22 mars 2021

Pique et pique et

 Après un épisode longuement douloureux et, pour tout dire assez emmerdant, dû à une hernie discale dont, je ne m’étais, finalement pas si mal sorti, puisque j’avais évité l’opération chirurgicale et, donc, les anesthésies hasardeuses, les maladies nosocomiales, les réveils improbables, les erreurs toujours possibles d’un chirurgien sous burn out, j'étais, enfin, redevenu, presque, moi-même. Ainsi, semblant réparé, du moins dans les grandes fonctions, je me remettais à courir comme un lapin dératé. Ça tombait bien, dans certains endroits, on en fêtait, ces jours-ci, la toute nouvelle année ! 

J’étais alors, tout entier à la joie de ma jeunesse (rigole !) reconquise, de mes forces nouvelles retrouvées ! Nom de Dieu de Nom de Dieu, le printemps qui allait bientôt pointer son joli museau rose n’allait pas en croire ses oreilles… (oui, de lapin, si tu veux !). Il allait voir ce qu’il allait voir ! Tout à cet état d’esprit sanguin, mais d’un sang plus que neuf,  un bon cent dix, je grimpai, cinq à cinq, les marches de l’escalier ce qui, hier encore, m'était un épouvantable chemin de croix à vingt six stations, quand, d’un coup, la pointe acérée d’une sagaie Peul d’apparat s’est fichée, pile, profond entre L4 et L5. Oui, là, dans le cœur même du disque, au nœud de la protusion! 

Ô gazelle foudroyée en vol par les griffes  acérées d’un guépard agacé... 

Ô vol planant d’une buse  perforée par une flèche au curare empoisonnée... 

Ô course affolée d'un lapereau rattrapée par la griffe acérée d'un chat affamé... 

En quatre. J’étais plié en quatre et, au beau milieu des marches, des larmes de rage et d’impuissance me sont montées à tous les yeux. Je n’ai plus bougé pendant un long moment. Je me suis joué un film où il était question de fauteuil, à roues, de handisport, de ces merveilleux sièges montant les étages, de véhicules aménagés, à moi les places bleues  du parking Ikéa, à moi les cartes GIC, à moi les premiers rangs dans les concerts... Mais finies les salles trois et quatre de l'Utopia d'Avignon et quelques autres endroits dont j'ai renoncé à dresser la liste... La douleur violente un tantinet apaisée, je me suis demandé si je devais, maintenant, monter ou descendre. Poursuivre ma route ou revenir en arrière, avancer ou reculer. Si je montais, j’aurais à redescendre pour ouvrir aux secours, si je descendais, n’allais-je pas, en plus dévaler les quelques marches qui me séparaient du canapé et risquer la fracture d’un membre ? Remarque, au point où j’en étais autant que le samu se déplace pour du solide. Si l'on peut dire... Disons du solide qui casse...

J’ai en finale, choisi de monter pour aller m’allonger sur le lit. Je ne l’ai pas atteint. Enfin si, j’y suis arrivé mais seulement à ses pieds. Je n’ai pas réussi à y grimper dessus. Je suis resté couché, en boule, sur le tapis. C'est ainsi que l'’année du lapin, qu’on célébrait hier encore, devint en vrai, l’année du chien de fusil. J’ai réussi à trouver une position qui ne me faisait pas souffrir. Je me suis dit que je n’allais plus en bouger. Jamais. De ma vie. On allait, dans un siècle ou deux me retrouver momifié sur le tapis de ma chambre, recroquevillé comme une vieille chose informe...

Après une heure ou deux, j’ai quand même envisagé d’appeler à l'aide J’avais, dans mes contacts une armée d’ostéopathes, d’acupuncteurs, de chiropracteurs, de phytothérapeutes, de kinésithérapeutes, de chamanes, de tripoteurs aux mains d'or, de guérisseurs, de gourous, d’imposeurs de mains, de masseurs chinois, thaïlandais, indiens,  bantous, des qui travaillaient selon des méthodes toujours ancestrales, évidemment, avec des pierres de lave du Stromboli, des fleurs de Brahms, des rameaux de la Brie, des badines  en bambous  du Bénin, des poussières de roches du Tibet, des poudres d’insectes séchés… J'avais même le zéro six perso de Corine Monbrun, c'est dire! Tout l'annuaire parfait, du magasin parfait: À la clinique des dos brisés.

J’ai opté, cette fois, pour un acupuncteur que je ne connaissais pas encore, hé oui, il me fallait attendre d’avoir le dos en deux pour aller consulter, dont on m’avait donné l’adresse lors d’un diner, en me disant que lui, soignait tellement bien qu'une fois soulagé, on regrettait même, de ne plus avoir mal… C’est dire!

J’ai fini par me saisir de mon calepin et j’ai appelé. J’ai eu un peu de mal à me mettre d’accord avec lui à cause de la langue… Il ne parlait pas très bien la mienne, et moi très mal la sienne. Quand on est en face on peut s’en sortir par les gestes mais au téléphone avec un dos en miettes cela m’a causé quelques litres de sueur. J’ai noté l’adresse et je lui ai dit : j’arrive ! Oui, en finale j’avais compris qu’il avait en quelque sorte un service d’urgence et visiblement mon état le réclamait. J’arrive, j’arrive… C’était dit un peu rapidement. Entre là où j’étais et la voiture, en bas dans la cour, il y avait un monde.

Ce fut un monde à franchir.

Je vais glisser, c’est le cas de le dire, sur la descente des escaliers en rampant, la fermeture de la maison, la montée en voiture et le trajet pour arriver jusqu’à son cabinet que j’ai eu un peu de mal à trouver. C’était au beau milieu du quartier asiatique. Il fallait, je vous le donne en mille, traverser l’odeur mêlée d’encens à la fleur de rose et de porc au caramel de la salle d’un minuscule restaurant chinois. Pour l’acupuncture c’était un bon point. En effet, je me méfiai toujours un peu des acupuncteurs occidentaux comme on se méfierait d’un boucher végétarien... Maître Shui m’attendait en préparant le service du soir. Un tablier blanc immaculé autour de la taille. Ne me dites pas que vous n’êtes jamais allé chez un thérapeute un peu spécial ou alors c’est qu’il ne vous est jamais rien arrivé! Quand on est plié en deux, on va n’importe où!

Ah vous êtes là ! A-t-il dit quand il m’a vu. Un deuxième bon point, Maître  Shui était un être perspicace. Dans ses deux professions, ça aide.

