03 mars 2013

Le seize de Mars.


16 Mars 1955. 
Le cœur du Vieil Antibes. Petit matin. 
Nicolas avait recroquevillé son immense carcasse, encore amaigrie, sur un tapis fané, dans un coin de l’atelier. Il s’en était enveloppé. Mais il n’a pas dormi à cause de l'humide et du froid l'atelier n'étant chauffé que par un poêle à bois.. Hier soir, Jeanne, l’amour, qui avait promis de venir n’avait pas tenu sa promesse. Elle était restée à Ménèrbes. Il s'était refusé de penser: Elle ne viendra plus, pour éviter que son ventre se torde. Mon Dieu, que ce printemps qui débarquait avait mal commencé, malgré les odeurs des mimosas en fleurs qui flottaient sur la ville, malgré les températures qui, le jour, redevenaient chaleureuses. Malgré les amandiers en fleurs de Ménèrbes, dans le Lubéron d'avant. Il y possédait une maison et il en revenait à peine. Ses joues mal rasées le brulaient. Il s’est levé, s’est servi un verre d’une vodka russe qui trainait toujours par là et deux ou trois pilules censées lui insuffler de l'énergie. Puis il s’était recouché. Effondré serait plus juste.
 Il avait sombré vaincu par la fièvre comme une masse alors que le noir n’en finissait plus de survoler la vieille ville. Juste avant de plonger dans le sommeil, il avait fini de rougir avec acharnement une bonne partie du fond de cette immense toile qu’il avait eu la folie de simplement commencer. Un ogre: monstrueux: six mètres par trois cinquante… posés sur le carrelage grossier de terre cuite. Après le fond rouge vertigineux et éclatant, il avait entamé le piano noir, puis la contre-basse imposante au premier plan, sur la droite. Il s’était laissé attraper par le sommeil, les avants bras, la chemise, les mains et l’âme rougis du sang du rideau de ce Concert auquel, au sens propre, il s’était attaqué.
 A l’aube, transis de froid, fiévreux, embrumé, il s’était relevé. Il était allé se poser face à l’est, là où le ciel commençait à rosir. Depuis qu’il avait loué cet atelier au sommet d’un immeuble en béton au cœur du vieil Antibes, il lui arrivait souvent, ivre de fatigue de venir saluer le jour comme on accueille un nouvel arrivant. Les hauts des montagnes au loin étaient encore recouverts du blanc d’une neige étincelante, le bleu sombre de la mer, à ses pieds s'enrosissait comme l’ensemble. Sur la gauche, la masse d’un vert profond, du Fort Carré se détachait, menaçante. Là bas, dans le fond, vers l'horizon, les taches minuscules et blanches tremblantes de voiles gonflées. Au dessus des gris en vracs grossissaient. Il s’est allumé une cigarette, une brune, forte qui lui a déchiré la gorge. Il a appuyé ses coudes sur le gris de la barrière en métal qui entourait le balcon. Sa grande taille l’a obligé à se plier vers l’avant. Son mégot de cigarette lui a échappé des mains, il s’est penché pour le rattraper. Trop. 
Il a basculé dans le vide, sa vie a basculée. Il n'a pas cherché à la rattraper. Nicolas, le grand, s'est envolé ce seizième jour de Mars 1955, dans l'air humide de ce matin de printemps de chien.
 Avant de s’écraser dans la ruelle en contre bas, celui qui avait brûlé sa vie à chercher au plus vrai, au plus profond des couleurs, avait juste eu le temps de penser :” Savoir celles de la mort… “
 
Après sa chute, de dessous sa tête éclatée comme un fruit mûr, un sang presque noir, épais, comme la vie, s'était mis à couler…



3 commentaires:

Tilia a dit…

Ainsi brossée à grands traits, la fin de Nicolas de Staël, mérite un concert d'applaudissements.

*Terre indienne* a dit…

Je ne l'imagine pas ainsi, son dernier jour. Mais j'ai croché au texte complètement.
Cette toile, que j'ai vue lors de la rétrospective à Beaubourg il y a 10 ans... Restée plus d'une heure à la contempler. Incompréhensible saut dans le vide de Nicolas, lorsque tant de lumière, de perfection dans cette toile dite "inachevée".
Bonne journée Chri. J'espère que vous allez bien. Ici, il fait encore froid et j'irai bien faire un tour dans le sud si j'en avais les moyens.

chri a dit…

@ Terre indienne: On ne sait jamais ce qui a pu faire que les minutes à vivre soient justement impossible à vivre mais je ne dois pas être très loin d'une vérité...
Pour le Sud il faut attendre encore un peu... Par exemple dimanche c'était l'été et aujourd'hui la musique est différente... Vent, froid, pluie...

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