29 novembre 2008

SOIT DIX ANS...


J’avais fait du sud dix heures durant et, seuls les bruits que faisaient la bagnole m’incitèrent à lever le pied. Je me suis décidé à laisser reposer le moteur dans une ville où finalement je n’aurais jamais du être même si c’est bien là, qu’au fond, je voulais en venir… Le hasard qui n’existe pas, fait parfois les choses comme il faut…Je n’avais pas roulé tout ce temps pour rien bien que je ne sois parti que pour ça : rouler sans but… Tu parles Charles…

En dix heures, j’avais changé de planète, de saison et d’états d’âme. A lui seul, ce résultat justifierait les pleins d’essence. Ici, les gens se déplaçaient avec une grâce lente en se dépêchant sans hâte… Ici, ils s’accrochaient au visage un sourire nonchalant et sincère… Ici, ils ne se parlaient pas simplement pour dire mais beaucoup pour …parler. Ici, on marchait à l’ombre des murs plutôt qu’au plein soleil, ici, les odeurs dégringolaient sur la ville en charriant des souffles de garrigues et de garenne sauvage. Ici, même le malheur semblait avoir un autre goût.
Ici, on était au Sud et tout le disait.
Je n’avais en poche qu’un bout de carton froissé d’un vieux paquet de cigarettes sur lequel on pouvait à peine lire une adresse presque effacée. Je l’avais retrouvé la semaine passée glissé entre les pages d’un livre et puisque j’avais quelques jours devant moi l’agenda vide, j’étais parti. Si j’avais pris la direction de l’adresse, c’était sans penser m’y rendre…Quoique…
Je m’étais dit, en la prenant que c’était pour l’avoir avec moi, pour me sentir moins seul, pour … on ne sait jamais… Avais je besoin d’une bonne raison ? Il faut croire que oui.
Pour ce qui est du voyage, merci. La route était plate et droite comme les deux derniers mois d’hiver que je venais de vivre. Et plat n’est pas très loin de morne. Alors le sud, pourquoi pas ?
J’ai posé la voiture à l’entrée de la ville aux bras grands ouverts et j’ai marché dans ses rues pour la sentir avec le corps. Qu’en la traversant ce soit elle qui me traverse, que je la sente vibrer, battre, que j’y croise des regards, y entende des voix, des accents…
Du haut, de la cathédrale, descendaient des courants d’air aux relents de montagne, embaumés des rameaux tortueux des vignes noueuses. Ils raflaient sur leur passage les odeurs du marché aux fleurs, passaient le long des étals de poissons, il y avait une mer pas loin. Ils étaient roulés dans les voix rocailleuses des vendeurs de légumes de jardins, et puis des herbes qu’on ne voit qu’ici, des épices qu’on ne vend qu’ici, au Sud.
Tout ici était du Sud. Les ombres, les accents, les invectives, les robes des filles, qui s’étaient allégées, découvrant leurs peaux déjà cuivrées, les démarches des vieilles habituées à se courber sous le poids du passé et des souffrances endurées, le port de tête des vieux droits comme des ifs, leur regard de par delà les collines comme pour se persuader de n’avoir rien à craindre ni du soleil qui se couche, ni de la pauvreté, ni de la rudesse des hivers, ni du temps qui passe.
Ni du destin ? Le leur, ils le connaissaient. Pas de mauvaise surprise. Nés ici, ils mourraient ici après avoir travaillé, aimé, fait des enfants, vieilli, avec les autres qu’ils croisaient depuis toujours.
Je me sentais chez moi, et c’est ma peau qui le disait. Ces sensations n’avaient rien à voir avec la tête. Elles m’avaient submergées comme à chaque fois dès la première tuile ronde aperçue sur le bord de la route. C’est simple, à force, je m’étais convaincu que j’étais du Sud, comme on peut se sentir marin sans ja ja jamais naviguer… C’était aussi l’immense privilège de ceux qui ne sont de nulle part, ils peuvent choisir.
Dans un quartier pas très éloigné de l’adresse que je trimballais sur moi comme on promène un gri gri, j’étais entré dans un café, pas vraiment pour boire ou plutôt si pour boire de la parole.
Ici, on y buvait du verbe.
Je ne l’ai pas remarquée de suite, mais j’ai SU qu’elle n’était pas loin. Encore une fois, mon corps me l’a dit. ELLE était assise à la terrasse du café d’en face. Elle lisait un journal, enfin un de ces trucs porteur de nouvelles à vous faire douter de l’avenir du monde, de ces larges feuilles qui refusent de se plier dès le moindre souffle d’air et qui laissent dans l’âme un goût de colère. Je me suis éloigné de la porte pour éviter de me faire voir, il n’y avait guère de chance qu’elle me reconnaisse. C’était elle, pas de doute possible. Bien qu’elle ait coupé ses cheveux, bien qu’elle ait vieilli, un peu, elle n’avait, ni changé d’allure, ni sa manière très particulière d’occuper l’espace, de s’asseoir, de déplacer l’air autour d’elle, même en restant immobile. L’oxygène autour d’elle se voyait. Elle était assise seule et les trois ou quatre tables à l’entour étaient restées vides malgré le café bondé. Elle venait de finir son verre. D’un mouvement du menton, presque imperceptible, elle avait appelé le serveur. Elle savait faire ça, elle. Etre remarquée sans rien bouger. Il y en a peu comme ça.