Il m’a fait entrer dans une petite pièce où il faisait une chaleur torride. Il y avait pas mal de désordre, elle n'était pas très feng, mais comme il y faisait aussi clair qu'au fond d'un sac de champignons noirs, cela passait. Il y avait au centre, une table de massage. Je me suis déshabillé du haut et du bas et je me suis allongé sur le ventre. Enfin, c’est Maître Shui qui m’a demandé tout ça. De moi-même, je serai resté courbé en deux comme un roseau plié par le vent ! Après m’avoir demandé où j’avais mal, perspicace mais pas trop, il a sorti des tas de longues et fines aiguilles d’une boite en métal et a commencé à me piquer. Il m’en a collé un peu partout dans le dos, de la nuque aux tendons d’Achille, des dos de la main aux omoplates. Dans la pièce, flottait un air de musique asiatique. Douce, mais asiatique. En peu de temps, je me suis retrouvé piqué de deux centaines d'aiguilles, comme une poupée vaudou à qui on voudrait un mal de chien... Il m’avait balisé tous les méridiens possibles, il avait assuré le coup, j’ai pensé. Je me suis vu me dégonfler mais c’était pour me faire sourire un peu. Voilà deux bonnes heures que cela ne m’était pas arrivé. Et puis, Maître Shui est sorti. Il devait avoir un plat sur le feu. Cette odeur de cuisine dans son vieux cabinet...

Après un long moment, j’ai bien senti que je me décontractais, que je me relâchais, que je me liquéfiais, même. Je commence à m’endormir, ma parole… Je suis bien, il fait si chaud ici, je n’ai plus mal, je m’endors, je sombre, je m’en vais, je pars, je suis parti…

Comme je ne dors absolument jamais sur le ventre, j'ai été bébé en un temps où cela nous  était totalement interdit, comme j'ai oublié où j’étais et dans quel équipage, j’ai eu LA plus mauvaise idée qui soit de la soirée… J’ai entrepris de me retourner. Pour me mettre sur le dos…

 

C’est le hurlement que j'ai poussé après ma chute qui a fait surgir Maître Shui de sa cuisine, un wok en flammes dans sa main droite...

J'atterrissais en douleur pendant que Maitre Shui, délaissant un temps ses aiguilles, flambait ses légumes sautés au saké...





19 mars 2021

Comme un bel accident

C’est un peu après  la sortie d'un très long virage que je n’ai plus rien maîtrisé. Ma vie est partie en sucette pile à cet endroit là. 

Jusque là tout s’était plutôt bien passé. C’était une belle journée de Juillet installée dans une tiédeur raisonnable, sous un ciel bleu limpide d’un seul tenant, le vent d’hier l’avait nettoyé, sur  une autoroute pas trop fréquentée, lors d’un trajet que je connaissais par coeur.  L’engin que je pilotais neuf de bas de gamme, même s’il avait en commun avec les Facel Vega ou autre Aston Martin un volant, un moteur et quatre roues, il en était très éloigné du confort légendaire mais si on mettait à fond le volume sonore du lecteur de CD, la musique pouvait étouffer tous ses bruits parasites si agaçants pour l’oreille, bref il suffisait de n’être pas trop exigeant sur le confort et les kilomètres s’entassaient gentiment sous le plancher. Chaque mètre accumulé me rapprochait sans trop d'encombre de la fin du voyage. Je ne pensais pas si bien dire. On commençait à apercevoir les premiers signes d’une arrivée prochaine, les champs se rétrécissaient comme des peaux de chagrin, les pylônes électriques se dressaient comme une armée prête à en découdre, les bandes de bitumes s’élargissaient, les panneaux publicitaires étaient de plus en plus présents en menaçants, les avions de ligne au dessus passaient de plus en plus bas et le trafic s’intensifiait légèrement. Encore quelques hectomètres et ce serait la barrière du péage. Il s’agissait maintenant de ne pas manquer l’aiguillage vers la bonne autoroute finale.

J’allais attaquer un long virage à gauche qui me remettrait sur la route venant de l’Est quand je me suis aperçu que je roulais un peu trop vite. À force d’avancer à une certaine allure, on ne fait pas gaffe, on ne se donne plus la peine de ralentir, on garde la même pour doubler, on ne décélère pas quand les courbes se pointent, on s'endort un peu sur ses lauriers. C’est exactement ce qui m’est arrivé. J’ai laissé le pied droit sur la pédale. Au fond. En début de virage, tout s’est bien passé mais c’est à la fin que ça s’est gâté. En vrai, je ne sais toujours pas, des années après, ce qui m’est réellement arrivé. Je suis encore aujourd’hui absolument incapable de décrire avec précision ce qui s'est passé. Je me souviens juste d’une sorte de longue glissade et d’un désordre incroyable dans l’habitacle de la voiture. Tout ce qui n’était pas fixé s’est mis à voler autour de moi. Tout ce qui était posé sur le siège passager l’a quitté : Cartes, sac, portefeuille, portable, appareil photo, cigarettes du paquet, lunettes, boites de cd et ça tournait, ça tournait, ça n’en finissait pas de tourner. Et puis, le gris de la barrière de sécurité s’est jeté sur l’avant de ma bagnole. Il n’a pas aimé, l'avant. Il s'est comprimé comme un poumon malade. Après le choc que j’avais un peu amorti en serrant fort les bras, j’avais aussi la ceinture, quand le silence est revenu une jolie fumée blanche est montée droit dans l’azur. Le radiateur, explosé, venait de rendre l’âme ainsi sans doute qu’une grande partie du moteur. J’ai dégrafé ma ceinture, je suis sorti de la voiture, la porte a couiné, bien heureux de n’avoir pas de miroir, je devais avoir une de ces têtes d’abruti apeuré, hébété, perdu.

Je me suis assis sur le gris gondolé. Au passage, j’ai attrapé une clope qui trainait sur le tapis de sol et je me la suis allumée.

C’est là que ma vie a basculé. Elle est arrivée d’en face, elle avait tout vu de l’accident, elle s’était garée en quatrième sur la bande d’arrêt d’urgence et elle avait, cette folle, traversé les deux fois quatre voies en cavalant. Elle avait franchi ça comme qui rigole, sa jolie silhouette dansante si légère au-dessus des obstacles... Je l’ai juste vue se pointer lumière dans la lumière, j’en avais rarement vu d’aussi jolie. Une débutante en quarantaine, brune presque noire, aux cheveux très très courts, un sourire éclatant, une robe de soie collée à elle à cause de la chaleur, aussi courte que ses cheveux, bronzée comme une baguette sortant du four, des yeux d’un vert à le peindre, profond, dense, une sorte de miracle sur jambes fines…  Une Marie Madeleine tenant une bouteille d’eau minérale à la main et me l'offrant :

___ Ça va ? Vous n’avez rien ? J'ai tout vu, dites, vous avez eu chaud, c'est votre jour de chance, aujourd'hui... Votre voiture par contre, comme une Bourvil d’autoroute : Elle va rouler beaucoup moins bien maintenant…

___ Je me doute, j’ai dit bêtement.

Elle s’est assise sur le gris pendant que j’appelais l’assurance. Je voyais bien qu’elle me regardait, qu’elle me jaugeait. Je me sentais scruté. Quand j’ai raccroché, après qu’ils m’aient promis une dépanneuse dans le quart d'heure qui vient, elle m’a fixé et, le plus sérieusement du monde, elle a posé entre nous :

___ Ça tombe bien votre accident, finalement, je vais passer huit jours à Ré dans une maison que des amis me prêtent, j’y vais seule mais je déteste ça. Vous ne viendriez pas la passer avec moi, cette semaine ? Pour vous remettre ? Je vous emmène et je vous ramène… Pendant qu'ils réparent votre voiture? La maison est grande, en bord de plage, il y a plusieurs chambres et même une piscine...

