14 mars 2022

En un éclair

Alors, leurs regards se sont croisés et, en un éclair étincelant, tout ce qui était vivant dans le coin a été emporté à des années lumières.

Jusqu’à présent, ils s’étaient aperçus  plusieurs fois sans qu’il ne se passe rien. Le calme plat. Oh ils s’étaient bien regardés un peu mais comme on le fait quand on entre dans un bus ou dans une rame de métro et qu’on cherche une place libre. Ce ne sont pas vraiment les gens assis qui vous intéressent. On jette un œil vite fait sur les éventuelles places libres, les endroits possibles où se poser, on jauge le voisinage pour savoir lequel nous sera le moins désagréable, on mise sur le confort voire sur  l’odeur éventuelle et puis on choisit, on se détermine, on tranche, on s’assoit. On ne pose pas vraiment le regard sur les personnes autour de la place conquise. Avec eux deux ça c’était joué comme ça au départ. Ils s’étaient croisés dans les couloirs, ils s’étaient aperçus dans les assemblées, ils s’étaient salués certains matins quand ils étaient arrivés ensemble à la grille, ils s’étaient souris une fois ou deux à la cantine mais rien de plus, rien d’autre. Très peu de mots échangés, très peu de phrases. Un bonjour, bonsoir, le tout venant le poli, le civil, le minimum. Il faut dire qu’ils étaient chacun engagés et se pensaient heureux de ce côté là.  Ils n’avaient rien derrière la tête, aucun projet, aucun désir autre que celui en cours. En tous les cas, ils n’avaient surtout pas l’idée d’aventure qui pouvait leur venir au cerveau. Du moins se croyaient ils à l’abri de ça. Evidemment, il avait remarqué son joli carré court blond frisé, ses yeux noisettes brillantes, son sourire en coin, malgré sa rareté, et la grâce de ses mains. Il avait aussi, vite fait, aperçu sa silhouette fine et son élégance simple et sa démarche altière, son port de tête sans doute de danseuse, mais rien de plus que déjà pas mal.

Et pour dire vrai si jamais l’idée se pointait, ça pouvait arriver, on ne vit pas non plus dans un couloir d’hôpital psychiatrique, comme une tentation, un interdit à braver, comme une barrière à franchir, un mur à escalader, ça leur paraissait représenter un tel bazar, un tel dérangement, une telle montagne à gravir ou a déplacer qu’aussitôt ils  la viraient de leurs têtes. Pas de ça. Pourquoi faire ? N’as-tu pas déjà tout ce qu’une personne sensée peut désirer ? N’es-tu pas déjà de ce côté là béni des dieux, de ses apôtres, des fées bienveillantes et de quelques anges amicaux et bienveillants ? De quels frissons aurais tu besoin ? Pourquoi voudrais-tu te sentir davantage vivant que tu ne l’es ? Parce que tu l’es bel et bien, vivant. Tu as tout ou presque ce qu’on peut envier. Alors, d’où te vient cette pensée qui t’a traversé l’espace qu’une seconde. Oublie ça de suite. Dans ta situation, c’est de l’ordre de l’impensable. L’injonction était puissante. C’était oublié, chassé, évacué et tout redevenait normal. Les choses se rangeaient immédiatement.

Ils ont passé six mois de cette façon, travaillant dans le même lieu, mais sans se croiser vraiment, en s’apercevant de temps à autre et de loin. Intérieurement ils étaient même sans le savoir contents que ÇA n’aille pas plus loin, que rien ne se passe autre que ces « bonjour, bonsoir »tirés à quatre épingles, légers comme des plumes nouvelles, ne disant rien d’autre chose que bonjour, bonsoir. Ravis de ne pas s’être engagés sur le difficile et menaçant chemin de l’attirance, voire de l’attraction. Ils avaient chacun leur vie de leur côté, il se trouve simplement qu’ils travaillaient dans le même espace et qu’ils se croisaient parfois. Mais ils ne se devaient rien, ils n’échangeaient rien, rien de plus que tu vas bien ? Merci moi aussi.

Et puis il y eut ce repas de fin d’année auquel participait qui voulait venir. Lui ne voulait pas y aller. Pas question que je passe une soirée de libre avec des collègues de travail auxquels je n’ai pas grand chose à dire en dehors du travail. On avait insisté, on lui avait demandé comme un service de participer. Il s’était laissé faire, il avait dit oui bon je viens mais c’est bien pour te faire plaisir.  Ils s’étaient tous retrouvés un soir sur le trottoir devant la porte d’Aux bonheurs de Chine. Certains s’étaient demandé pour la contrepèterie, ça les avait fait rire… Ils étaient entrés. Il s’était retrouvé assis à côté d’elle. Elle lui avait souri en coin et un moment, avec son index droit, elle avait relevé une mèche échappée du carré pour la replacer derrière son oreille et elle s’était tournée vers lui.

 

Alors, leurs regards s’étaient croisés et, en un éclair foudroyant, tout ce qui était un peu vivant dans le coin avait été emporté à des années lumière.

 

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