29 novembre 2008

SOIT DIX ANS...


J’avais fait du sud dix heures durant et, seuls les bruits que faisaient la bagnole m’incitèrent à lever le pied. Je me suis décidé à laisser reposer le moteur dans une ville où finalement je n’aurais jamais du être même si c’est bien là, qu’au fond, je voulais en venir… Le hasard qui n’existe pas, fait parfois les choses comme il faut…Je n’avais pas roulé tout ce temps pour rien bien que je ne sois parti que pour ça : rouler sans but… Tu parles Charles…

En dix heures, j’avais changé de planète, de saison et d’états d’âme. A lui seul, ce résultat justifierait les pleins d’essence. Ici, les gens se déplaçaient avec une grâce lente en se dépêchant sans hâte… Ici, ils s’accrochaient au visage un sourire nonchalant et sincère… Ici, ils ne se parlaient pas simplement pour dire mais beaucoup pour …parler. Ici, on marchait à l’ombre des murs plutôt qu’au plein soleil, ici, les odeurs dégringolaient sur la ville en charriant des souffles de garrigues et de garenne sauvage. Ici, même le malheur semblait avoir un autre goût.
Ici, on était au Sud et tout le disait.
Je n’avais en poche qu’un bout de carton froissé d’un vieux paquet de cigarettes sur lequel on pouvait à peine lire une adresse presque effacée. Je l’avais retrouvé la semaine passée glissé entre les pages d’un livre et puisque j’avais quelques jours devant moi l’agenda vide, j’étais parti. Si j’avais pris la direction de l’adresse, c’était sans penser m’y rendre…Quoique…
Je m’étais dit, en la prenant que c’était pour l’avoir avec moi, pour me sentir moins seul, pour … on ne sait jamais… Avais je besoin d’une bonne raison ? Il faut croire que oui.
Pour ce qui est du voyage, merci. La route était plate et droite comme les deux derniers mois d’hiver que je venais de vivre. Et plat n’est pas très loin de morne. Alors le sud, pourquoi pas ?
J’ai posé la voiture à l’entrée de la ville aux bras grands ouverts et j’ai marché dans ses rues pour la sentir avec le corps. Qu’en la traversant ce soit elle qui me traverse, que je la sente vibrer, battre, que j’y croise des regards, y entende des voix, des accents…
Du haut, de la cathédrale, descendaient des courants d’air aux relents de montagne, embaumés des rameaux tortueux des vignes noueuses. Ils raflaient sur leur passage les odeurs du marché aux fleurs, passaient le long des étals de poissons, il y avait une mer pas loin. Ils étaient roulés dans les voix rocailleuses des vendeurs de légumes de jardins, et puis des herbes qu’on ne voit qu’ici, des épices qu’on ne vend qu’ici, au Sud.
Tout ici était du Sud. Les ombres, les accents, les invectives, les robes des filles, qui s’étaient allégées, découvrant leurs peaux déjà cuivrées, les démarches des vieilles habituées à se courber sous le poids du passé et des souffrances endurées, le port de tête des vieux droits comme des ifs, leur regard de par delà les collines comme pour se persuader de n’avoir rien à craindre ni du soleil qui se couche, ni de la pauvreté, ni de la rudesse des hivers, ni du temps qui passe.
Ni du destin ? Le leur, ils le connaissaient. Pas de mauvaise surprise. Nés ici, ils mourraient ici après avoir travaillé, aimé, fait des enfants, vieilli, avec les autres qu’ils croisaient depuis toujours.
Je me sentais chez moi, et c’est ma peau qui le disait. Ces sensations n’avaient rien à voir avec la tête. Elles m’avaient submergées comme à chaque fois dès la première tuile ronde aperçue sur le bord de la route. C’est simple, à force, je m’étais convaincu que j’étais du Sud, comme on peut se sentir marin sans ja ja jamais naviguer… C’était aussi l’immense privilège de ceux qui ne sont de nulle part, ils peuvent choisir.
Dans un quartier pas très éloigné de l’adresse que je trimballais sur moi comme on promène un gri gri, j’étais entré dans un café, pas vraiment pour boire ou plutôt si pour boire de la parole.
Ici, on y buvait du verbe.