J’ai laissé un temps de silence, je ne voulais pas qu’elle pense que je suis un garçon facile et puis, vaincu, j’ai menti sans vergogne :

___ Heu... Je n’ai rien à faire les jours qui viennent et en plus, je ne suis jamais allé  à Ré… 

Mon jour de chance, elle avait dit… 

Rien d'autre.




18 février 2021

Comanchonothérapy

 Elle a laissé ses doigts trainailler dans les miens comme un bouquet de gnocchis mous. J’ai détesté.

Moi qui aime que les poignées de mains soient toniques, de celles qui serrent un peu les doigts, qui prennent la mesure de la paume mais qui ne s’attardent pas. Celles qui sont franches, droites, directes sans effusion mais avec tenue, musclées…

Là, je ne pouvais qu’être déçu. Une bande de phalanges indistinctes, sans réelle volonté, sans température, posée dans ma paume au milieu sans fermeté, ni variation de fermeté. Un truc qu’on vous mettrait entre les doigts et à toi de jouer, débrouille-toi mon garçon ce n’est plus mon affaire, je te les laisse, fais en ce que tu veux, ils ne sont plus à moi, je m'en désintéresse, ils ne m'importent plus… Brrr… Un vrai dégoût.

J’avais eu son adresse par je ne sais plus qui. On m’avait dit d’y aller en désespoir de cause. Dans le coin c’est elle qu’on appelait quand on avait tout essayé et quand tout avait échoué. Là où j’en étais…

Ça commençait mal entre elle et moi. Et pourtant attifée autrement elle aurait pu être si jolie. Bien sûr, il aurait fallu qu’elle sourit un peu, juste un petit sourire de rien mais ça elle avait dû s’absenter lors de la distribution. La petite plume de pie noire et blanche plantée dans sa natte et ses mocassins en peau sur des socquettes de tennis  blanches c'était juste impossible...

Elle tirait une tête fermée comme une porte de centrale. J’ai mis ça avec bienveillance sur sa concentration… Elle portait des boucles d’oreilles grandes et colorées comme des lustres de Murano qui tintaient à tout instant quand elle tournait la tête.

Elle m’a fait asseoir devant un bureau, enfin une planche posée sur deux tréteaux branlants.

Elle a allumé une boule d’herbes sèches et dès que la fumée est montée une horde de moufettes malades est entrée dans la pièce et s’est mise à nous tourner autour. Je m’en suis bouché les narines mentalement un peu comme quand on change un bébé qui n’est pas le sien. Un haut le cœur m’est venu comme un tsunami thaï. Heureusement j’ai réussi à contenir tout ça sinon les dégâts pour son cabinet auraient été considérables.

C'est un sorcier chamane d'une tribu Comanche qui mes les envoie, elle a dit. 

La vache ça déménage, j'ai fait. 

C'est du costaud, en toussant.

C'est pour purifier l'atmosphère... Ça, pour être purifiée elle allait être purifiée l'atmosphère... Une autre boulette et il n'y aurait plus rien de vivant par ici... Entre gazer et purifier la frontière était restée très mince... 

Elle a sorti un bic rongé au bout d’un sac grand comme une yourte, étalé là, à ses pieds, d'un livre de poche sur les pensées du Grand Sorcier Oeil de nuage, elle a déchiré  un bout de page à peu près vide et j’ai eu droit à un interrogatoire en règle qui m’a fait remonter dans le temps. Pour aller loin, on est allé loin elle et moi puisque je suis allé jusqu’avant ma naissance. Le protocole était simple, et infaillible. Elle posait des questions d’une voix monocorde et ne manifestait absolument aucune émotion lors des réponses. J’avais tout juste droit à de fermes recadrages quand la mémoire me faisait défaut :

___ Faites un effort souvenez-vous. C’est vous qui avez mal au dos, pas moi.

Alors, je lui ai raconté à trois ans cette aiguille rouillée ramassée sur un parquet cassée en deux dans le genou droit, à treize ans cet accident de solex sur un chemin entre les serres, à quinze ans cette chute contre un mur après un saut sur un trampoline à seize ans cette fracture du tibia au ski, à dix sept ans ce type reçu sur la nuque dans une piscine, et quelques autres. Elle a seulement dit : je vois.

Pendant ce temps là, elle passait ses mains au dessus de mes lombaires mais SANS me toucher. Et ma parole, mais elle marmonne, elle psalmodie? Elle chantonnait dans sa barbe, façon de parler, à voix basse et grave un truc que j'ai vaguement reconnu, une vieille mélopée cheyenne, comanche ou apache, une de celles que je murmurais à l'oreille de mes enfants quand ils étaient bébés et qu'ils avaient du mal à s'endormir. Un truc que j'inventais sur le tas mais qui marchait du feu de Dieu... Je ne me faisais pas d'illusion non plus, ils devaient préférer sombrer dans le sommeil  plutôt que d'entendre ça plus longtemps!

Là, une vague chaleur m’a ceinturé les reins et je me suis endormi. Je ne sais pas combien de temps je suis parti ailleurs. Ce que je sais c'est que maintenant, les lumières de la ville étaient allumées dehors. L'indienne en muranii m’a réveillé et après un bon moment m’a dit :

___ Voilà, j’ai fini. À vous de jouer, maintenant. Rhabillez vous. Normalement nous ne devrions pas nous revoir, sauf accident et si bien sûr vous avez mal ailleurs.

Je me suis rhabillé, je n’ai pas demandé combien je lui devais, nous en avions parlé au téléphone avant ma venue.

Quand elle a attrapé les deux billets de cinquante que je venais de sortir du distribanque, oui,  pas de carte, pas de chèque avait-elle ordonné, ses doigts se sont animés comme des piranhas en colère, elle les a roulés, les deux, dans ses mains, les a fait craquer sans les regarder et comme elle les a jugés authentiques, elles les a enfouis dans une des vastes poches d’un sarouel douteux qui aurait pu héberger un lama en cas de besoin. Et je suis sorti envahi par une douce chaleur, j’ai fermé la porte, je me suis étiré sur le palier et ma parole, je le jure sur la calvitie du pape, je me suis, sur le trottoir, là, d’un coup redressé. Les douleurs m’avaient abandonné. Je n’avais plus mal nulle part. Je n'avais plus l'échine courbée par la souffrance. Je vivais une sorte de miracle. Un miracle à cent euros quand même... 

