16 mars 2022

La dernière fois

Ils y sont arrivés en fin de matinée, ils ont garé la voiture dans la pente de l’étroit chemin, ils ont vérifié qu’elle ne gênait pas le passage, ils ont fermé les portes et ils sont descendus vers la rivière. Ils n’avaient pris avec eux qu’une grande serviette de bain un petit sac à dos avec leurs papiers et portefeuilles et le peu qu’ils avaient acheté pour un repas vite fait. Deux pommes, un paquet de biscuits et une bouteille d’eau chacun.

Il faut dire qu’ils n’arrivaient presque plus à manger depuis un ou deux jours. Depuis qu’ils savaient tous les deux que chaque minute les rapprochaient du terrible moment de leur séparation. De leur arrachement, plutôt.

Il faisait une chaleur de juillet, dans le sud. L’air était de plomb, les cigales s’en donnaient à cœur joie, le chemin était pour l’instant désert mais il ne tarderait pas à être envahi, le coin était prisé paraît-il. Le chemin caillouteux descendait vers une rivière pas très  large, trois ou quatre pas d’homme pressé, mais d’un vert amande et d’une transparence étonnante. Elle était aussi fraîche qu’une rivière peut l’être même au cœur d’un été de feu. Elle courait vivement guidée par des rives accueillantes et ombragées. On venait ici pour se tremper, pour s’ensiester gentiment sur ses berges de mousse douce, pour s’alléger du poids de la chaleur accablante qui faisait vibrer le ciel. On venait ici pour oublier les ennuis du moment, comme pour faire peau neuve. On venait ici pour se détendre, pour se laisser prendre par le paisible et le soyeux. On y venait aussi pour se rafraîchir la vie.

Les deux qui venaient de garer la petite voiture rouge, ceux qui, maintenant, marchaient au plein milieu du chemin étaient silencieux. À dire vrai, ils étaient partagés entre le bonheur et la tristesse ce qui n’est pas si facile à vivre. Il y a comme ça des mélanges impossible. Le bonheur d’être encore ensemble, pour quelques heures, la tristesse de savoir qu’ils allaient se séparer à la fin du jour. Malgré tout, ils voulaient encore profiter, si possible, de leur après-midi. Pleinement, entièrement, absolument mais quelque chose au profond d’eux mêmes leur disait qu’ils n’y arriveraient sans doute pas. Ils n’avaient pas tort, malgré la fraîcheur de l’eau, malgré les caresses du courant, malgré la beauté de l’endroit, ils étaient ici mais déjà dans l’après. Dans le l’un sans l’autre. Et ça leur était insupportable. En vrai, ils savaient que cette séparation qui s’était annoncée n’était pas envisagée pour quelques jours, ni même quelques mois. Ils avaient compris qu’elle serait définitive et que leur fragile union ne survivrait pas au retour à la « vraie » vie. Ils se donnaient encore la main mais comme des naufragés s’accrochent à des bouées qu’ils savaient crevées. Plus le temps avançait plus la douleur montait comme un goutte à goutte s’instille dans un organisme et répand  son liquide. Ils s’emplissaient peu à peu de souffrance. Alors ils ne se disaient pas grand chose eux qui avaient commencé leur ensemble par des mots échangés.

Et puis, l’heure tournant, le soir venant, l’ombre des saules s’épaississant, il a fallu plier serviettes et remonter le chemin. Il n’avait pas paru si pentu à l’aller…

Ils sont arrivés en nage près du rouge de la voiture.

Quand ils en ont fait le tour, ils se sont aperçu qu’une vitre arrière avait été brisée, que leurs sacs de voyage qui étaient restés sur les sièges avaient disparu. 

Ainsi, ils étaient au bout de leur route. Nus. 

Leurs deux vies étaient comme la vitre arrière de la voiture : brisée, éparpillée en dix mille éclats.

Alors de peur, de colère de tristesse et de lassitude, elle s’est laissée envahir par de longs sanglots mais en refusant l’enveloppe de ses bras.

Une fois apaisée, une fois ses larmes séchées, elle s’est installée au volant puis elle a roulé sans un mot jusqu’à la ville la plus proche et, avant d’aller à la gendarmerie pour leur parler du vol et porter plainte, elle l’a déposé sur le devant de la gare. « Tu trouveras bien un train » elle a dit.

Puis sans descendre, sans même le regarder elle lui a demandé de sortir de la voiture : « Sors, maintenant » Comme si elle lui demandait de sortir aussi de sa vie.

Il est sorti. Elle a démarré.

Ils ne se sont plus jamais revus. 

2 commentaires:

Tilia a dit…


Pas de surprise dans ce texte impeccable qui, pour moi, dégage une morale comme dans les fables de La Fontaine.
Il y a des choses qu'il vaut mieux ignorer, afin de profiter de chaque instant comme si c'était "La dernière fois" tout en ne le sachant pas.

chri a dit…

@ Tilia Merci à vous...

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