Je ne l’ai pas remarquée de suite, mais j’ai SU qu’elle n’était pas loin. Encore une fois, mon corps me l’a dit. ELLE était assise à la terrasse du café d’en face. Elle lisait un journal, enfin un de ces trucs porteur de nouvelles à vous faire douter de l’avenir du monde, de ces larges feuilles qui refusent de se plier dès le moindre souffle d’air et qui laissent dans l’âme un goût de colère. Je me suis éloigné de la porte pour éviter de me faire voir, il n’y avait guère de chance qu’elle me reconnaisse. C’était elle, pas de doute possible. Bien qu’elle ait coupé ses cheveux, bien qu’elle ait vieilli, un peu, elle n’avait, ni changé d’allure, ni sa manière très particulière d’occuper l’espace, de s’asseoir, de déplacer l’air autour d’elle, même en restant immobile. L’oxygène autour d’elle se voyait. Elle était assise seule et les trois ou quatre tables à l’entour étaient restées vides malgré le café bondé. Elle venait de finir son verre. D’un mouvement du menton, presque imperceptible, elle avait appelé le serveur. Elle savait faire ça, elle. Etre remarquée sans rien bouger. Il y en a peu comme ça.
Le temps qu’il aille chercher son ticket, elle était partie. Ca aussi elle pratiquait, avant.
J’aurais du me méfier. C’était idiot de ma part d’avoir oublié un pareil détail. Pourtant on n’avait jamais pris deux verres dans le même endroit. Le pire c’est que si elle revenait pas un serveur n’aurait osé lui réclamer quoique ce soit. J’ai payé, moi, et je lui ai filé le train.
Si j’avais eu un doute dès les premiers pas, il aurait disparu. Sa démarche était la même.
Un truc à elle à la jambe gauche, invisible à ceux qui ne la connaissaient pas. Le pull caramel en cashmere trop grand pour elle, aux manches très longues comme pour retenir les élans de ses bras, ne pas se confondre en embrassades, disait-elle. Une barrière qu’elle dressait entre elle et le monde, si dense qu’aucun Pourfendeur de Dragons ne prendrait le risque de s’en approcher. Cette manière de traverser la rue du four comme on marche sur le Toit du monde, c’était elle. La tête haute sur une nuque droite, c’était elle, ce corps dansant c’était elle. Elle allait et les gens s’écartaient. Même s’ils en mourraient d’envie, ça se voyait, aucun homme ne se retournait. Quelques femmes osaient le faire.
A peine. Ne l’ayant pas abordée quand je l’avais aperçue, chaque minute qui passait me rendait l’approche plus difficile. J’ai décidé de repousser autant que je pourrais, quitte à la perdre, mais accorder savoir ce qu’on veut à s’y mettre n’est pas toujours facile. Je me suis mis à jouer les Marlowe de bazar. Ridicule, pour sur.
J’ai pris la même porte qu’elle quand elle est entrée dans un grand magasin. Je l’ai vue rôder autour des bacs de disques de musique latine comme une panthère approche d’un troupeau de gazelles, j’ai presque applaudi quand trois ou quatre disques sont passés dans son sac, les anti-vols décollés. Elle n’avait rien perdu de sa forme ni de son savoir-faire. Je l’ai encore admirée au rayon des pulls, j’ai souri, conquis quand elle s’est adressée, sans sourire, au vigile pour un renseignement…
Puis, elle était sortie, lentement croisant au plein milieu de l’allée centrale. C’était son moment préféré. Elle disait que ces instants là valaient cher en émotions. Et les émotions, c’était quand même ce qui nous tient debout…
Elle s’était arrêtée devant une salle de cinéma. J’ai pu voir son regard qui se reflétait dans la vitre de la caisse. Elle avait cette même brillance, ce regard en puits de ciel et toujours, toujours ce bleu lumière.
Si son visage n’avait plus la pureté blanche d’une page à écrire que j’avais autrefois connu. Connu et embrassé et ce n’était pas plus mal. Elle y avait écrit ses histoires, ses tourments et ses délices.
Elle était la même et à la fois différente. Une femme et une autre et les deux se sont vite confondues.
J’avais misé gros quand je l’avais vu entrer dans la salle en lui laissant quelques mètres d’avance mais je savais qu’elle serait à l’intérieur…Je n’étais pas encore décidé à l’aborder…
Du reste c’était bien comme ça que je le voyais, un abordage…
Je m’étais gratté un peu la nuque en voyant le titre du film. C’était un vieux noir et blanc que nous avions vu plusieurs fois dans une cinémathèque de quartier. J’en connaissais presque tous les plans, ça se finissait dans une prairie, le héros un magnifique garçon d’un blond sulfureux revenait mourir parmi des chevaux placides qui lui léchaient le visage. J’avais longtemps souhaité finir comme lui et puis l’idée même de mourir m’avait quittée.