Mais quelle sorte de sorcière était-elle ?

 

Quel que soit ce qu’elle m'avait fait ou pas, la vérité était que j’étais entré chez elle tordu et que j'en sortais en marchant droit. 

J’ai failli la rappeler pour lui demander combien ça me couterait pour redresser mon âme mais j’ai repensé à sa poignée de main du début avec ses doigts de gnocchis mous...







10 février 2021

En bla bla avec Eric

 Après une bonne vingtaine d’années, elle avait fini par m’abandonner, elle aussi. J’avais essayé de l’amener le plus loin possible pas seulement parce que je l’aimais. C’était surtout que je n’avais pas les moyens de m’en offrir une autre. Je n’étais qu’un misérable agent de l’état de base et j’avais déjà le crédit de la baraque sur le dos. Ce n’était ni un château, ni un de ces mas géants retapés avec soin qu’on voyait couramment par ici, ce n'était pas une maison d'architecte simple et authentique dominant la vallée avec ses six cent mètres carrés de pièce à vivre sept chambres et huit salles de bain, idéale pour recevoir ses amis le temps d'un ouiquende cocooning, mais je n'étais pas à plaindre, j'avais un toit.

C’était une maison normale de trois chambres sur un petit terrain en limite de village, mais malgré tout quelque peu au-dessus de mes moyens. Je voulais pouvoir accueillir mes deux enfants ensemble pendant les vacances et qu’on puisse y cohabiter sans avoir le sentiment désagréable de vivre les uns sur les autres, que les éventuels séjours restent confortables pour tout le monde. Qu’ils aient chacun leur chambre, qu’on n’ait pas besoin, le soir de déplier un canapé dans le plein milieu du salon et que la file d’attente pour la salle de bains ou les toilettes ne déborde pas du couloir. On peut dire que j’avais vu juste: ils n’y mettaient les pieds que trois ou quatre jours par an, très souvent pas ensemble et parfois sans leurs conjoints qui, visiblement, n’avaient rien à faire de cet endroit. Aussi, les portes de leurs chambres restaient fermées le plus souvent et derrière, au lieu de conversations feutrées, de rires partagés, la poussière seule s’y accumulait. L’hiver je ne les chauffais pas et l’été, à part quelques guêpes maçonnes qui trafiquaient dans les plis des rideaux elles restaient désertes. À tel point que j’avais fini par me  résigner : Un jour il faudra bien que je vise plus petit. J’avais bien conscience que ces épisodiques séjours n’allaient pas s'accentuer, au contraire, je savais qu’ils viendraient de moins en moins si tant est que ce soit possible pour finir par ne plus jamais descendre. C’était dans le sens du courant de la vie. Désormais, ils avaient la leur. Un cabanon d’une pièce parmi les rangs de vignes finira par me suffire. Du moment que mon chat y a son coussin. Jusqu'au jour où le coussin et moi nous franchirons le Pont Levis d'un Ephad perdu dans la banlieue perdue d'une ville perdue. 

En attendant, il n’était pas question que je me mette un autre crédit sur les épaules pour une bagnole. La mienne avait rendu l'âme et moi sa carte grise. Et puis, un jour sans autre préavis qu’un contrôle technique mal négocié, je me suis retrouvé devant ce que je redoutais. Je devais la faire réparer une fois de plus pour obtenir ce OUI magique au contrôle qui m’avait été refusé dans les grandes largeurs. Pour que je puisse m’en servir à nouveau il me faudrait aligner deux à trois milles euros. Une paille. J’avais vite fait les comptes et cette fois elle et moi nous étions arrivés au bout de notre relation. Nous allions devoir faire route l’un sans l’autre. Je l’ai vendue comme épave c'est à dire que j'ai payé pour qu'on me l'enlève et, donc je me suis retrouvé sans bagnole. Pour l’été ça irait, j’avais encore une petite moto mais pour l’hiver ? Je verrais j’ai dit. Bien aidé par le fait qu’on était en Mai.

Et je me suis inscrit à Bla bla car. Depuis le temps que j’en entendais parler. Ce truc avait les cheveux dans le vent et n’allait pas tarder à être un must have do. Pourtant ce n’était ni dans mes habitudes, ni dans mes envies. Un signe entre autres que j’avais vieilli. J’aimais bien être autonome, ne dépendre de personne, partir quand je le décidais, d’où je décidais, passer par où je voulais, m’arrêter quand j’en avais envie, sortir de l’autoroute s’il l’idée m’en venait, ne pas être emmerdé par un ou une qui me dirait des conneries pendant que je conduisais et ne pas devoir écouter des musiques qui me hérissaient les poils si l’occasion s’en présentait. Bref, je roulais à l’ancienne. Mais ici-bas, tout le monde se mettait à bla blater. Et comment tu n’y vas pas en bla bla ? Mais c’est nul ! Le bla bla il n’y a que ça de vrai et la planète tu t’en fous de la planète, alors ? Mais quel monstre d’égoïsme tu fais. C’est bien à cause de gens comme toi si on en est arrivé là… Heureusement que certains gardaient leurs engins parce que si tout le monde s’était séparé de sa voiture comment bla bla eût été possible ? Il leur arrivait d’y penser à ça ? J’avais fait comme les autres, je m’étais inscrit en ligne sur le site. J’étais allé passer quelques jours à deux cent bornes de chez moi, j’y étais allé en train et je devais donc en revenir. J’avais lancé une alerte. Pour un trajet d’A. à ma maison si grande pour moi.

Les amis venant rarement eux aussi, j’avais fini par me demander quel genre de con j’étais pour avoir si peu de visite. Mais je n’avais pas encore trouvé une réponse satisfaisante.

Pour la date souhaitée, je n’avais reçu qu’une réponse mais le gars n’allait pas jusque chez moi. Cependant, il s’arrêtait avant dans une ville où il y avait une gare TGV. Au pire je finirais en train je m’étais dit. Il avait un de ces gros 4X4 allemand énorme avec quatre cercles devant, les mêmes que ma défunte. Nous avions convenu qu’il me prendrait  au péage de l’autoroute et me laisserait au péage d’Aix. Son nom m’avait dit quelque chose et j’avais pensé à un pseudo et il n’avait pas mis sa photo. Eric Diké-Morel disait-il s’appeler. Comme il était seul à s’être proposé ce jour là, comme je n’étais jamais monté dans ce type de bagnole, comme j’étais tenté de voir ce que ça faisait et comme les horaires me convenaient j’avais accepté.

 

En dehors du fait qu’il soit arrivé en trombe avec une bonne demi-heure de retard, qu’il fume comme une caserne de pompiers, qu’il conduise beaucoup trop vite j’ai passé un voyage très éloigné de l’ordinaire. C’était avant qu'on ne lui file les sceaux à garder. Je l’avais reconnu quand je m’étais approché de son véhicule. C’était lui. Il en était sorti pour attraper mon sac et le balancer dans le coffre. Et sa voix... 

