C’est quand elle a posé sa main sur la mienne que les murs du restaurant se sont mis à trembler. J’ai clairement vu le plafond se fendre en deux et s’ouvrir. Au-dessus de la salle, un ciel d’orage menaçant et des éclairs l’illuminaient. On venait à peine de craqueler avec le dos de nos petites cuillères, la couche de caramel des crèmes brûlées, nous avions presque descendu la bouteille de blanc et, avant ça, on se sentait d'humeur bienveillante. Elle s’est approchée de moi, elle a posé sa main sur la mienne et elle m’a parlé assez bas pour que les voisins ne puissent rien entendre. Jusqu’à cet instant tout s’était déroulé sans que rien ne soit racontable. On avait juste mangé comme les deux cents autres fois dans cet endroit qui nous était désormais familier. Deux cent fois en vingt et quelques années ce n’est pas un exploit. Mais, on peut le dire, nous étions fidèles. Pour une fois qu’on en avait trouvé un où c’était bon et pas trop cher, où on était bien accueilli, où ça avait l’air de leur faire plaisir quand on y entrait, on n’allait pas en chercher un autre surtout s'il s’agissait juste de ne pas faire la cuisine. Alors on y venait comme à une cantine, régulièrement, une ou deux fois par semaine. Ainsi, on vieillissait avec les patrons et d’une certaine manière on s’ancrait, comme eux, dans le coin. On finissait par penser qu’on faisait partie des meubles et qu’on était un peu propriétaires des murs et donc contents quand ils nous racontaient leurs futurs projets d'agrandissement ou leurs vacances aux Bahamas, on avait l’impression de leur avoir payé une partie des matériaux ou du billet. On s’était mis assez vite d’accord sur la commande puisqu’on prenait à chaque fois les mêmes trucs et que tout le monde était au courant. Ils venaient nous demander quand même mais on savait bien qu’en cuisine c’était déjà dans la poêle. Ainsi, il y avait très peu d’attente entre notre arrivée et celle du premier plat. Nous avions passé une bonne partie de repas à nous parler de tout et de rien. Si nous n’avions pas exactement refait le monde nous en avions repeint quelques quartiers. Comme en plus on est assez vite tombés d'accord sur l'idée que ce n'est pas encore cette fois que des banquiers iront en prison ou bien que ce soit l'un ou l'autre des candidats en course qui gagne la galactique élection ne changerait évidemment pas la vie des plus démunis, les mots ont été parcimonieux. Il faut dire que nous n’étions pas de grands causeurs, elle et moi. Mais, à sa décharge, c'est moi qui avait commencé.
A peine ces mots évanouis dans l’air tiède de cette pizzeria de banlieue, je me suis aperçu que ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’elle me le demande, ça.
Alors, le tonnerre a grondé, un éclair a déchiqueté le rouge du plafond et c'est un pschiiit fulgurant qui, d'un coup, d'un seul, m'a embrasé la calvitie.
2 commentaires:
Parce que je l'appelle Pounet. Parce que depuis ces mots, plusieurs fois je suis revenue me ballader chez vous. Avec ce plaisir qu'on prend à flâner au hasard. Même quand on ne croit pas trop, pas toujours, à ce mot là. Parce que je reste souriante, après.
Bonne soirée Monsieur, portez vous bien.
Lou
Vous êtes chez vous ici, Lou.
Enregistrer un commentaire