J’ai pris une place, je suis entré dans la salle. Je savais où elle se poserait. Vers le fond sur un siège près de l’allée, pour pouvoir s’en aller en vitesse après avoir giflé, si on osait venir s’asseoir à côté d’elle pour autre chose que les images. Je me suis assis trois rangs derrière elle et je n’ai rien vu du film, je l’ai passé plongé dans sa nuque en essayant d’attraper son odeur de maintenant.
A la fin, elle est restée un long moment immobile avant de se relever. Jusqu’à la disparition du générique, comme toujours, comme je le faisais encore aujourd’hui. Il nous était arrivé de rester pour voir le film plusieurs fois de suite comme si nous voulions nous gaver des images des autres pour embellir les notres, pourtant nous n’en n’avions pas vraiment besoin.
Je suis allé me poster dans le hall du cinéma. Faisant mine de lire les affiches, tournant le dos à la sortie de la salle. Une main m’a attrapé le coude. Je me suis mis à trembler de tous mes membres. Ca a du se voir mais je m’en suis foutu. Elle s’est reculée d’un mètre et quand je me suis retourné, j’ai vu son sourire où n’apparaissait pas la moindre trace de surprise. Ca oui, ça m’a surpris.
C’était tout elle. On a commencé à se demander ce qu’on fichait là, j’avais dit que je ne savais pas quelle projection choisir, que j’hésitais encore, mais que là maintenant, réflexion faite, s’enfermer dans une salle par un jour pareil, qu’en revanche il me venait une sacré soif et que si toi aussi, on pourrait aller boire un verre, mais pas question de courir après avoir bu…
Ah dans cette ville tu veux dire ?
Rien, enfin si, me balader, envie de Sud, quelques jours devant moi sans rendez-vous, besoin de chaud, peut-être…Nous avons atterri sur une terrasse d’une place de la ville vieille et nous nous sommes tout raconté de notre vie de maintenant. Enfin presque tout de nos vies…Je lui ai menti que pour moi tout allait très bien, je te jure, je traverse une bonne passe, un troupeau d’anges bienveillants s’est mis à voleter au dessus de ma tête, et ça fait un bon bout de temps de ça, j’en suis le premier étonné, mais je ne le dis à personne, tu es la première à qui j’en parle…
J’ai trop peur que ça s’arrête. C’est souvent comme ça. Je préfère quand ça va mal, j’ai au moins l’espoir que ça change.
Pour elle c’était moins bien. Elle n’a pas simulé. Peut-être que les anges ont trop à faire avec d’autres m’a-t-elle dit en souriant gravement. Voilà un de ses défauts, elle était capable de piquer dans les magasins mais pas fichue de mentir une seconde. C’est aussi pour ça que notre histoire qui avait duré dix ans s’était arrêtée. Dans la minute où elle m’avait moins aimé, je l’avais su. J’avais souffert mais impossible de lui en vouloir. Sans éclat, elle avait sauté en marche et tout avait continué de tourner. Voilà dix ans que je tournais. Jusqu’à ce que je retrouve cette adresse.
La fin de la journée, on l’avait passé devant une daube à tomber. Elle m’avait demandé si je pouvais l’aider. J’avais dit oui, bien sûr.
___ J’ai un boulot mais pas de voiture…On avait trouvé une occasion vite fait.
J’avais été si heureux de pouvoir servir à quelque chose…
Elle m’avait demandé mon adresse, je t’envoie ce qu’il faut dans deux mois et si un jour je remonte, je t’appelle, promis. Compte sur moi, tu me connais, c’est pas entre pompiers qu’on va se marcher sur le tuyau…
Après les cafés, on avait demandé l’addition, on s’était regardé en souriant, elle m’avait montré la porte, j’avais fait non de la tête, puis elle était descendue aux toilettes…J’avais attendu un long moment avant d’y faire un tour. En attaquant les premières marches, je savais qu’elle n’y serait pas.
J’avais stoppé au beau milieu de l’escalier, fait demi tour et j’étais remonté. J’avais payé et j’étais sorti mais sans chercher à l’apercevoir, je savais qu’elle avait filé.
Cette rencontre c’était il y a dix ans.
J’y repensais en sortant de l’avion qui venait de se poser dans cette ville du Sud où, depuis, je n’avais jamais remis les yeux. Bien sûr que je n’avais plus entendu parler d’elle mais je n’avais pas, non plus, attendu après. Et, même si j’avais perdu le bout de carton avec son adresse, elle m’accompagnait partout. J’aurais su y aller en braille.
J’espérais seulement qu’on l’avait choisie solide, la bagnole…
Qu’elle ait pu rouler vingt ans… Sait-on jamais ?