«Désolé de mon retard, dépêchons nous, je suis pressé » m’avait-il envoyé en plongeant s’asseoir. « J’ai un procès qui démarre dans une heure à Aix. Après un moment et des kilos de gomme en moins sur les pneus: "Ça vous étonne que quelqu'un comme moi prenne en bla bla? C'est simple, je suis tellement crevé que j'ai peur de m'endormir, avec quelqu'un à côté je suis à peu près certain que ça ne m'arrivera pas!». Alors, à cent soixante, il s’était mis à parler. Il n'allait pas arrêter jusqu'à l'arrivée. Il allait affronter la SNCF qui s’était portée partie civile aux assises. Il y défendait un type accusé d’homicide dans une sordide histoire de jalousie  et d’empoisonnement au sandwich avarié dans un train à grande vitesse. 

Au fond, toute la durée du trajet il avait répété sa plaidoirie. J’étais un de ses jurés.


Un bla bla car avec un avocat au taquet... Quand je vais raconter ça je me disais…






05 février 2021

Celle d'attente

Malgré le Grand Confinement, le troisième, auquel nous étions à nouveau tous soumis (et quand je dis tous ce n’est pas une manière de parler. On y était jusqu’au cou de l’Oural à la Galicie en passant par le Péloponnèse et le grand Rif marocain) à cause d’une saloperie de virus qui nous était tombée dessus depuis plus d'une année. Quand je dis nous c’est du monde dont je veux parler. La saleté comme on l'appelait aussi était apparue en premier en Chine soit disant et elle avait parcouru le monde à la vitesse d’un avion en vol. Tous les pays avaient été plus ou moins touchés. Des contaminés, certains bien atteints et des morts pour les plus fragiles. Il n’y avait rien eu à faire que d’entendre énumérer le nombre des cas qui se rapprochaient de nous en bondissant d’aéroports en aéroports comme des troupeaux de puces dressées. En deux coups les gros c’est l’ensemble de la planète qui avait été infecté. Et ses habitants, nous, faute de vaccin nous avions été confinés. On avait vite appris à nous servir de ce verbe qu’on réservait d’ordinaire aux canards ou aux oignons. On nous priait instamment de rester chez nous à cause de leur politique de l'hôpital qui avait consisté à supprimer des lits et des soignants, pour que tout ça soit plus rentable. On en était à cent milliards pour réparer leur gestion désastreuse et ils continuaient à faire les beaux et vouloir nous donner des leçons en direct à la télé.  

Avant de  soigner nos maux, nous devions veiller à élever entre congénères les barrières les plus hermétiques possibles afin d’avoir une petite chance de nous en sortir vivants sans trop de séquelles. Les bises, baisers, bisous étaient bannis, les calins, embrassades avec. Plus de hug ni de serrage, pas même de poignée ni même de proximité, imaginez qu’on en était à mesurer une distance à respecter entre deux humains. Ce  qui ne nous garantissait même pas de nous en sortir sains et saufs. Cela nous donnait juste une chance supplémentaire de ne pas le chopper. Savonnage et nettoyage étaient devenus nos  deux mamelles. L’autre, l'étranger nous filait la pétoche IL ou ELLE était un danger potentiel. Et donc pour finir,  l'ambiance était devenue irrespirable, tous se méfiaient de tous.

Comme à l’accoutumée, à chaque fois que, dans ma vie,  j'ai eu un gros emmerdement, j’ai somatisé de tout ce bazar et de toutes ces craintes liées à cette pandémie qui terrassait les plus vieux, les plus gros, les plus fragiles d’entre nous et ça s'est porté comme d'hab sur les dents. D'où l'expression sans doute.

Le lendemain de la venue de mon fils j'étais aux urgences dentaires qui m'ont tellement chargé en antalgiques que mes gencives se nécrosaient et pour l'arrivée de ma fille j'en ai pris pour six moi d'opérations. Et dire qu'un de mes films phare était Marathon Man. "It'safe,it'safe! Tu parles... Alors maintenant que nous vivions dans un monde où les hécatombes en EPHAD étaient garanties, où tu risquais la mort en serrant la main du voisin de palier, que ma joue enfle ne m'avait pas surpris. Et, chez moi, comme d’habitude, ça s’était porté sur les dents. Un bel abcès, bien gonflé, bien douloureux qu’aucun bain  de bouche n’avait réussi à calmer. J’avais appelé ma dentiste en lui demandant un rendez vous d’urgence. Evidemment nous étions un vendredi et elle ne m’a pas rappelé de suite, elle m’avait laissé tout le week-end avec ma joue en boule de lyonnaise, mes souffrances et mes boites vides de doliprane. Je lui en ai voulu beaucoup surtout le dimanche matin. J’ai passé ma matinée à la maudire en lui jetant tous les sorts possibles, qu’elle tremble des deux mains, qu’elle perde la vue d’un oeil, que ses cheveux tombent en bouloches, en oubliant qu’elle allait peut-être me recevoir le lundi et que mon intérêt premier eût été qu’elle soit en grande forme. Elle ne m’a rappelé que le mardi. J’avais cru décéder tout au long du lundi et puis non. Il arrive que la douleur aide grandement à noircir les tableaux. Quoiqu’il en soit, j’étais content de l’entendre. Pas longtemps. Elle ne pouvait me recevoir que le vendredi. Vous allez tenir m’a-t-elle envoyé. Bien obligé, saleté, j’ai pensé mais lâchement et dans un souffle j’ai dit : Oui, évidemment, il faudra bien.

Ce qui était un gros mensonge. J’ai tenu jusqu’au vendredi à grands coups de bains de bouches d'eau tiède au miel, de Paracétamol mille et de rhum agricole. Puis il fut temps d’y aller. Je me suis garé devant l’entrée du cabinet, j’ai posé mon carton bleu à l’intérieur sur le devant de la voiture. Ils étaient assez pointilleux sur les horaires dans le quartier malgré le peu de bagnoles garées. Je suis sorti, j’ai sonné à la porte du cabinet et je suis entré. J’ai grimpé les marches pour arriver à l’étage. Et je suis entré dans la salle d’attente.

C’est là que je l’ai vue. Je ne l’ai pas reconnue de suite. J’ai même mis un moment à passer de : "Oh non ce ne peut pas être ELLE" à : "ça pourrait être ELLE" puis à : "C’est ELLE j’en suis certain". Oh la vache!

