pas une minute, mais quand on a toutes ces heures à remplir devant nous à pas savoir quoi foutre puisqu’on a le temps de tout faire largement, rien ne presse et si on ne finit pas ce soir on fera demain… On n'a le désir de faire que si on n’a pas le temps de faire.

C’est comme tous ceux qui ont du fric : Une fois que tu as douze montres à cent mille comment avoir envie d’une treizième ? Si tu peux te payer toutes les bagnoles de la terre est-ce qu’une seule peut te faire vraiment envie? T'imagines le bazar dans la tête de ces jeunes gens de vingt ans qui touchent à tout cet oseille? Comment veux-tu qu'ils ne virent pas zinzins! Il y a trois manières de flinguer les gens avec l'oseille: Ils en ont trop ça leur tue le désir, pas assez, ça leur pourrit la vie et juste assez ils ont peur de perdre et n'osent pas espérer davantage.

Il s’est interrompu net et il a sauté d’un coq à un autre âne :

Ils commencent à me faire chier tous ces cons de riches à racheter des hectares de vignes pour faire du mauvais rosé comme s’il n’y en avait pas assez de vin pas bon en rouge. Ou en blanc. Oui ou en blanc, aussi. Ah je donnerais cher pour les voir à genoux dans la terre en train de sarcler un pied d'olivier, tiens. Le retour aux racines, mon cul.

Cette fois j’étais rincé. 

D’un coup j’en ai eu marre de l’entendre débiter sa si désespérante logorhée, je me suis levé et je l'ai laissé à ses délires en m'éloignant.

Je suis retourné chez les Freto. Pour me soigner.  J’ai demandé un truc à DEUX boules. Comme ils ne proposaient pas encore lexomil, xanax,  j’ai pris verveine, pêche.





3 commentaires:

Tilia a dit…

Tout va tellement mal qu'il vaut mieux ne plus écouter/regarder les infos et aller jouir de chaque instant qui passe à l'ombre et au frais, au bord de la Sorgue... tant qu'elle coule encore !
Merci pour le citron vert-melon :-)

Tilia a dit…

D'après leur histoire ce ne serait pas trois frères, mais trois potes.. qui se ressemblent étrangement !...

chri a dit…

@ Tilia Merci à vous de lire, vous êtes à peu de gens près la seule qui vient encore ici!
Oui ce sont trois amis mais en catalan Freto (ou fraté) veut dire frères et ils conçoivent leur "entreprise" comme une histoire fraternelle... Et leurs sorbets sont bons.

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