06 janvier 2011

A la baguette.

___ Oh! Oh! Mais le petit monsieur s'est changé: il s'est mis des pantalons longs! Prends les cinq francs sur la table de la cuisine!
___ D'ac! J'vais pas sortir dans la rue en short quand même! J'y vais!
___ Dépêche-toi, ça va bientôt fermer!

C’est avec une fierté sans borne et un doux nœud au ventre que le petit bonhomme blond a, un petit peu, refermé la grille en fer du pavillon de banlieue où il habitait...  Il a bien veillé à ce qu’elle ne se claque pas tout à fait. Une fois la peur passée, il s'était mis à adorer ces instants où il quittait l'enclos de la maison et du jardin une pièce en main, seul,  dans les rues du quartier. Nous étions en Mai. Le printemps avait enfin déversé sur cet endroit tout ce qu’il faut pour un joli début de saison: verts tendres aux toutes jeunes feuilles des arbres, douceurs des soirées, odeurs de propre et de renouveau, chants d’oiseaux guillerets, bienveillance générale, bref tout ce qu’il faut. Le gris des quatre mois d’hiver avait presque complètement disparu, n’en restait plus que les souvenirs et les gens se remettaient à sortir de chez eux et à causer sur les pas des portes.
Le blondinet d’une huitaine d’année tenait dans sa main gauche très fermement serrée une pièce de cinq francs. Vous savez, celles qui étaient les plus grosses, les plus  brillantes. Celles qui avaient le plus de difficultés à entrer dans les tirelires mais qu’on avait tendance à garder quand même parce qu’elles tournaient bien sur elles mêmes quand on s'en servait comme toupies…
Il a marché en dansotant dans le printemps de cette rue. Il a joué un instant avec Tex le chien des voisins qui le connaissait bien puis il a tourné à l’angle de la rue vers la gauche dans l’avenue plus grande. Il est passé devant le dépôt de bois de la scierie, dans les senteurs fortes des grumes  qui venaient d’être coupées. A cette époque, on trouvait encore des usines en pleine ville, au beau milieu des pavillons. De vraies usines avec de vrais ouvriers qui mangeaient le midi dans des gamelles, assis sur les bords des trottoirs,  en bleus de travail. Pour l’instant on entendait que le sifflement régulier de la lame circulaire qui fendait les troncs en planches et le bruit assourdissant de la dégauchisseuse qui lissait les planches en étagères. En ce temps là, les meubles ne venaient pas de Suède, rangés à plat comme des saumons fumés. En ce temps là, les meubles étaient fabriqués sur place, à la commande, au besoin. En ce temps là, les meubles faits étaient livrés avec une carriole, poussée par un jeune apprenti, dans le quartier, une fois terminés. Le petit gamin blond a longtemps regardé fasciné, à l’intérieur de l’usine les va-et-vient de tous ces bons hommes qui s’activaient en hurlant puis il a repris son chemin vers la boutique où il allait avec sa pièce de cinq francs toute étincelante dans le creux de la main.
Il lui fallait maintenant se dépêcher, l’heure de la fermeture n’allait pas tarder à se pointer. La boulangerie fermait toujours entre le midi et le soir. Le gosse a encore tourné à gauche a un angle de rue puis à droite et s’est retrouvé cette fois dans la plus grande des avenues, celle qui divisait la ville en deux mais changeait de nom à un endroit. Il est arrivé devant la boulangerie. Une petite boutique de quartier. Quand il est entré dans les odeurs de pain chaud, une cloche a retenti. Il n’y avait personne dans le magasin. En attendant que la boulangère arrive… Oui, ici c’était simple: le boulanger faisait le pain, sa femme le vendait. Un peu comme chez le boucher, le charcutier, le poissonnier. Il n’y avait que chez les libraires ou les médecins que leurs femmes ne travaillaient pas. Comme elle tardait à venir, il s’est approché des immenses bocaux de verre et des casiers également en verre où étaient entassés des bonbons de toutes couleurs. Avec la plus immense des gourmandises, il a plongé les yeux dedans en se demandant lesquels il allait s’offrir avec la monnaie du pain.
Comme il rêvait, la porte de l'arrière boutique s’est ouverte avec fracas. La boulangère en furie en est sortie. Son chignon défait, elle a gueulé:
Sale petit voleur! Tous les mêmes! Dès qu’on a le dos tourné! Qu’est-ce que tu veux, gangster?
La vache! Il était tombé sur une adepte du principe de précaution, une folle du:"Tous coupables"! Une dingue du: "Bats ton gosse, si tu ne sais pas pourquoi, lui il sait!" Une damnée de la légitime défense, si ça se trouve! Une abonnée à "Coups et blessures"...
Cette saleté de bonne femme moche venait de le plonger dans un bain glacé de peur et de honte. Il tremblait autant de l’un que de l’autre. Il a bredouillé: Mais je n'ai rien volé!
__ Tu allais le faire, si je n'étais pas venu à temps! C'est pire! Qu'est ce que tu veux?
__ Une baguette. Et il a tendu sa pièce, elle lui a filé la baguette, lui a rendu la monnaie en le regardant d’un œil noir, lourd, mauvais.
Il a ramassé le tout et a filé chez lui sans trainer en route. De temps en temps il se mettait à courir sur deux trois foulées. C’est la voix de la mégère qui le poussait aux fesses. Il a, enfin, ouvert la grille de chez lui.
Sa mère n’a pas compris pourquoi, cette fois, avec la baguette, le petit blond lui rendait TOUTE la monnaie sur les cinq francs et mieux, le lui disait…

Lui, il était tout chamboulé, il venait de recevoir l'injustice en pleine figure.

Bas de porte semur 2

5 commentaires:

Tilia a dit…

Moi, le prochain coup, c'est pas un bonbon que je piquerais à cette sale mégère, c'est toute une poignée !

Iquéa fabrique en Suède... avec le bois de nos forêts.

Lautreje a dit…

Phrase assassine de la mégère, cinglante comme un coup de baguette ! Laissera une cicatrice longtemps dans le coeur du petit bonhomme !

chri a dit…

@Lautreje: Oui, oui cicatrice!

Anonyme a dit…

ho, à cette époque-là, la monnaie du pain sur cinq francs, c'était une orgie ! me dites pas le contraire, j'en suis, de cette époque, où on achetait un pain avec une pièce d'un ancien franc - des pas très belles, légères et ternes. Je leur préférais le centime moderne, tout petit et brillant !
marie

chri a dit…

@Marie: Oui peut-être était-elle exigée, la monnaie, à cette époque!

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