28 novembre 2019

Un ami à rosé

Comme il ne pouvait plus tenir bien droit debout, il s’est assis. D'un coup, en entier. À ma table. Avant que j’ai pu dire quoique ce soit.
Et voilà j’avais un nouvel ami. Qui sentait le rosé à plein nez, qui articulait bizarrement et qui m’a gentiment demandé si je préférais être seul, tranquille ce que che peu gonprende chuffit de le me dire… mais qui s’est foutu dans les grandes largeurs de ma réponse puisqu’il était resté. Je l'ai regardé en coin. Il avait dû être bel homme avant que les litres ne fassent leur effet. Un brun très nébreux, portant un poil de travers mais pas mal. Il était bien fringué, tout en noir. Sans pellicules sur son polo.  Bon, il tordait un peu la bouche en parlant, il avait de temps à autres des renvois qui remontaient de loin et ne présageaient rien de bon. Un Alain Barrière qu'on aurait oublié de repeindre, vous voyez le genre?.
Le serveur est arrivé il m'a demandé ce que je voulais boire. Un thé, j'ai dit. 
Un thé ? L'autre a fait surpris, comme si j'avais dit une grossièreté et il a ajouté trébuchant: Pour moi un audre rosé chteuplé ché moi qui paye épicétou. 
 À quatre heures de l’après midi ce n'était visiblement ni son premier ni son dernier. En était-il encore à un apéritif qui aurait un peu trop duré ? 
Quoi qu’il en soit, il était fait comme un z, cuit comme une daube, bourré comme un urne en dictature. Les yeux dans le vague, il avait un mal de chien à articuler les trois quatre pauvres mots qui lui venaient. Dans le désordre, mais quand il en trouvait un qui lui convenait, ça pouvait ne pas être le bon, tout content, il le répétait deux ou trois fois comme un Bayrou qui s'abandonne. Et pire, il avait aussi des difficultés sans nom à attraper puis à suivre une malheureuse idée. À part descendre son énième rosé sans trop le renverser, au fond, je n’ai pas su ce qu’il voulait me dire. Une tannée. Le genre de gars en face de qui tu n’as pas envie d’être. En face de qui j’étais.
Nous étions en fin d’après midi. Il avait fait une belle journée après les deux ou trois semaines de dépressions qui nous étaient passées dessus. C’était le premier jour où on se remettait à sortir un peu. À prendre l’air qui, aujourd’hui était doux. J’avais roulé en moto sans être congelé, j’avais garé l’engin au pied de la Collégiale baroque et rénovée de près depuis peu, j’avais fait à pied un tour de ville pour regarder où en étaient les canaux qui la parcouraient. Le niveau n’avait jamais été aussi haut, la flotte baissait la tête pour passer sous les ponts. Encore quelques centimètres et, c’était certain, elle irait faire un tour en ville. Tout le monde ici venait lui jeter un œil suspicieux en priant pour qu’elle se tienne tranquille. Je m’étais installé en terrasse pile dans le cadre de la photo de Ronis et j’avais demandé un thé. Tu vieillis, toi je m’étais dit juste après avoir prononcé  le mot thé. Et le type debout mais vacillant juste en face s’était assis.
J’ai entendu le serveur me dire : S’il vous embête dites le moi je le rentre comme si c’était une plante verte ou un animal, comme si il n’était pas là. D’ailleurs, il n’était pas là tout entier. Son corps oscillant, oui mais pas sa tête, enfin pas toute sa tête.
Il m’a dit que j’en avais une bonne, qu’avec ma barbe j’avais l’air sympa et parisien que si je voulais qu’il s’en aille il suffisait de le lui dire. Je lui ai dit. Il n’a pas dû entendre.
Merde, j’étais venu là pour être tranquille, peinard, prendre une demi-heure au calme et réfléchir un peu à cette nouvelle qui me donnait du fil à retordre. Il m’a raconté qu’il était blindé de thunes et natif d’ici qu’en revanche je n’avais pas une tronche à être d’ici mais que j’avais le droit d’y rester. Qu’il avait fait des conneries mais qu’il avait payé, que son fric lui venait d’un trafic de drogue mais qu’après la prison il avait arrêté, que tout le monde le connaissait ici. Tu parles, vu le nombre de rosés qu’il devait engloutir il était connu comme le loup blanc. Que je ne risquais rien qu’il ne me ferait aucun mal, que putain la vie était une chienne, qu’il était alcoolique, ce que j’avais diagnostiqué un peu avant qu’il me l’annonce.
J’essayais de me concentrer pour à l’intérieur remettre en ordre ses idées qui sortaient de sa bouche comme des envols de passereaux et ce n’était pas le plus facile. J'ai tenté parfois le second degré mais j'ai vite arrêté, j'ai bien vu que mes mots restaient au niveau de ses oreilles mais n'entraient pas. De temps en temps il secouait la chaise d’à côté et manquait de renverser son verre créant une tempête de rosé. Il y en avait un peu partout sur la table. Toujours ça de moins qu'il ne boira pas.
En vrai, j'étais partagé à propos de Daniel: Il m’avait pourri ma demi heure de calme mais il m'avait offert une page. J’ai vidé mon thé et j’ai profité d’une de ses interminables pauses entre deux phrases pour me lever, lui tendre une main que j'ai voulu définitive en lui mentant :
Daniel, j’ai été ravi de vous rencontrer et de parler avec vous, mais il faut que j’y aille. Ma moto m’attend puis, j'ai appelé le serveur et payé les deux boissons.
Daniel, intarrissable m'a fait promettre et ça a pris un peu de temps que la prochaine fois c'est lui qui paierait son verre quelque soit l'heure du jour ou de la nuit qu'on se reverrait ici qu'il trainait souvent dans le coin, que je ne pouvais pas le louper et que je pouvais compter sur lui qu'une parole c'était une putain de parole... J'étais déjà parti.
En enfourchant ma moto, je me suis dit en souriant que, depuis ce soir, j’avais un nouvel ami.
Seulement voilà, je n’étais pas sûr qu’il se souviendrait de moi une fois prochaine et ça m'allait très bien.
Daniel et moi c’était de l’éphémère, aussi volatile que de la vapeur de rosée.



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