12 novembre 2018

Pierre ou le loup?

« On ne les voit jamais que lorsqu’on les a pris... » 
Léo Ferré La mort du loup.                                 

Il devait pleuvoir depuis trois ou quatre jours et autant de nuits. La banlieue était humide et froide. Le ciel de la journée si noir qu’on pouvait craindre des pluies de poissons morts. Il ne fallait, malheureusement pas s’attendre à autre chose d’autre avant trois bons mois. Il faisait nuit dès quatre heures de l’après midi et la plupart des gens se dépêchait de rentrer chez eux pour ne plus voir ça. Pour ne plus être trempés jusqu’aux os, aussi. Puis, le noir profond s’était installé. Des rafales de vent hargneuses projetaient des trombes agressives de flottes froides sur les volets fermés de bonne heure, les arbres, fagots debout s’agitaient nerveusement sous les attaques incessantes des courants d’air glacé, des soleils de tungstène donnaient aux rues désertes des lueurs orangées. Bref, Il ne faisait pas bon traîner dehors. 
Vers onze heures du soir, il n’y eut plus de vivant dans cet endroit que quelques chats de gouttières fuyant. A une extrémité de rue, les phares jaunes d’une voiture au ralenti sont apparus. Ils ont fait briller les gris océans des flaques d’eau sale puis se sont immobilisés le long du trottoir, les deux roues de l’engin dans le torrent du caniveau. La silhouette à l’arrière, du côté du chauffeur, paya, ouvrit sa portière et sortit. Le taxi redémarra dans des gerbes sombres et disparut à un angle de rue. L’homme resta sur le trottoir, immobile comme un bloc de granit posé, là. Sous les gifles du vent, de la pluie battante, il remonta le col de son manteau d’un geste inutile et dérisoire tant cette ombre dense était ruisselante. L’homme se recula pour que son regard embrasse l’ensemble de la rue. Il y était et tout ou presque lui revenait. Il avait quelque temps avant donné cette adresse au chauffeur, sans trop y réfléchir, en fait, il avait donné la première qui lui était venue... Celle là ou bien une autre, là où il en était, quelle importance ? Le gars avait bien commencé à râler qu’il était tard, que c’était loin, alors, il avait juste répété l’adresse sans hausser le ton, mais d’une voix qu’on ne discutait pas, en le regardant droit dans le fond du cerveau. Et l’autre avait ravalé ses reproches, vaincu. Finalement, elle lui convenait parfaitement cette banlieue, ce n’était pas sur le chemin du retour mais avec ce genre d’homme, il était prêt à s’asseoir sur son confort...C’est ce qu’il avait su se dire. Il y a des regards auxquels on ne résiste pas, même quand on est chauffeur de taxi... L’homme de marbre n’était pas revenu dans cet endroit depuis des siècles, mais rien n’avait changé. Cette virée, ici, c’était comme un plongeon. Avec ce qui tombait, le bassin risquait tout sauf le vide... La rue se décida à le faire traverser. En face, un peu sur la droite, il reconnut la vitrine d’une papeterie. Il s’approcha. Sur la vitre ruisselante, son reflet lui fit peur. Sur la porte, près de la poignée, une étiquette était collée. 
Comme il se penchait pour la lire, la porte s’ouvrit violemment...
Un soleil éclatant jaillit de l’intérieur, à sa suite, trois gamins en blouses grises, les jambes presque nues, les mollets habillés de longues chaussettes blanches tire bouchonnées, s’enfuirent en riant. Derrière eux, un homme chauve, bedonnant, une paire de lunettes sur le front. Il chercha les gosses du regard et lorsqu’il les aperçut, il leur lança:
__ Bande de vauriens ! Revenez ici, de suite ou je vous taille les oreilles en pointe!
Les trois garçons s’arrêtèrent de courir, firent demi-tour et sortirent des poches de leurs blouses des rouleaux noirs. Ils les brandirent à bouts de bras vers le commerçant en éclatant de rire. Avant de reprendre leur course, ils lui tirèrent trois langues noircies par la réglisse. Alors l’homme eut un vague sourire et en se frottant le menton, il lâcha sans grande conviction :
 __ Petits voyous !
Au dessus de son épaule, un client, le visage sévère lui dit :
__ Vous voulez que je vous les rattrape ? Ils n’iront pas bien loin !
 __ Non, pensez donc c’est que des bonbons, c’est que des gosses !
 __ De la graine de racaille c’tengeance, oui !
Le commerçant agacé :
__ Vous n’avez pas été môme, vous ?
 __ Parfaitement, mais je n’ai jamais rien volé, moi ! 
 __ Vous auriez du ! Et puis, ils ne volent rien, je leur donne, c’est un jeu entre nous.
 __ Et en plus vous êtes complices, un jour ils viendront vous faire la peau pour quelques billets, vous ne l’aurez pas volé...Si  ça ne tenait qu’à moi...Ils prendraient une de ces volées...
 __ Dites, vous n’avez pas compris grand-chose, vous. Allez, allez vous en, Monsieur, ne remettez pas les pieds ici. 
Puis il laissa l’air abasourdi du client sur le trottoir et rentra dans sa boutique en lui claquant la porte sur le nez.
L’homme du taxi sourit en revivant ce moment. Sur l’étiquette qu’il lisait était écrit :