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23 novembre 2008

CLAP DE FIN.

C’était une jolie fin d’après midi d’automne. Le ciel pluvieux qui ne nous avait pas épargnés ces derniers jours avait fait place à un ciel de traine, un ciel habité qui répandait sur le monde et le jardin une lumière douce aux pupilles et tendre aux branches des arbres maintenant presque nus. J’avais balayé une fois encore la terrasse des derniers rouges, ratissé quelques feuilles esseulées dans le vert de la pelouse gorgée d’eau, nettoyé les pots des grappes mortes de la vierge vigne, sorti, pour la faire sécher, la bâche qui allait servir à protéger du froid les lauriers et autres plantes qui passeraient l’hiver dehors, sous elle. Dès que le soleil avait commencé à s’approcher de l’horizon, le frais avait très vite remplacé la tiédeur de l’air et, bien que les cimes des arbres soient maintenant baignées dans une lumière enveloppante, tout intimait l’ordre de rentrer. Surtout ce froid sur les épaules en sueur. Un ou deux derniers coups de balai, un ou deux allers retours vers le fond du jardin, vers le tas de compost, viendra vite l’heure du rangement des outils et de l’allumage du feu sous une casserole pour un thé attendu. Il faudra, juste avant, enfourner quelques bûches sèches dans la cheminée, trouver un briquet dans cette maison de non fumeur, ce ne sera pas le plus facile, et la faire ronfler, la cheminée. Le ciel commencera à s’assombrir quand un nuage posé sur l’horizon cachera le soleil généreux de cette fin de journée. Le bain chaud aura fini de couler que l’eau du thé, en frissonnant à gros bouillons, fera trembler la casserole et toute la cuisine avec. J'en aurais profité pour mettre à réchauffer du petit salé aux lentilles pour le soir, en cette saison c'est le mieux qui puisse se pointer sur une table. J'ai mis au frais une bouteille de Côtes du Rhône blanc, les Arbousiers du domaine de la Réméjeanne à Cadignac. (Oui, oui avec le petit salé...on est chez soi, on boit ce qu'on veut!).
Une fois sec, propre et ne sentant plus si mauvais, on pourra glisser dans le lecteur un CD de Nathalie Dessay et dans le même temps allumer un poste de télé puisqu’on y diffuse un match de rugby entre l’Afrique du sud et le Pays de Galle. Deux endroits où soit dit en passant il doit faire bon d'y promener son passeport à condition de l'avoir sur soi... Il suffira de couper le son des commentaires pour que la perfection ne me flotte pas trop loin des deux oreilles.
J’ai posé la théière sur la table basse, les gallois menaient de trois points, une bûche de chêne me chauffait les pieds. J’étais allongé au long du canapé, en travers, la tête au fin fond d’un bon kilo de plumes. Le chat des voisins miaulait à la porte fenêtre, malgré son insistance éhontée, je ne l'ai pas laissé rentrer: Tous ces poils ambulants qui ne demandent qu'à se séparer de leur Maître! Merci bien!
Sur un des airs de Bellini, les gallois ont marqué un essai merveilleux, d'un mouvement en première main, au large, en contre, avec un redoublement de passes d'école et, pour finir d'un cadrage débord d'une toute efficace beauté. Quand il était pratiqué ainsi ce jeu atteignait des sommets. Il était capable de vous inoculer des lumbagos foudroyants en vous faisant bondir comme un geyser d'enthousiasme du plus profond d'un canapé... profond. J’avais sur les jambes une couverture en fourrure polaire blanche mais c’était surtout une question de confort, le thé était, maintenant infusé comme il fallait qu'il le soit. Je ne pensais ni à la noirceur du monde ni aux éclats de lumière qui pouvaient en surgir parfois, comme ceux venus d'outre atlantique, la semaine écoulée. Cette fin de samedi était une fin d'un samedi en paix. Au moins pour notre région et un peu au-delà. Le ciel avait rosi de derrière le grand nuage, une pie a traversé le jardin en rouspétant. Dans la pièce, la voix de Nathalie se disputait avec l’odeur du thé mais elle avait fini par vaincre. En prenant toute la place, elle rendait l'air incroyablement sensible. J’ai fermé les yeux quelques secondes pour mieux attraper toutes les notes.
Et, c'est à cet instant précis que ça s'est passé.
Dans le simple éclat d'un incandescent brin d'écorce de chêne qui a failli foutre le feu au canapé...
D’un coup, sans grand fracas, la nuit est tombée.
Ce jour là n'existera plus.
Jamais.