Le temps qu’il aille chercher son ticket, elle était partie. Ca aussi elle pratiquait, avant.
J’aurais du me méfier. C’était idiot de ma part d’avoir oublié un pareil détail. Pourtant on n’avait jamais pris deux verres dans le même endroit. Le pire c’est que si elle revenait pas un serveur n’aurait osé lui réclamer quoique ce soit. J’ai payé, moi, et je lui ai filé le train.
Si j’avais eu un doute dès les premiers pas, il aurait disparu. Sa démarche était la même.
Un truc à elle à la jambe gauche, invisible à ceux qui ne la connaissaient pas. Le pull caramel en cashmere trop grand pour elle, aux manches très longues comme pour retenir les élans de ses bras, ne pas se confondre en embrassades, disait-elle. Une barrière qu’elle dressait entre elle et le monde, si dense qu’aucun Pourfendeur de Dragons ne prendrait le risque de s’en approcher. Cette manière de traverser la rue du four comme on marche sur le Toit du monde, c’était elle. La tête haute sur une nuque droite, c’était elle, ce corps dansant c’était elle. Elle allait et les gens s’écartaient. Même s’ils en mourraient d’envie, ça se voyait, aucun homme ne se retournait. Quelques femmes osaient le faire.
A peine. Ne l’ayant pas abordée quand je l’avais aperçue, chaque minute qui passait me rendait l’approche plus difficile. J’ai décidé de repousser autant que je pourrais, quitte à la perdre, mais accorder savoir ce qu’on veut à s’y mettre n’est pas toujours facile. Je me suis mis à jouer les Marlowe de bazar. Ridicule, pour sur.
J’ai pris la même porte qu’elle quand elle est entrée dans un grand magasin. Je l’ai vue rôder autour des bacs de disques de musique latine comme une panthère approche d’un troupeau de gazelles, j’ai presque applaudi quand trois ou quatre disques sont passés dans son sac, les anti-vols décollés. Elle n’avait rien perdu de sa forme ni de son savoir-faire. Je l’ai encore admirée au rayon des pulls, j’ai souri, conquis quand elle s’est adressée, sans sourire, au vigile pour un renseignement…
Puis, elle était sortie, lentement croisant au plein milieu de l’allée centrale. C’était son moment préféré. Elle disait que ces instants là valaient cher en émotions. Et les émotions, c’était quand même ce qui nous tient debout…
Elle s’était arrêtée devant une salle de cinéma. J’ai pu voir son regard qui se reflétait dans la vitre de la caisse. Elle avait cette même brillance, ce regard en puits de ciel et toujours, toujours ce bleu lumière.
Si son visage n’avait plus la pureté blanche d’une page à écrire que j’avais autrefois connu. Connu et embrassé et ce n’était pas plus mal. Elle y avait écrit ses histoires, ses tourments et ses délices.
Elle était la même et à la fois différente. Une femme et une autre et les deux se sont vite confondues.
J’avais misé gros quand je l’avais vu entrer dans la salle en lui laissant quelques mètres d’avance mais je savais qu’elle serait à l’intérieur…Je n’étais pas encore décidé à l’aborder…
Du reste c’était bien comme ça que je le voyais, un abordage…
Je m’étais gratté un peu la nuque en voyant le titre du film. C’était un vieux noir et blanc que nous avions vu plusieurs fois dans une cinémathèque de quartier. J’en connaissais presque tous les plans, ça se finissait dans une prairie, le héros un magnifique garçon d’un blond sulfureux revenait mourir parmi des chevaux placides qui lui léchaient le visage. J’avais longtemps souhaité finir comme lui et puis l’idée même de mourir m’avait quittée.
J’ai pris une place, je suis entré dans la salle. Je savais où elle se poserait. Vers le fond sur un siège près de l’allée, pour pouvoir s’en aller en vitesse après avoir giflé, si on osait venir s’asseoir à côté d’elle pour autre chose que les images. Je me suis assis trois rangs derrière elle et je n’ai rien vu du film, je l’ai passé plongé dans sa nuque en essayant d’attraper son odeur de maintenant.