Prochènement, ici, ouverture d’une boutique de Jeux Vidéos. Il ne put retenir :
__ Merde, pauvres gosses ! 
Il se releva et traversa la rue balayée par l’hiver, courbé sous les bourrasques. Il longea un mur grillassou, écaillé par le temps en laissant sa main traîner sur les pierres comme pour les lire en braille. Il s’arrêta devant une porte massive surmontée d’un fronton sur lequel était gravé : Ecole de garçons.
Cette porte, il l’avait franchie de nombreuses fois. Il se revit, raide comme un petit caporal, la tête rejetée en arrière à s’en défaire les cervicales, mourant de peur de se faire alpaguer les oreilles par le Directeur surveillant le tout comme un amiral.
Même s’il ne savait pas pourquoi, l’homme qu’il était devenu sentait que c’est là qu’il fallait entrer. Il se souvint d’une porte à l’arrière de l’école, une porte facile à franchir, une porte qu’il avait sauté quelques fois pour se la faire buissonnière. Il se dirigea vers l’angle de la rue, le contourna. Le bleu clignotant d’un gyrophare l’envoya sous une estafette garée là. Le bleu passa à quelques mètres de lui et s’éloigna. En se relevant, il se tint le côté. Il souffrait. Il se remit en marche plus rapidement malgré la douleur.
« Pas maintenant, pas encore, c’est trop tôt, il faut que j’entre là dedans... » se dit-il.
Il arriva devant une porte en métal. Elle lui sembla si petite, comme si le Prince découvrait que les douves du château n’étaient qu’un mince ruisselet.
Il vérifia que le calme était revenu dans la rue, que la voie était libre, grimpa sur la grille et passa de l’autre côté. En retombant, il ne pu retenir un cri de douleur qu’il tenta d’étouffer. La douleur lui avait giflé le flanc.  Il resta de longues minutes dans la cour de l’école habitée par le vent, le froid et le poids pesant de ses souvenirs. Rien n’avait changé, tout était en place, jusqu’aux odeurs. Même les tilleuls de la cour semblaient n’avoir pas grandi. Dans un coin de la cour, une porte. Elle donnait sur un escalier qui menait aux classes de l’étage. Là haut, sa classe. Il traversa la cour dans la grande diagonale. En marchant, il remua sur son passage les cris des enfants qui avaient joué et c’était comme un fleuve à traverser au gué. A plusieurs reprises, il manqua d’être renversé par le courant des vies bruyantes, des vies en train de se courir après, de se battre, de se cache cacher, de se gendarmer, de se trappe trapper. Il monta au premier en prenant appui sur la rampe polie, luisante d’avoir tant servie. Sur le palier, deux portes, il ouvrit celle de gauche. Et là, une odeur lui fila droit dans la cervelle. Une odeur qu’il aurait reconnue entre mille... Un mélange lourd d’éponge sale et de craie humide. Il se laissa emporter. Dans la salle, les tables et les chaises n’étaient plus alignées comme pour un défilé militaire, mais agencées en cercle. Sous le tableau, plus d’estrade sur laquelle il avait tant souffert en essayant de se souvenir des rimes du poème de Coppée à apprendre sous les rires moqueurs et soulagés de ceux qu’on n’avait pas appelé. Tout y était ou presque. Jusqu’à SON radiateur qui ronflait. Il prit une chaise et une table et se les colla contre le ronflement. Il y glissa avec douleur ses pieds dessous et s’assit. Il posa sa tête dans ses bras et s’endormit comme une masse. 
Dans son sommeil il entendit une voix lancinante qui dictait : « Alors virgule quand viennent… quand viennent les longues nuits virgule les longues nuits d’hiver virgule et que et que les loups les loups sortent du bois pour chassser, pour chasssser... » Plus encore que la phrase de Jack London, ce qu’il entend c’est le crissement des plumes sur le papier, c’est la diction lente et appuyée de la femme qui marche dans les rangées en posant son parfum lourd et menaçant sur leurs épaules d’enfants, ce sont les soupirs poussés par les gamins qui se demandent s’il faut mettre un r à chasser... Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de trente ans mais pour eux, vieille, elle l’était. Il se retrouve, oubliant le h de horde parce qu’il ne savait pas ce que cela voulait dire, en train d’enlever son pantalon. Oui après, dictée, ils avaient gym et sous son pantalon, un short pour être prêt plus vite. Et là, comme un éclair, la voix cassante, agressive, vouvoyante s’adressant à lui: 
__ Serge Proko ? Mais qu’est ce que vous faites sous votre table pendant la dictée ? 
S’adressant aux autres pour davantage d’humiliation : 
__ Non mais regardez le, celui là avec son pantalon baissé... vous vous croyez où, Proko?  Honteux, surpris, terrorisé, il répondit à côté : 
__ Heu...rien m’dame.
 __ Rien Ma dame, reprit elle cinglante. Les porte plumes suspendus des autres et leurs rires...
 __ Comment ça, rien ? Levez vous et sortez de la rangée que tout le monde vous voit bien! 
Serge, effondré, rouge de honte et de colère se leva et se décala de sa table parce qu’elle ordonnait et qu’il ne pouvait qu’obéir, son pantalon sur les chevilles.