BUS STOP.

Le bus est arrivé par la Grande avenue, dans mon dos, je ne me suis pas retourné. Je savais qu’elle était à l’intérieur, je savais que c'est ce bus là qu'elle avait pris. Il a grimpé poussivement, puis il s’est arrêté là-haut, à proximité de la Grand place à l’ombre généreuse des platanes. Les portes se sont ouvertes, j'ai entendu d'où j’étais le souffle du piston. Son grand sac de cuir jaune est apparu, je savais qu’elle suivait. C’est sa très longue jambe droite qui a quitté le bus en premier. Elle est descendue… Elle était vêtue d’une robe noire qui lui couvrait les genoux, au joli décolleté arrondi, évasée à partir de la taille à petits motifs blancs. Elle lui donnait une allure de pétale de vent, même dans la lumière poussiéreuse de cette après midi d’été. En vrai elle pouvait porter n'importe quoi, tout lui allait comme une alliance à un annulaire de mariée. Elle portait des sandales presque plates en peau caramel avec un petit noeud sur le dessus dont la ligne laissait apparaitre le début des phalanges... et un foulard léger  de soie beige autour du cou. L'incroyable bleu de ses yeux était caché par des lunettes de soleil. J’ai vu, ou alors j’ai rêvé, les mouches de la place stopper leurs vols, les libellules se mettre en stationnaire, les martinets descendre voir qui était là. J’ai entendu, ou cru entendre les conversations se suspendre aux terrasses des cafés, le bruit des moteurs s'apaiser, les passants ralentir leur démarche. Je sais, j'en suis certain que le temps, lui, a fait une pause. Pour la regarder passer? Les maisons de l'avenue s'écartaient sur ce passage, les balcons se soulevaient et les tuiles des toits bruissaient.
Elle avait coupé ses cheveux noirs et souriait comme une Bernadette devant la grotte. Elle a regardé autour d’elle, puis dans ma direction et là j’ai vu très nettement son sourire s’ouvrir davantage. Malgré la nuit qu’elle venait de passer, elle avait le visage reposé, lumineux, apaisé, serein.
Dire que la veille elle avait bazardé quinze ans en quittant la ville où elle vivait… Elle avait tout envoyé promener et s’était démenée pour trouver un moyen de partir. Elle n’avait écouté aucun de ses amis, aucun des conseils qu’on voulait bien lui donner, elle avait juste décidé de partir et elle l’avait fait. Son boulot ? Aux pelotes? Son chien ? Au refuge? Sa maison ? Aux fraises? Rien ni personne n’aurait pu la retenir : « Tu ne peux pas comprendre, lui, je l’aime… » leur disait-elle. « Il est l’homme de ma vie, il est celui avec lequel je suis devenue femme… » Bien entendu celles à qui elle servait ce plat la regardaient un peu de travers en se demandant pourquoi ce genre de truc lui arrive à elle et pas à moi. Elle avait fini par faire naître beaucoup d’incompréhension, d’inimitié et de jalousie, mais cela n’avait fait que renforcer son désir d’une vie nouvelle avec un homme nouveau. Alors elle avait juste attrapé son grand sac de cuir jaune, elle y avait vite fait balancé une ou deux robes avec les cintres, une ou deux paires de chaussures, quelques livres pris au hasard dans la bibliothèque. Tout le reste, elle l’avait laissé sur place, avec un air de pas mal s’en ficher. On se doutait bien depuis un moment qu’elle n’était pas très préoccupée par l'aspect matériel des choses. C'en était une confirmation éclatante. Et, en même temps, une manière de déménager plutôt agréable. Pas de cartons, pas de meubles encombrants, du léger, du vite fait, du qui se jette. Elle était allée à pied à la gare routière et là, elle avait pris un bus de nuit, lequel avait démarré dès qu’elle avait posé le pied dedans. C'est ce qu'on appelle arriver pile poil à la bonne heure.
Elle a enlevé ses lunettes noires, elle a dû voir que j’étais resté. Sans doute s’est-elle dit que je l’attendais ? Alors, elle a jeté son sac derrière elle, elle s’est mise à courir vers moi dans cette avenue en pente, elle s'est débarrassée de ses ballerines pour aller plus vite encore mais sans se soucier des gravillons qui auraient pu la blesser. Elle a vite été suivie par des grappes entières d’enfants blonds, sortis des maisons à son passage, qui riaient aux éclats.
A ce moment, j’ai eu besoin d’un mouchoir jetable. J'en ai toujours un au fond d'une poche. Je me suis essuyé les yeux, un peu, les deux, puis je suis sorti de la salle avant que le générique se mette à défiler...



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LA DEMANDE.