Ce qui m'a mis sur la voie c'est qu'elle avait une façon très particulière de tenir sa tête si haute si droite comme  la danseuse qu'elle était aussi. Et sa silhouette d'une finesse musclée, dense. En revanche, je n'ai pas pu voir son visage, elle avait un foulard, sans doute un carré Chanel sur la tête, les yeux derrière une paire d’aviators réfléchissantes et comme tout le monde, un masque bleu pâle sur le visage dont les élastiques allaient tourner derrière ses deux merveilleuses oreilles. Elle était assise le dos aligné, tenu dans un des trois fauteuils en rotin. N'importe qui d'autre qu'elle dans ce fauteuil s'avachissait comme un oeuf mollet sur une poêlée de légumes. Pas ELLE. Elle, elle parcourait d'un doigt habile et noueux un magazine de déco. Je me suis amusé à penser qu’elle feuilletait peut-être un reportage fait chez elle. Elle a levé la tête quand je suis entré. J’ai dit bonjour. Elle m’a souri et m’a dit en détachant bien le premier mot: Bon jour ? Pas vraiment. Sa voix, cette fois j’en étais plus que convaincu c’était bien ELLE. Puis un silence. Elle avait la joue gauche enflée comme une pastèque mûre mais elle restait malgré ça magnifiquement belle, élégante. Et dans son cas,  il fallait le faire. Qu’est ce qu’elle fout là je me suis dit. Et puis je me suis souvenu qu’il y a quelques années elle avait acheté un vieux mas dans le coin, c'est fou ce que les gens riches sont friands de vieux. On en avait pas mal caqueté dans les gazettes et les salles d'attente, surtout quand elle s'était permis de clôturer des terrains qui ne lui appartenaient pas. On l'avait eu mauvaise dans le secteur et il avait fallu qu'elle en allonge pour qu'on lui sourie à nouveau. On l’avait même vue sous toutes les coutures avec des reportages du genre des  Martine: Martine et son refuge en Provence, Martine et le retour à l'authentique, Martine fait ses emplettes au marché de L’Isle, Martine taille ses oliviers, Martine fait son huile, Martine et ses coins secrets, Martine et son vignoble, Martine et sa cuvée... C’est là qu’elle venait se ressourcer comme ils disaient. Reprendre des forces, se défatiguer de sa vie trépidante, se désennuyer de son quotidien qui n'avait rien à voir avec le notre si emmerdant des boulots à heures fixes mal payés, mal considérés et mal aimés mais si essentiels à la bonne tadatsoin marche du pays… 

Mais elle était restée somme toute discrète et, par ici du moins, on avait fini par se foutre de sa présence qui, il ne faut pas non plus pousser ne dépassait pas les dix jours par an.

Il arrivait donc à ces gens des magazines en papier glacé d’avoir des problèmes de dents. Un sourire vaguement vengeur s'était pointé malgré moi doucettement. J’ai sorti un bouquin de mon sac et je me suis plongé dedans. Oh bien sûr, de temps à autres je lui jetais un œil que je voulais le plus bref possible, le moins repérable, ce n’est pas tous les jours qu’on est à deux mètres d’une telle beauté. Mais je me disais aussi : Comme elle était là avant moi, j’allais devoir attendre qu’elle y passe. Elle y aura droit, elle aussi.

Et moi, désormais, je pourrais dire qu’ELLE et moi avons passé un peu de temps, dedans, ensemble, à attendre que quelqu’un, ici bas, veuille bien s'occuper un peu de notre rage accumulée...





 

 

31 décembre 2020

Papa

Papa,

Maman et nous, Hélène, Rémi Lisa et moi, pour tenter de nous consoler un peu, nous nous disons qu'au fond tu as eu une belle vie...

Une longue et belle vie faite de grandes rencontres, de moments exaltants, jamais de travail mais de passion,  de succès, de conquêtes, de reconnaissances, d’amitiés fécondes, de respect, d’entreprises, d’initiatives, de voyages lointains, de défis, de prises de risques, de liens affectueux et durables... Une vie à plusieurs étages tous aussi riches les uns que les autres et que tu as eu le bonheur de vivre soixante douze ans aux côtés de la même personne... Ce qui, dans un bilan ne compte pas pour des prunes...

Nous nous disons également que, d’une certaine manière s’est enfin terminé le moment de cette vie que tu as détesté le plus : le temps de la vieillesse. Vieillir, beaucoup, être vieux longtemps. Et souffrir,  vers la fin, mais surtout avoir le corps empêché, contraint, diminué…, toi qui en avais fait ton meilleur ami tout au long de ta vie. Ces dernières années, si tu n’arrivais plus à voir ce que tu pouvais encore faire, et c’était encore beaucoup mais  tu regrettais ce que tu ne pouvais désormais plus accomplir. Tu as quand même acheté une voiture neuve à quatre vingt treize ans… Tu as eu la chance de skier jusqu’à quatre vingt dix ans et avant hier encore quand on te demandait ton âge tu étais heureux d’entendre dire : « Mais vous en faites dix de moins !». Ce qui était en plus était vrai !

Tu as eu la chance d'avoir une grand affaire dans ta vie ce fut le sport. Tous les sports et bien entendu, en premier lieu l’escrime qui t’a aspiré une grande partie.

C’est elle qui a fait qu’un petit garçon né à Paris dans le 10ème arrondissement, fils d’Henri, un couvreur normand et de Jeanne, une jeune fille du Béarn, se retrouve un jour, dans la salle d’armes de l’INSEP à serrer la main d’un Général de Gaulle. Maître d’armes, tu l’as été jusqu’au bout du bout, jusqu’à ce que tes mains ne puissent plus tenir un fleuret. Jusqu’à ce lundi 30 novembre 2020.

Après l’excellence et le haut niveau, tu es devenu bénévole, surtout bénévole, d’une salle d’Antibes et tu as donné aux jeunes, aux débutants et au handisport.

Mais il n’y pas eu que l’escrime, au tout début,  il y  eut le tennis de table, puis  le basket avec une licence à l’Olympique d’Antibes Juan les Pins, la boxe,  le tennis, le mais aussi le golf, le cyclisme, l’athlétisme, le football, le rugby que tu suivais de très près et la pêche au coup dans les torrents de l’arrière pays. 

En vrai, le chant que tu as préféré entendre est la Marseillaise...

« Vieillir ce n’est pas une affaire de mauviette » a dit Rita Hayworth. Tu t’en es douloureusement rendu compte. Vieillir longtemps est encore plus délicat puisque c’est aussi fatalement perdre un à un ses amis. Toutes ces dernières années tu as fréquenté régulièrement les églises et les cimetières. 

« À force d’aller aux enterrements qui viendra au mien ? » disais-tu.

Nous, aujourd’hui, nous aimons à penser que tu es parti pour une compète un peu lointaine, que tu vas y retrouver tous ceux que tu as aimé, tes amis fidèles, tes autres enfants en quelque sorte, nos demi-frères et sœurs à Hélène et à moi, les escrimeurs et les escrimeuses déjà partis, tous ceux qui t’ont précédé dans ce long voyage et que tous ensemble vous allez vous arranger pour organiser une jolie petite poule, batailler et gagner d’autres médailles d’or... D’or...