 __ Alors, je vous ai posé une question, REPONDEZ ! L’enfant bafouillant : 
__ Je mets mon short pour la gym, m’dame. 
__ MA dame! Je vais vous en faire gagner du temps pour la gym, moi. Vous allez faire trois tours de cour !
 Comme il relevait son pantalon, elle enfonça le clou avec un sourire tordu: 
__ Non laissez-le baissé, et les mains sur la tête en plus !
Il sortit de la classe marchant avec difficulté, sous les rires des autres qui cascadaient dans ses oreilles. Hors de la classe, il le remonta et descendit les marches en pleurant. Une fois dans la cour, il le rebaissa, mit les mains sur sa tête, se cacha le visage avec les coudes et se mit en marche pour son calvaire. Aux fenêtres des classes, il sentit les regards rieurs de toute l’école que cette saleté n’avait pas manqué de prévenir... Il se réveilla d’un coup. Il était en nage il se leva et c’était comme s’il avait un couteau planté dans le ventre. Il passa une main sous son manteau et la ressortit rouge, poisseuse. En bas dans la cour, une rumeur enflait. Il s’approcha d’une fenêtre et vit la cour était bruissante d’enfants. Il courut vers la fenêtre opposée, celle qui donnait sur la rue. Il l’ouvrit et commença à enjamber l’appui. Cette douleur terrible plantée en lui. Trop haut pour sauter, il renonça. Une cloche sonna et un murmure grimpa l’escalier. Les enfants montaient à l’étage. 
Il était coincé, soulagé et coincé. Déjà, la porte s’ouvrait sur une bouille ronde toute étonnée de le trouver là : 
__ Qu’est ce que tu fais dans notre classe ?  
__ Moi ? 
__ Ben, oui, t’es dans notre classe ? 
__ Heu je suis là pour vous raconter une histoire.
 D’autres gosses poussaient derrière. La maîtresse entra, voyant l'homme:
__  Mais que faites vous là ? Qui êtes vous ?  
Les gamins ne lui laissant pas le temps de répondre : 
__  Il est là pour l’histoire, il va nous raconter la fin. 
Il s’était approché du bureau sur lequel un livre ouvert attendait. 
 __Il vient nous raconter, M’dame, laissez le !
 Ils se dépêchèrent d’aller s’asseoir, Serge se mit entre la maîtresse et la porte lui bloquant la sortie, puis la regarda droit dans les yeux, le même regard qu’il avait adressé au taxi. 
___  Ne faites rien d’autre que vous asseoir et écouter.
Ce qu’elle fit. Il prit le livre sur le bureau. Pierre et le loup. 
__  Vas y M’sieur, elle est bien celle là ! 
Alors devant la maîtresse médusée, sidérée, il raconta l’histoire de Pierre et le loup, sans presque lire le livre. Il s’installa au centre du cercle et devint Pierre, les chasseurs, les canards, le grand-père. Il courait, nageait, volait, chassait, sautait sur les tables, changeait de voix, grimaçait, horrifiait, surprenait. Plus il avançait dans l’histoire, plus il était dedans. Une si grande débauche d’efforts, de mime et de jeu qu’il transpirait à tordre. Les gamins de la classe étaient sous le choc, sans souffle, suspendus à ses lèvres, éblouis. Il en arrivait à la capture du loup quand une sonnerie retentit. La maîtresse, frappa dans ses mains et ordonna aux enfants de sortir. Serge était ruisselant, épuisé, vacillant. Avant d’obéir, les enfants lui firent promettre qu’il serait là après la récréation pour raconter la fin. Il promit. Tous sortirent sauf un. La maîtresse s’en aperçut. 
__ Pierre, tu sors, aussi.  
Non m’dame, je veux entendre la fin.
__ Pierre, c’est non, tu sors avec les autres.  
À cet instant, un grand venu de l’extérieur tira la manche de la maîtresse en lui disant : __ M’dame, le Directeur vous demande,  y a urgence, il dit que vous devez venir de suite... Quand on débute dans le métier, c’est une injonction à laquelle on ne résiste pas. Elle se tourna vers Serge et l’enfant et leur dit :
__ Ne bougez pas de là, je reviens. 
Elle sortit et descendit les escaliers quatre à quatre laissant Pierre, son envie de savoir et Serge. Dans le bureau du directeur, deux hommes en gris et l’ensemble du personnel attendaient :
Ces Messieurs sont de la police, ils recherchent cet homme, en tendant une photo :
__ Il a été élève ici et ils pensent qu’il pourrait y revenir... Il serait dangereux...  
__ Pierre !...Cet homme est là dans ma classe avec Pierre... cria l’institutrice effarée. Les flics se levant d’un bond :
__Bon Dieu où ça ? Conduisez nous !  Le groupe affolé, sortit de bureau et se dirigea vers la classe en courant. Elle dit :
__ C’est là, derrière cette porte.
 Les flics firent reculer tout le monde et crièrent : 
Proko ? Police ! Fais pas le con, relâche le gosse ! 
__ Comme ils n’eurent aucune réponse, ils attaquèrent la porte à grands coups d’épaules. Elle finit par céder, ils la poussèrent doucement. Derrière le corps de Serge Proko s’affaissa. La maîtresse se jeta sur Pierre et l’enlaça.
__ Oh Pierre, tu n’as rien ?   
__ Non m’dame, qu’est ce qu’il a le Monsieur ? On parlait, il est allé près de la fenêtre et il s’est assis contre la porte, il est malade ?  
Un flic, l’air dégoûté avait repoussé un pan du manteau de Proko. 