C’est quand elle a posé sa main sur la mienne que les murs du restaurant se sont mis à trembler. J’ai clairement vu le plafond se fendre en deux et s’ouvrir. Au-dessus de la salle, un ciel d’orage menaçant et des éclairs l’illuminaient. On venait à peine de craqueler avec le dos de nos petites cuillères, la couche de caramel des crèmes brûlées, nous avions presque descendu la bouteille de blanc et, avant ça, on se sentait d'humeur bienveillante. Elle s’est approchée de moi, elle a posé sa main sur la mienne et elle m’a parlé assez bas pour que les voisins ne puissent rien entendre. Jusqu’à cet instant tout s’était déroulé sans que rien ne soit racontable. On avait juste mangé comme les deux cents autres fois dans cet endroit qui nous était désormais familier. Deux cent fois en vingt et quelques années ce n’est pas un exploit. Mais, on peut le dire, nous étions fidèles. Pour une fois qu’on en avait trouvé un où c’était bon et pas trop cher, où on était bien accueilli, où ça avait l’air de leur faire plaisir quand on y entrait, on n’allait pas en chercher un autre surtout s'il s’agissait juste de ne pas faire la cuisine. Alors on y venait comme à une cantine, régulièrement, une ou deux fois par semaine. Ainsi, on vieillissait avec les patrons et d’une certaine manière on s’ancrait, comme eux, dans le coin. On finissait par penser qu’on faisait partie des meubles et qu’on était un peu propriétaires des murs et donc contents quand ils nous racontaient leurs futurs projets d'agrandissement ou leurs vacances aux Bahamas, on avait l’impression de leur avoir payé une partie des matériaux ou du billet. On s’était mis assez vite d’accord sur la commande puisqu’on prenait à chaque fois les mêmes trucs et que tout le monde était au courant. Ils venaient nous demander quand même mais on savait bien qu’en cuisine c’était déjà dans la poêle. Ainsi, il y avait très peu d’attente entre notre arrivée et celle du premier plat. Nous avions passé une bonne partie de repas à nous parler de tout et de rien. Si nous n’avions pas exactement refait le monde nous en avions repeint quelques quartiers. Comme en plus on est assez vite tombés d'accord sur l'idée que ce n'est pas encore cette fois que des banquiers iront en prison ou bien que ce soit l'un ou l'autre des candidats en course qui gagne la galactique élection ne changerait évidemment pas la vie des plus démunis, les mots ont été parcimonieux. Il faut dire que nous n’étions pas de grands causeurs, elle et moi. Mais, à sa décharge, c'est moi qui avait commencé.
