Une fois n'est pas coutume, je vous propose de lire un texte que je n'ai pas écrit mais que j'ai aimé. L'image et la sculpture qui l'illustrent sont également signés La fille du Fleuve.
Deux minutes pour vous.
Le nez sur le parquet.
Après la barre, Elle nous
laisse toujours "deux minutes pour
vous". C'est l'espace qui sépare le temps des échauffements à la
barre, les fondamentaux, et celui des variations et des adages.
Deux minutes pour nous.
Certaines font des écarts,
d'autres ouvrent leurs jambes contre le mur, le poids des membres inférieurs
ainsi relevés fait le job : les écarts se creusent, c'est ce que l'on cherche.
ça fait un peu mal, mais pas trop. ça travaille tout seul, on peut discuter
pendant ce temps-là : ça gêne pas.
Ce soir, j'avais plus rien.
Je savais en y allant que je serais mauvaise. Ce que j'avais découvert vendredi
dernier, la colonne d'air pour y chercher l'équilibre, celle-là même que
j'avais placée partout ensuite, dans les tours arabesques, les relevés, les
fondus avec ouverture à la seconde sur demi-pointes, tout ce qui m'avait tenue
il y a trois jours ferait défaut ce soir.
Ce soir j'avais plus rien :
mauvaise.
Je pensais à eux en y
allant, j'ai essayé de pas, mais rien à faire.
Une fois là, j'ai laissé
dégouliner les « pencher en avant » : presque mieux que d'habitude,
parce pas retenus, le dos qui déroule jusqu'en bas, le sol, le plongeon, la
bride lâchée enfin.
Les équilibres, même pas en
rêve. Quand j'ai laissé la barre, je l'ai reprise aussitôt, puis lâchée à
nouveau, puis reprise aussi vite. Rien de rien, ça se confirmait : mauvaise.
Bien sûr que j'ai perdu mes
axes, que j'ai accroché du regard le placement de la fille de l'autre côté de
la barre, que j'ai triché dans le miroir pour copier.
Mauvaise : en effet.
"Deux minutes pour vous".
Étalée dans le sol, je
plonge entre mes jambes, ça va plus loin parce rien ne résiste ce soir, même la petite douleur ne fait pas
obstacle : je l'habite comme une amie, elle me console, les jambes en dehors-en
dedans, en dehors-en dedans, je descends, je m'affale le dos voûté comme une
condamnée au milieu de mes jambes jamais assez ouvertes. Je pose les coudes,
j'en ai tellement assez de tout le reste, en dehors en dedans, je descends
encore et j'allonge mes bras.
Mon nez s'approche du
parquet.
Et là, je vois son nom.
Bastien G.
Je vois son nom sur le
parquet. J'entends la sonorité, je vois sa tête blonde avec ses cheveux
brouillés, ses yeux perdus, comme s'il y avait de l'eau dedans en permanence.
Ses dessins tellement, tellement rebelles, tellement violents, lui qui ne dit
jamais un mot, sage comme une image, ses dessins me hurlent dessus. Bastien.
Je suis allée le chercher
ce matin.
Au bout de la cour, assis
tout seul dans le recoin le plus éloigné, sur la margelle encore pleine d'eau
de la dernière pluie.
"Qu'est ce que tu fais
là?"
_...
_ T'es tout seul, ça n'a
pas l'air d'aller.
_...
_ Tu as un chagrin? Tu as
envie d'en parler?
Là, ses yeux sont restés
tout droits devant, il regardait à travers la cour, les autres enfants, le
vide. Ça s'est mis à briller, et puis à couler.
_ Samedi, ma mère m'a dit
que mon lapin était mort d'une crise cardiaque.
_ Ah, mince alors. Je
comprends, y'a vraiment de quoi être malheureux.
J'ai laissé un long silence
nous rapprocher. Pendant ce temps-là, je me demandais bien comment sa mère
avait pu poser un diagnostic pareil : une crise cardiaque. Peut-être que ça
meurt de ça, un lapin, mais peut-être aussi qu'il avait un cancer, un chagrin
d'amour, une fracture du crâne, je sais pas...