Dessous, sur le blanc de la chemise, une tâche rouge comme un soleil couchant s’agrandissait...
__ Non Pierre, c'est terminé. 
L'enfant dépité:
__ C’est dommage, il racontait bien... Il avait pourtant promis de raconter la fin.  

2 commentaires:

LE CHEMIN DES GRANDS JARDINS a dit…

Un plaisir de lecture.
C'est drôle, j'avais senti le drame , dès le début. Tu décris si bien cette enfance à la dérive qui va vers le malheur, sans pouvoir y échapper.
Bien sûr, la morale doit bien y gagner dans l'affaire, et les méchants doivent être tous punis. Sauf que, c'est faux, il y a des méchants qui s'en tirent très bien et d’autres qui plongent pour pas grand chose. J'ai appris beaucoup auprès des détenus de longue peine, en Centrale, que j'ai aidés, dans les lieux même de leur détention, à reprendre goût à la vie. Leur destin noir avait très souvent des racines dans leur enfance.
Une fois mort, enfant ou ado, victime d'une bavure, c'est la fin de l'histoire quelque soit le motif, la broutille, et le bon peuple est content.
Mais s'ils s'en tirent, combien suivent la pente descendante et commettent l'irréparable, parce que marqués dès leur enfance, par l'injustice.
Sur l'Ile de Ré, existait un bagne pour enfants et quand l'un d'eux s'échappait, on tirait le canon et la population courait a sa recherche, pour aider la police. Une chasse à cour.
Je n'aime pas les foules haineuse, à la sortie des tribunaux, qui crient, à mort. L'âme humaine est ce qu'elle est, mais aucun de nous ne devrait y laisser sa peau, dans ces règlements de compte, trop hâtifs pour un maigre larcin, afin que la foule de honnêtes gens dorme en paix.
To histoire a remis tout ça en marche dans mon esprit et ce n'était qu'une fiction ! Force de l'écriture.
Merci Christian et belle journée.
Amitiés.
Roger

chri a dit…

Oh Merci Roger de ce long et beau commentaire! Amitié partagée!

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