23 novembre 2008

LA DEMANDE.


C’est quand elle a posé sa main sur la mienne que les murs du restaurant se sont mis à trembler. J’ai clairement vu le plafond se fendre en deux et s’ouvrir. Au-dessus de la salle, un ciel d’orage menaçant et des éclairs l’illuminaient. On venait à peine de craqueler avec le dos de nos petites cuillères, la couche de caramel des crèmes brûlées, nous avions presque descendu la bouteille de blanc et, avant ça, on se sentait d'humeur bienveillante. Elle s’est approchée de moi, elle a posé sa main sur la mienne et elle m’a parlé assez bas pour que les voisins ne puissent rien entendre. Jusqu’à cet instant tout s’était déroulé sans que rien ne soit racontable. On avait juste mangé comme les deux cents autres fois dans cet endroit qui nous était désormais familier. Deux cent fois en vingt et quelques années ce n’est pas un exploit. Mais, on peut le dire, nous étions fidèles. Pour une fois qu’on en avait trouvé un où c’était bon et pas trop cher, où on était bien accueilli, où ça avait l’air de leur faire plaisir quand on y entrait, on n’allait pas en chercher un autre surtout s'il s’agissait juste de ne pas faire la cuisine. Alors on y venait comme à une cantine, régulièrement, une ou deux fois par semaine. Ainsi, on vieillissait avec les patrons et d’une certaine manière on s’ancrait, comme eux, dans le coin. On finissait par penser qu’on faisait partie des meubles et qu’on était un peu propriétaires des murs et donc contents quand ils nous racontaient leurs futurs projets d'agrandissement ou leurs vacances aux Bahamas, on avait l’impression de leur avoir payé une partie des matériaux ou du billet. On s’était mis assez vite d’accord sur la commande puisqu’on prenait à chaque fois les mêmes trucs et que tout le monde était au courant. Ils venaient nous demander quand même mais on savait bien qu’en cuisine c’était déjà dans la poêle. Ainsi, il y avait très peu d’attente entre notre arrivée et celle du premier plat. Nous avions passé une bonne partie de repas à nous parler de tout et de rien. Si nous n’avions pas exactement refait le monde nous en avions repeint quelques quartiers. Comme en plus on est assez vite tombés d'accord sur l'idée que ce n'est pas encore cette fois que des banquiers iront en prison ou bien que ce soit l'un ou l'autre des candidats en course qui gagne la galactique élection ne changerait évidemment pas la vie des plus démunis, les mots ont été parcimonieux. Il faut dire que nous n’étions pas de grands causeurs, elle et moi. Mais, à sa décharge, c'est moi qui avait commencé.
Comme d’habitude, j’avais profité des temps morts entre deux phrases pour la regarder en coin et m’extasier de sa beauté. J’avais remercié le ciel pour elle. Dans ce monde, si ce n’était pas le seul avantage, c’en était un, et de choix. Et il fallait dire, que, dans ce domaine, elle avait été du bon côté de la baguette des fées. Les filles n’avaient pas été avares le jour où sur elle, elles s’étaient penchées. Bien que tout ça me retombe dessus, à chaque fois que je franchissais la porte du restau ou d'un autre lieu public, je voyais bien les regards qui allaient de l’une à l’autre et qui tout de suite après se demandaient comment c’était seulement envisageable qu'on y entre ensemble. Je voyais les points d’interrogation se dessiner dans les pupilles avant qu’ils ne replongent dans leurs pizzas leurs bolognèses. J’avais fini par m’y résoudre. Elle était belle ? Tant mieux pour elle. Et bien mieux encore, elle n’en était pas intimement persuadée, ce qui la mettait à l’abri des inflammations de cheville. Elle avait un joli paquet d’autres qualités bien utiles, mais je ne suis pas ici pour la vendre. Durant tout le début du repas et malgré mes regards en douce, nous étions restés à distance respectable, rien ne s’était tendu entre nous, rien n’avait dérapé, rien ne s’était signalé. Nous étions un couple, certes avec un léger décalage dans les âges mais juste un gars et une fille qui mangent au restaurant. J’aimais qu’elle souris volontiers aux blagues que je pouvais faire et qui, parfois, je l’accorde, n’étaient pas d’une subtilité remarquable, j’aimais sourire aux siennes. Voilà une chose que nous savions faire tous les deux: rigoler. Notre plus grand plaisir était de dire du mal des autres et d'être le plus méchant et le plus injuste possible. Ça oui, nous savions faire et ça nous amusait. J’aimais également qu’elle s’enflamme devant les injustices qu’elle dénonçait, j’aimais sa colère et ses impatiences. J’aimais le regard acéré qu’elle portait sur le monde. J’aimais ses jugements tranchés, et définitifs même si je les mettais en partie sur le compte de son âge. Tout en souhaitant qu'elle n'en change jamais. Bref, j’aimais être avec elle. Beaucoup, d'autant que c'était de moins en moins souvent. J’avais à chaque fois l’impression de gagner mon temps. Mais durant ce repas, nous étions restés à bonne distance. Et puis, les crèmes caramel se sont pointées. Quand il les a posées devant nous, qu’il a fichu le camp en reprenant le panier vide du pain, elle s’est approchée de moi et m’a glissé presque à l’oreille à cause des voisins:"Pounet, il faut que je te dise : Il m’a demandé en mariage et j’ai dit oui… T’en penses quoi ?"

A peine ces mots évanouis dans l’air tiède de cette pizzeria de banlieue, je me suis aperçu que ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’elle me le demande, ça.


Alors, le tonnerre a grondé, un éclair a déchiqueté le rouge du plafond et c'est un pschiiit fulgurant qui, d'un coup, d'un seul, m'a embrasé la calvitie.




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2 commentaires:

Anonyme a dit…

Parce que je l'appelle Pounet. Parce que depuis ces mots, plusieurs fois je suis revenue me ballader chez vous. Avec ce plaisir qu'on prend à flâner au hasard. Même quand on ne croit pas trop, pas toujours, à ce mot là. Parce que je reste souriante, après.
Bonne soirée Monsieur, portez vous bien.
Lou

chri a dit…

Vous êtes chez vous ici, Lou.

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