_ T'as bien raison d'être
triste comme ça. Je serais pareille à ta place, c'est un vrai chagrin.
Silence, tranquille,
paisible. On regarde les autres, assis côte à côte comme de vieux potes. Ouais,
ben... Soupir.
Là je lui ai parlé de ma
chienne, quand j'étais petite, de plusieurs chats et même d'un canard. C'est vraiment une tuile, ce qui lui arrive.
_ Il s'appelait comment,
ton lapin?
Il m'a dit le nom, mais je
ne m'en souviens plus.
_ Il était comment, quelle
couleur, tout ça?
Il me l'a décrit, mais je
ne m'en souviens plus non plus.
Je le regardais, je me
sentais comme lui sans trop savoir pourquoi.
_ Tu as d'autres animaux?
_ Oui : deux chats.
_ Alors ça, tu vois, c'est
vraiment cool. Parce qu'il te reste quelqu'un à qui parler, quand tu as de la
peine comme aujourd'hui. Deux chats, c'est bien : quand l'un n'est pas d'humeur
à t'écouter, y'en a un autre qui roupille pas très loin. Tu vois, tu as du bol,
quand on y pense. Deux chats, c'est quand même pas donné à tout le monde.
...Bon, qu'est-ce que tu
vas faire de tout ça?
Les yeux couleur de pluie
me regardent : "ch'ai pas."
Silence, je cherche……
Ah, y'a ptet quelque
chose...
_ Voilà ce que je te
propose. T'es pas obligé, hein, mais des fois, ça marche. Tu veux que je te
dise ce que c'est ?
_ Ouais.
_ Eh ben ton lapin, tu peux
lui écrire.
Le petit me regarde, il a
déjà saisi.
Feu vert : je continue.
« Tu peux lui dire
tout ce que tu as pensé de lui, la chance que tu as eue de le rencontrer, la
joie que tu avais le soir à le retrouver, en rentrant de l'école, comme il
était beau, et doux, tout ça. Merci pour le bout de chemin qu'on a fait
ensemble. Tu vois, quoi. »
Il voyait très bien, parce
que ses yeux s'allumaient.
Je sentais que je tenais le
bon bout.
Il a dit : "Et alors,
après?"
Ben oui, parce qu'on en
fait quoi, d'une lettre d'amour à un lapin?
_ Tu l'enterres. Moi je
fais ça parfois. Ça marche assez bien. Tu l'enterres au fond du jardin, ta
lettre. La pluie va tomber, et il faut un peu de temps. Ta lettre, elle va se
diluer tranquillement. Quand la terre aura fait son travail, ta lettre elle
sera décomposée dans la terre, qui va s'en servir à sa façon. Alors ton
lapin, il aura ton message, et toi, tu n'auras plus de peine. Tu vois?
_,Ouais. C'est bien.
_ C'est qui tes copains?
_Louis, Paul et Nathan.
_ Regarde, ils sont là-bas.
Vas les rejoindre maintenant, reste pas tout seul.
Il s'est levé, il les a
rejoints. Je l'ai regardé un moment, j'avais le cul tout mouillé à cause de la
margelle.
Il a fait une très bonne
copie en math, après. Et en dictée, je lui ai demandé de me faire plaisir : pas
de pâtés s'il te plait, ce serait mieux pour la correction, ça me ferait
plaisir.
Pas de pâté, donc. Mon
petit cadeau du jour.
Alors après, les bilans, la
fin de période, les copies entassées comme une pile de linge à repasser... J'ai
levé le nez juste avant de filer au cours, c'est déjà l'heure, la barre, les
filles.
"Deux minutes pour vous."
J'ai vu son nom inscrit sur
le parquet. J'ai été mauvaise, rien à dire là-dessus.
Mais j'avais mes raisons.
La fille du Fleuve.
2 commentaires:
Une chose est de rater quelques pas de danse, exercices de détente, ressentis de justesse et de centrage ; une autre est de réussir ce qui en concerne l'application dans la vraie vie... L'empathie est une belle danse, sans doute la plus belle, et la demoiselle du fleuve navigue sur de bien belles ondes !
@ M Je suis d'accord, M et puis c'est drôlement bien écrit!
Enregistrer un commentaire