Dors bien, Papa...

Même si l'inactivité n’est décidément pas ce que tu préférais le plus...





 

05 décembre 2020

De là-bas


 


D'Alchimer.

Après Papeete, Rangiroa dans l'archipel des Tuamotu... 

Les premières 24 heures au près, mais dans 8/10 noeuds route directe, mer belle, coucher de soleil flamboyant, bière fraîche, une vie quasi parfaite. Et puis ça c'est gâté. 
Le ciel se charge, des grains épais, noirs, lents, lourds, sans échappatoire, qui coupent ton vent, puis t'en soufflent un à eux, progressif, rafaleux, mais surtout qui t'envoient 40 degrés hors de ta route. Et la pluie. Plus de vent. Une eau qui s'écrase, des gouttes comme des cloques. Ca dure, on ne sait pas combien. Longtemps. 
Puis du jour revient, une clarté, un vent meilleur aussi. Jusqu'à la prochaine série que tu sais en préparation là-bas, juste derrière l'horizon. 

Une vingtaine d'heures plus tard, on finira au moteur pour être à la bonne heure de marée à l'entrée de la passe Nord de l'atoll. 

On reste une dizaine de jours avant de reprendre la route des Marquises. Fêter Noël aux Marquises...

En attendant, demain y'a dauphins. Ils sont dans la passe nord est. On va plonger. Paraît qu'ils adorent jouer avec les bulles...   

A l'embrasse, M &  C

15 novembre 2020

Revenues de l'autre côté du temps

En 1988 Yves Simon faisait paraître chez Grasset un petit livre appelé Jours Ordinaires. Dans ce livre, des textes très courts qui laissaient pas mal de blanc sur les pages. Parfois il n’y avait qu’une ou deux phrases et donc beaucoup de blanc. Et quand dans un livre imprimé il y a plus de blanc que de noir on est à la limite de l’entourloupe.

J’y avais vu comme une  invitation à profiter du blanc offert et donc à le noircir et y écrire. Aidé du hasard, j’ai retrouvé ce livre : Sous le texte d’Yves  Simon et sur le blanc restant de la page 9,  j’avais écrit :

 

Et aux nombreux blancs de ce livre, je tracerais des phrases qui ne m’appartiennent déjà plus puisqu’elles ont été écrites hier.

(Je le ferai au crayon noir pour qu’elles restent effaçables. Il ne faut surtout jamais faire confiance à sa mémoire qui tire le principal de sa force dans sa capacité à oublier).

 

Page 10

J’avais trouvé dans une décharge clandestine des lettres manuscrites d’une belle écriture ronde et sereine. Des lettres d’amour parmi des poubelles. Etait-ce le lieu obligé de la fin de tout amour ?

Extraits :

Les choses s’enveloppent du poids des souvenirs comme d’un manteau déchiré… Alors, je marche à pied mais ça devient le sol sous tes pieds, alors je m’assois sans bouger et ça devient les gens dans la rue, alors je ferme les yeux et c’est le sang qui bat ou le froid de l’hiver dans mes mains…

Lettres de Jean Luc Godard à Anna Karina trouvée dans les bois de Meudon.

 

Page 11

À la vérité j’étais très fier d’avoir croisé la trajectoire de cette fille d’une suffocante extravagance. Songez-y, quand je me suis retrouvé amputé de presque tous les liens avec une bonne partie de moi-même c’est à dire elle et qu’il arrivait de nous rencontrer elle me jetait d’un ton léger :

Et toi ? Ça va, toi ?

 

Page 12

Avant hier, il nous tombait sur les épaules une pluie particulière. Lourde, dense, voilà très exactement c’était une pluie pesante. Comme si l’orage des souvenirs douloureux avait soudain choisi d’éclater. Avant hier il pleurait des souvenirs. Deux jours après j’en étais encore humide.

 

Page 13

J’avais passé quelques jours dans un pays du Sud de l’Europe. J’y étais allé pour fuir des forces qui me tiraient vers ailleurs. J’y étais allé, aussi pour écrire quelques lettres qu’elle ne lirait sans doute pas.

Je me souviens qu’avant de quitter définitivement le Portugal, j’avais acheté un billet de loterie dans une baraque de Totobolà et je l’avais jeté aussitôt pour ne jamais savoir ce que j’avais perdu.

 

Page 14

Rester à jamais insensible à tous ces bras qui s’ouvrent pour dire je t’aime.

Et être persuadé d’avoir complètement tort.

 

Page 15

Derrière les vitres géantes d’un aéroport, une mouche lutte pour sortir. Et si nous étions comme elle, libres mais seulement libres de nous briser les ailes ?

 

Page 16

Nous voguions depuis trois jours déjà. Enrègle générale c’est à ce moment que les ennuis commencent. Cette fois il ne se passa rien. Rien ni de notable ni inquiétant ni dangereux.

Nous sommes rentrés tristement soulagés.

 

Page 17

Quand j’ai vu le voile de velours léger soulevé par un vent dévoilé, il m’a pris l’envie de partir là-bas, tôt…

 

Page 18

Quand on n’a pas d’ami, la pire des choses c’est de s’en faire parce que quand on en a un, la pire des choses c’est de le perdre.

 

Page19

Au fond, vieillir ça devait ressembler à ça. Etre capable de transformer ses impatiences les plus virulentes en attentes immodérées. Comme je n’avais plus le sien, de temps, il me restait tout le mien.

 

Page 20

Oh Mon Dieu, j’étais exactement dans l’état d’esprit d’un type qui vient de passer trois ans de sa vie à creuser une tunnel sous sa baraque et qui débouche au beau milieu de l’Atlantique. Sans la clé du radeau de survie.

 

Page 21

Retrouver dans toutes ces vielles photographies l’immense place prise par l’absence.

 

Page 22

J’étais allé seul mais avec des centaines d’autres rire au spectacle de ce qui me faisait pleurer. C’était donc ça un grand humoriste. J’avais ri ce soir là comme rarement. C’était bon à pleurer.

 

Page 23

La solitude c’est encore ce que l’on a inventé de mieux pour être seul.

 

Page 26

Il y avait, dans ce restaurant de l’Algarve la voix chantantes des cent quatre vingt six centimètres de Philomènià et ses regards en coin vers l’étranger seul à sa table. Aimait-il les filles pour ne pas les regarder ainsi ? Devait-elle se dire.

Oui, oui, il les aime. Mais pas toutes. Pas fou.

 

Page 27

Oh la contagion des doutes ! Vivre avec des certitudes gâchait pas mal d’heures. Fallait-il que le ciel soit d’une pureté limpide pour croire à son insolence.

Et très vite, dans le fond, quelques malheureux nuages…

 

Page 28

Conquérir n’est rien. Un jeu peut-être. Reconquérir est une autre histoire. Simplement par ce que l’on connaît ce qu’on risque de perdre. Il ne faut pas se tromper.

