Dans les périodes de disette, sans Grands
Moments, on peut se rattacher à ces petites secondes qui ne changent rien au fond mais
qui font basculer l’instant, celui qui arrive, qui font la vie plus
douce et le moment plus émouvant :
Quand on sort d’un supermarché et que,
comme d’habitude, on a oublié de prendre un sac pour y mettre ce qu’on a
acheté, que dans le berceau de nos bras tout tient en équilibre précaire,
l’instant où tout va s’écrouler sur le parking et qu’on réussit en un geste à
tout rattraper… Et même si on sait bien que dans les secondes qui suivent, on va
arriver à la voiture, et qu’alors il
faudra bien en trouver les clefs, enfouies au plus profond d’une de nos poches.
Laquelle ?…
Quand dans un train de nuit, on se
réveille dans une gare inconnue, qu’on
écarte légèrement le rideau du compartiment, juste pour voir où on en est du
voyage…
Quand on a acheté au petit bonheur la
chance une housse de couette, qu’on l’installe et qu’elle s’adapte pile poil
exactement, ce qui est assez rare, à la couette…
Quand, dans le noir, on tente de glisser
au jugé, une clé dans une serrure et
qu’elle y rentre, droit, sans se rebeller…
Quand dans une queue de supermarché on
croise le regard d’un nourrisson jovial, bouddha définitif et qu’il t'envoie
un sourire à décrocher la mâchoire des galaxies…
Quand, dans un matin de brumes, on laisse
tomber le tube dentifrice au sol ET qu’on ne pose aucun pied dessus…
L’instant où l’on se glisse dans des draps propres suivi de
celui où on se défait de ses lunettes et qu’on éteint la lumière…
Quand sur le quai d’une gare, on vient chercher un être
cher, les secondes où le train est annoncé, puis entre en gare, jusqu’au moment
où il s’arrête… L’attendu est là, quelque part dans la foule qui sort des voitures…
Le dernier passage d’une lame de rasoir
neuve sur une joue désormais douce…
Quand après une longue balade en montagne
où l’on a pas mal souffert à cause de la raideur de la pente et de toutes ces cigarettes
qu’on n'aurait pas dû fumer, l’instant où l’on s’arrête et pose son sac dans
le vert de l'herbe humide…
Les secondes où l’on se réveille dans la
nuit, qu’on regarde l’heure et qu’il en reste cinq à dormir…
Quand on sort d’un restaurant bruyant où
l’on a passé trop de temps, les premières secondes de silence sur le trottoir
désert avant de se mettre en route pour rentrer chez soi…
Après le dernier bain de l’année, le
moment où l’on se sèche, quand on sait que le prochain sera au mieux dans une
année presque entière…
À l’ouverture d’une bouteille de vin, le
moment où l’on sent que le bouchon va céder voire se briser en deux puis
finalement décide de sortir entièrement avec un joli bruit en prime...
Quand dans le noir d’une salle de cinéma
on sent les larmes monter et qu’on les laisse filer sur sa joue, certain de
n’être vu de personne d’autre que soi…
Quand on vient de courir trois heures
dans une banlieue moche à la recherche d’un sac aspirateur introuvable, qu’on
en ramène un paquet, l’installe, appuie sur l’interrupteur de l’engin, pose
l’embout sur une poussière et qu’elle DISPARAIT, avalée goulûment…
Après une brûlante journée d’été,
lorsqu’un orage éclate, les premières bouffées d’odeurs tièdes qui montent du
sol…
Ces secondes où l’on consulte son compte
bancaire en début de mois et que le solde est ENCORE positif.
Décacheter une lettre reçue le matin en
lire les premiers mots quand est écrit : « Mon bel amour ». Il faudrait se contenter de ça, il arrive que cela se gâte après.
Prendre une saison chaude, une fin de
belle journée, une plage des Landes, une compagnie souhaitée, une paire de
doigts, un poulet grillé, une bouteille de bon vin, deux verres ballons,
attendre l’heure du coucher du soleil, se sécher du dernier bain, changer de
maillot (pour ne pas garder l’humide sur soi) enfiler un vieux pull de coton,
s’installer sur le sable… Manger et boire en regardant le ciel… L’autre à son côté.
Se réveiller le matin et s’apercevoir
qu’on n’a mal nulle part.
Sortir d’un vilain cauchemar et se rendre compte que
c’en était un…
Les toutes premières caresses où notre
main se pose sur une peau encore inconnue et les vibrations qu’elle y sent, qui
nous font chavirer, tout entier…
Ce moment dans le cabinet d'un
médecin où l’on entend l’adjectif : banal.
Voir une araignée repoussante dans la maison,
passer au-delà de sa peur, l’attraper, la mettre dehors et la regarder
s’enfuir.
Quand, un peu après l'histoire une petite voix vous appelle de la chambre réclamant un câlin...
Entendre en mars les dialogues amoureux des crapauds habiter les
soirées, enfin entièdies.
Vivre la dernière centaine de
mètres d’une sortie difficile où l’on a maltraité ses mollets, son souffle, son
cœur, ses fesses, ses cuisses et savoir que, dans quelques secondes, toute
cette souffrance va s’arrêter.
Ces secondes où les pleurs d’un enfant
s’apaisent au creux de vos bras, que le sommeil s’en empare et que sa peine s’enfuit.
L’instant précis où, dans un livre, on
tombe sur une phrase qui exprime exactement ce qu’on sent vrai depuis longtemps
mais qu’on n'arrivait pas à dire. Précisément.
Quand on vient d’écrire une page à propos
des petites secondes, qu’on en arrive à poser le dernier des trois points de
suspension…
Mais on sait bien qu’il y en a des milliers d’autres à attrapper… De petites
secondes…