A la fin, elle est restée un long moment immobile avant de se relever. Jusqu’à la disparition du générique, comme toujours, comme je le faisais encore aujourd’hui. Il nous était arrivé de rester pour voir le film plusieurs fois de suite comme si nous voulions nous gaver des images des autres pour embellir les notres, pourtant nous n’en n’avions pas vraiment besoin.
Je suis allé me poster dans le hall du cinéma. Faisant mine de lire les affiches, tournant le dos à la sortie de la salle. Une main m’a attrapé le coude. Je me suis mis à trembler de tous mes membres. Ca a du se voir mais je m’en suis foutu. Elle s’est reculée d’un mètre et quand je me suis retourné, j’ai vu son sourire où n’apparaissait pas la moindre trace de surprise. Ca oui, ça m’a surpris.
C’était tout elle. On a commencé à se demander ce qu’on fichait là, j’avais dit que je ne savais pas quelle projection choisir, que j’hésitais encore, mais que là maintenant, réflexion faite, s’enfermer dans une salle par un jour pareil, qu’en revanche il me venait une sacré soif et que si toi aussi, on pourrait aller boire un verre, mais pas question de courir après avoir bu…
Ah dans cette ville tu veux dire ?
Rien, enfin si, me balader, envie de Sud, quelques jours devant moi sans rendez-vous, besoin de chaud, peut-être…Nous avons atterri sur une terrasse d’une place de la ville vieille et nous nous sommes tout raconté de notre vie de maintenant. Enfin presque tout de nos vies…Je lui ai menti que pour moi tout allait très bien, je te jure, je traverse une bonne passe, un troupeau d’anges bienveillants s’est mis à voleter au dessus de ma tête, et ça fait un bon bout de temps de ça, j’en suis le premier étonné, mais je ne le dis à personne, tu es la première à qui j’en parle…
J’ai trop peur que ça s’arrête. C’est souvent comme ça. Je préfère quand ça va mal, j’ai au moins l’espoir que ça change.
Pour elle c’était moins bien. Elle n’a pas simulé. Peut-être que les anges ont trop à faire avec d’autres m’a-t-elle dit en souriant gravement. Voilà un de ses défauts, elle était capable de piquer dans les magasins mais pas fichue de mentir une seconde. C’est aussi pour ça que notre histoire qui avait duré dix ans s’était arrêtée. Dans la minute où elle m’avait moins aimé, je l’avais su. J’avais souffert mais impossible de lui en vouloir. Sans éclat, elle avait sauté en marche et tout avait continué de tourner. Voilà dix ans que je tournais. Jusqu’à ce que je retrouve cette adresse.
La fin de la journée, on l’avait passé devant une daube à tomber. Elle m’avait demandé si je pouvais l’aider. J’avais dit oui, bien sûr.
___ J’ai un boulot mais pas de voiture…On avait trouvé une occasion vite fait.
J’avais été si heureux de pouvoir servir à quelque chose…
Elle m’avait demandé mon adresse, je t’envoie ce qu’il faut dans deux mois et si un jour je remonte, je t’appelle, promis. Compte sur moi, tu me connais, c’est pas entre pompiers qu’on va se marcher sur le tuyau…
Après les cafés, on avait demandé l’addition, on s’était regardé en souriant, elle m’avait montré la porte, j’avais fait non de la tête, puis elle était descendue aux toilettes…J’avais attendu un long moment avant d’y faire un tour. En attaquant les premières marches, je savais qu’elle n’y serait pas.
J’avais stoppé au beau milieu de l’escalier, fait demi tour et j’étais remonté. J’avais payé et j’étais sorti mais sans chercher à l’apercevoir, je savais qu’elle avait filé.
Cette rencontre c’était il y a dix ans.
J’y repensais en sortant de l’avion qui venait de se poser dans cette ville du Sud où, depuis, je n’avais jamais remis les yeux. Bien sûr que je n’avais plus entendu parler d’elle mais je n’avais pas, non plus, attendu après. Et, même si j’avais perdu le bout de carton avec son adresse, elle m’accompagnait partout. J’aurais su y aller en braille.
J’espérais seulement qu’on l’avait choisie solide, la bagnole…
Qu’elle ait pu rouler vingt ans… Sait-on jamais ?



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4 commentaires:

Slevtar a dit…

Ca c'est un signe ... quand on a toujours autant de plaisir à relire un texte.

chri a dit…

Slev: Bon d'accord mais comme il n'avait eu aucun com à sa 1ère, je lui ai redonné une chance!!! Sinon, vous zallez bien, vous?

MATHILDE PRIMAVERA a dit…

Tout simplement sublime ! Époustouflant même, j'ai lu quasiment en apnée, c'est d'une beauté à tomber raide !
Le hasard...mais qui donc a inventer ce mot puisqu'il n'existe pas ? Quel est donc cette intention de vouloir nommer les choses du monde invisible ?

chri a dit…

@Mathilde. C'est beaucoup... mais merci! Ca lui fait plaisir à cette nouvelle, je le sais!

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