 

Page 29

Quand on en veut aux autres c’est bien entendu pour éviter de s’en prendre à soi-même. Avoir compris ça permet d’éliminer pas mal de pensées négatives  pour les autres évidemment.

 

Page 30

L’imparfait est un temps parfaitement imbécile.

 

Page 34

Et si, pour toujours, j’étais passé à côté de la mienne ?

Alors ne jamais passer à côté des gens qu’on a le bonheur de croiser en les regardant encore un peu. Dans le fond.

 

Page 39

Et si la vérité était une condition essentielle de l’instant. Ce qui est vrai là ne l’était pas et surtout ne le sera plus. Avec ça, on n’est pas prêt d’être certain de quelque chose si ce n’est de la caresse du vent ou de l’intense clarté d’une nuit d’étoiles. Alors, ne croire qu’en sa peau et être parfaitement animal, en toute conscience.

 

Page 43

__ Allez les filles, ne restez pas dans ce courant d’air gelé, vous allez attraper la mort.

___ Ça t’embêterait beaucoup peut être ?

___ Non, ce qui m’embêterait c’est que ce soit contagieux.

 

Page 44

Extrait :

« Et joyeux non anniversaire ma bien aimée de loupi de loop de good woulfe. »

Jean Luc Godard à Anna Karina.

 

Page 45

Une petite fille très méchante à une autre très gentille :

___ Tu sais ce que tu seras toi plus tard ?

___ Non.

___ Rien.

 

Page 48

Aimer quelqu’un, c’est l’aimer pour lui même et pas pour la magie qu’il a de vous rendre heureux. L’aimer pour ce qu’il est, pas pour ce qu’il provoque en vous. Pour ça, il faut savoir s’asseoir sur un banc et le regarder vivre en dehors de soi. Surtout en dehors de soi.

L’abîme... Cela voudrait dire qu’on ne peut aimer vraiment que l'autre importe autant que soi.


Page 51

Quand on n’a plus rien à dire, il faut énormément de courage pour continuer à se taire.

 

Page 53

Rien que ça, une fois encore, une fois seulement avant la prochaine : Mes doigts autour des siens et sa tête sur mon épaule, abandonnée. Nos deux vies juste quelques secondes encore emmêlées.

 

Page 56

Arriver une fois, une seul à photographier… Une odeur. Celle d’une peau par exemple et pouvoir ainsi s’en repaître pour son seul plaisir. Une seule fois pour toujours.

L’ennui du plaisir c’est qu’il n’est intense que s’il est partagé. Rien de grave, allez, une odeur ça diffuse.

 

Page 57

Contempler son visage dans le miroir, chaque jour le même, chaque jour différent. Pour s’en convaincre regarder une vielle photographie. Puis la jeter.

 

Page 62 

Ecrire c’est dessiner des mots comme on prend des remèdes, sans penser que ça guérit en étant sur que ça aide...

 

Les voilà remontées à la surface ces phrases comme des lumignons d'avant. 

Peut-être que je n’aurais pas dû. Les écrire.




08 septembre 2020

Venues de l'autre côté du monde

 J'ai reçu un message qui m'est venu de l'autre côté de notre monde. Je l'ai trouvé si beau et émouvant que ma tête et mon coeur ont chaviré. 

Que Martial me pardonne, je le partage avant de recevoir son accord:

Amanu


Dix-huit jours que nous dansons, immobiles, sur les lèvres du volcan. Amanu, un petit atoll dont les trois quarts de la surface ne sont pas cartographiés. Sa ceinture intérieure, turquoise, tranche sur le bleu sombre des profondeurs du lagon. A l'extérieur, le platier. Un vaste plateau frangé d'écume, la verticale de l'abysse, rose, brun, gris lunaire, jonché de débris de corail, semblant le champ d'une bataille prête à recommencer, qui mêle ses silences aux grondements du Pacifique. 
La passe est étroite, le courant fort, 12 nœuds parfois. Une fois franchie, l'oeil seul devient guide, prévenant les massifs de coraux qui affleurent. Devenir matière, glissement fluide, savoir les couleurs de l'eau, effacer notre trace, laisser faire le vent, s'ouvrir la voie vers une infinie absence où l'on ne saura plus rien du monde. Ne l'ébruitez pas : c'est ici qu'il a commencé. 
Quelques humains font encore village, et leurs enfants. Il y a même une école, quatre cloisons légères entre lesquelles l'instituteur tente d'expliquer comment tourne la terre . Mais lui même ne sait plus. D'ailleurs à la récré, il va au bord de la passe, jette un bout de fil à l'eau et écoute le récif que l'océan bat au loin à coup de vagues venues du fond des âges. 
Nous sommes mouillés sous le vent d'un motu à l'Est du récif. Une végétation dense d'arbustes et de buissons sous la cocoteraie abrite les nids d'une colonie de fous de bassans. Nous serons protégés du prochain coup vent et fournis en cocos. Quelques têtes de corail, les "patates ", non loin, pour les plongées à venir. Car dans ce royaume de nulle part, nous vivons de pêche et d'eau fraîche. Et d'amour aussi. Comment ne pas repenser l'histoire de toute une vie, déposée là, sous sa forme la plus nue, chaque aube promettant son jour le plus abouti, notre peau noyée de lumière se frottant au bleu de nos tout premiers mots, ceux de la naissance, ceux dont on jouissait sans les épuiser, avant qu'il faille les réparer sans cesse, et les mener jusqu'ici, pour savoir. Le temps est venu de s'aimer sans retour. De danser, immobiles, sur les lèvres du volcan.
Les jours sont simples, on en perd le compte. Le soleil commande, il n'y a pas d'heures, seulement des nuances. Dans ce monde-ci, la lumière est libre. Aube en pastel, crépuscule flamboyant, et dès la nuit un ciel d'enfance quand, au plafond de mon lit, des constellations imaginaires me mettaient déjà la tête dans les étoiles.
Cet enfant, je le retrouve, sa vie, désormais, c'est du sérieux. Il a fini de jouer. Il se souvient, au large de l'île de Groix, mon père lui avait laissé la barre, la houle était longue, par l'ouest des nuages de plomb, une lumière grise, et dans ses mains toute la puissance de l'océan . Ce fut le moment décisif : il ne vivrait que pour partir, un jour comme celui-ci, sur mon bateau.
Quand nous quitterons Amanu, je ne serai plus tout à fait le même. Sur le récif, un homme à la tête chenue lèvera lentement la main et sourira, comme je lui sourirai et répondrai à son signe, ce frère, mon clandestin.

A l'embrasse, 
M.

Depuis l'envoi de ce message, Catherine et Martial ont embarqué sur Alchimer ils ont maintenant accosté sur l'atoll d'Hao et leur voyage continue...




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