27 janvier 2023

Pour un peu

Dire que tout ne tient à pas grand chose. 

Pour un peu, j’ai manqué de l’envoyer vers une mort quasi certaine. Pour un peu, on ne le retrouverait que dans quelques jours, recroquevillé sous un rocher, sous un arbre, dans le haut des collines, congelé ou presque, en tous les cas très mal réchauffé, déshydraté, raide de faim ou alors même au printemps prochain qui sait.

J’avais décidé de m’aérer, de prendre l’air, de marcher sur ce chemin que je connaissais bien et que j’aimais emprunter entre Le Beaucet et le hameau de Barbarenque. Une route étroite de la largeur d'un véhicule, bordée de chênes, d’oliviers, de cades, de genièvres et, au ras du sol de pierres et de thym sauvage. À la montée on avait une vue large sur le Ventoux à gauche et des anciennes bories à droite. Très très peu de voitures l’empruntaient, le hameau était surtout habité en été et la route ne lui survivait pas.

À propos de voiture, j’avais laissé la mienne sur le parking du Beaucet. Le mistral qui soufflait depuis plusieurs jours sur la région avait voulu m’embarquer une portière quand j’avais ouvert mais j’avais résisté : Non non ma poule, oui à force de nous fréquenter nous étions devenus familiers, cette porte là j’en ai besoin, j’avais dit. Je la lui avais reprise.

Il faisait un froid à ne pas mettre un ours polaire dehors. Grâce au vent déluré qui balayait tout sur son passage, nuages compris, le ciel était bleu électrique, les ruelles et les toits nettoyés. Il n’y avait pas âme qui vive à l’alentour. Une âme résiste à bien des choses mais pas à un froid pareil. À peine pointait-on son nez dehors qu'il était battu, mordu, meurtri, griffé, giflé, fouetté. Rougi à vif. C'était le froid d’une armée de gueux. Personne ne s’aventurait dans les ruelles, tout le monde était à l’intérieur calfeutré. Ça se voyait aussi aux fumées qui sortaient à l’horizontale de quelques rares cheminées. Ça crépitait dans les foyers encore habités. 

Une fois l’écharpe nouée, le col relevé, la veste de grand froid zippée, j’avais attaqué la montée vers les ruines du château qui dominaient le village. Je les laisserais sur ma gauche et je prendrais la route goudronnée qui monte droit  au hameau. La pente était raide et sous les épaisseurs, la chaleur n’a pas tardé à rendre le froid moins  insupportable. J’ai traversé le hameau sans rencontrer personne, pas même un inuit perdu. Ici non plus ils n’étaient pas fous. Par ce temps ils restaient dans les igloos. J’ai ensuite emprunté le petit chemin de pierre qui traçait en serpentant vers le sommet de la colline. J’ai marché jusqu’à rencontrer le soleil qui commençait à se coucher et puis j’ai fait demi tour. Je suis repassé dans le hameau toujours aussi vide d’humain. Et vide de tout du reste comme si le froid et le vent avaient tout emporté avec eux. Dans le bleu du ciel, les pies devenaient blanches, les corbeaux, restés noirs auraient claqué des dents s’ils en avaient eues, au sol, les vignes ressemblaient à du bois mort et la terre à une gigantesque plaque  d’acier gris.

C’est un peu après que je l’ai vu. Il montait sur la route, vers moi. Il était âgé, grand, svelte, le pas décidé. À son approche j’ai vu qu’il n’avait sur lui qu’un petit blouson léger, un pantalon de coton beige, des chaussures de sport et autour du cou une magnifique écharpe bleu ciel. Le tout très élégant. À ma hauteur, avec un accent hollandais chuintant il m’a dit : Bonchour Exquiouse moi Saint Didier c’est par là en me montrant la direction d’où je venais.

J’ai été un peu surpris  parce que d’ordinaire les hollandais ne mettaient les pieds dans cette région qu’à la belle saison, mais jamais en Janvier ils avaient bien assez de leur froid à eux. Un égaré je me suis dit.

J’ai réfléchi à propos de sa question puis je lui ai répondu : Bonjour, oui oui c’est par là mais à un moment il vous faudra tourner à droite. Il a dit Merci et il a repris son chemin et moi le mien.

En continuant de descendre j’ai repensé à sa question. Je m’étais gouré, je l’avais envoyé à l’opposé de l'endroit où il voulait aller.

Oh je ne remonte pas il se débrouillera bien quand il verra son erreur. Oui mais la nuit va tomber, il risque de se perdre et ce n’est pas son blouson qui va le protéger. Oui mais il pourra se mettre à l’abri dans le hameau. Tu parles il faudra qu’il trouve quelqu’un c’est pas gagné...

Alors j’ai fait demi tour et je lui ai couru après en hurlant : Monsieur hep Monsieur, Monsieur…

Punaise! Il faisait son âge et ses oreilles aussi. Ce n’est qu’arrivé à sa hauteur qu’il s’est retourné.

Haletant, je lui ai expliqué que je m’étais trompé et qu’en vrai je l’avais envoyé à l’opposé de Saint Didier.

"Oh merci tu sauves moi", il a dit.

Mais j’ai failli vous tuer j'ai répondu, coupable comme Judas.

Nous sommes redescendus ensemble jusqu’à la voiture et je lui ai proposé de le ramener jusqu’à Saint Didier. Plus question de le laisser s'égarer dans la nature. Pendant le trajet, j'ai appris avec son accent chuintant qu'il était pensionnaire dans une clinique psy du coin et il n'avait droit qu'à une sortie d’une demi heure dans l’après midi :

"Je vais faire engueuler moi je suis parte depuis quatre heures, mais à quatre vingt ans je plus un gosse, je me foutre s’ils engueulent moi, le château était si beau. Tu sauves moi la vie, je contente de te rencontrer", il faisait comme un mantra.

Sacré twist que la vie proposait. Ça lui ressemblait bien ce genre d'évènement. 

Il y a des milliers de ponts ténus, de passerelles fragiles, de lines étroites qui permettent d'être très vite d'une rive à l’autre,  du rire à la larme, de l’ombre à la lumière, du verre de rouge à la perfusion, des Baumettes à Matignon,  du boulot à l'inaction, du déshonneur à la légion, de l'Amour à la séparation, de la Cour d'Assises au Panthéon et du sauveur à... l'assassin. 


Sans rien voir venir ou... si peu.




2 commentaires:

Passtelle a dit…

Si fragile ce passage de l'un à l'autre, oui...

chri a dit…

@Pastelle Oui ténu comme un fil d'or fin

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