Comme d’habitude, j’avais profité des temps morts entre deux phrases pour la regarder en coin et m’extasier de sa beauté. J’avais remercié le ciel pour elle. Dans ce monde, si ce n’était pas le seul avantage, c’en était un, et de choix. Et il fallait dire, que, dans ce domaine, elle avait été du bon côté de la baguette des fées. Les filles n’avaient pas été avares le jour où sur elle, elles s’étaient penchées. Bien que tout ça me retombe dessus, à chaque fois que je franchissais la porte du restau ou d'un autre lieu public, je voyais bien les regards qui allaient de l’une à l’autre et qui tout de suite après se demandaient comment c’était seulement envisageable qu'on y entre ensemble. Je voyais les points d’interrogation se dessiner dans les pupilles avant qu’ils ne replongent dans leurs pizzas leurs bolognèses. J’avais fini par m’y résoudre. Elle était belle ? Tant mieux pour elle. Et bien mieux encore, elle n’en était pas intimement persuadée, ce qui la mettait à l’abri des inflammations de cheville. Elle avait un joli paquet d’autres qualités bien utiles, mais je ne suis pas ici pour la vendre. Durant tout le début du repas et malgré mes regards en douce, nous étions restés à distance respectable, rien ne s’était tendu entre nous, rien n’avait dérapé, rien ne s’était signalé. Nous étions un couple, certes avec un léger décalage dans les âges mais juste un gars et une fille qui mangent au restaurant. J’aimais qu’elle souris volontiers aux blagues que je pouvais faire et qui, parfois, je l’accorde, n’étaient pas d’une subtilité remarquable, j’aimais sourire aux siennes. Voilà une chose que nous savions faire tous les deux: rigoler. Notre plus grand plaisir était de dire du mal des autres et d'être le plus méchant et le plus injuste possible. Ça oui, nous savions faire et ça nous amusait. J’aimais également qu’elle s’enflamme devant les injustices qu’elle dénonçait, j’aimais sa colère et ses impatiences. J’aimais le regard acéré qu’elle portait sur le monde. J’aimais ses jugements tranchés, et définitifs même si je les mettais en partie sur le compte de son âge. Tout en souhaitant qu'elle n'en change jamais. Bref, j’aimais être avec elle. Beaucoup, d'autant que c'était de moins en moins souvent. J’avais à chaque fois l’impression de gagner mon temps. Mais durant ce repas, nous étions restés à bonne distance. Et puis, les crèmes caramel se sont pointées. Quand il les a posées devant nous, qu’il a fichu le camp en reprenant le panier vide du pain, elle s’est approchée de moi et m’a glissé presque à l’oreille à cause des voisins:"Pounet, il faut que je te dise : Il m’a demandé en mariage et j’ai dit oui… T’en penses quoi ?"

A peine ces mots évanouis dans l’air tiède de cette pizzeria de banlieue, je me suis aperçu que ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’elle me le demande, ça.


Alors, le tonnerre a grondé, un éclair a déchiqueté le rouge du plafond et c'est un pschiiit fulgurant qui, d'un coup, d'un seul, m'a embrasé la calvitie.




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