09 août 2021

En branle

Il fallait marcher un bon quart d'heure sous une chaleur de forge parmi des champs récemment plantés de grenadiers pour y arriver. 

En ces mois d’été, aux endroits les plus fréquentés la splendide rivière qui arrosait tout le coin devenait un pédiluve d'une piscine municipale d'un chef lieu de canton. On y voyait voguer des bouées licorne ou pizza reine, dans l'eau à hauteur de genoux des adultes embonpointés y transpiraient à des jeux de raquettes approximatifs, et des fesses flasques de flamands roses étaient posées à même le courant de l’eau claire sur des sièges pliants à tissus fleuris. Ça sentait la chipolata, les chips et le schwepps.

Les berges étaient aussi claffis de monde qu'une aire d'autoroute au temps des chassés croisés. Le cri des Martins-pêcheurs avait été mis en sourdine par les hurlements des enfants et le vol des martinets venant boire en rase-mottes remplacé par les jappements joyeux de labradors fous. Heureusement, là où j’allais tout était comme en Mai mais il fallait un peu marcher pour y arriver. 

Il n’y avait personne. Je me suis déshabillé, je me suis approché du clair de l’eau et j’y suis entré comme on  attaque une face Nord de piste noire. En se demandant dans quel état va-t-on arriver en bas si on y arrive. J’ai posé le premier pied sur la première grosse pierre, le deuxième sur le fond de sable, mes jambes ont, de suite, été poussées par le fort du courant, plutôt costaud à cet endroit, et la fraîcheur des gros bouillons… Le froid qui m’a mordu les deux mollets d’un coup, puis les cuisses au fur et à mesure que je descendais en  avançant. Je connaissais bien le coin, c’est un joli trou d’eau d'un vert pâle transparent, c’est là que je viens pour me tremper lorsque la chaleur dégringole du bleu et des toits et nous tombe sur les épaules comme des sacs de ciment jetés d'un camion. Ces derniers soirs, j’y venais tous les jours. Une vague de plomb fondu avait déferlé sur la région et elle ramollissait les corps les plus agiles, les esprits les plus vifs. Elle asséchait aussi les terres et surtout les forêts qui n’allaient pas tarder à s’enflammer comme des brindilles si ça continuait. On entendait tout le monde souffler à gros bouillons contre cette chaleur, mon dieu quelle chaleur… Ils n’en pouvaient plus, tous. Les grands pins en premiers.

Je me suis arrêté les pieds sur le sable, déjà les mâchoires accrochées à mes  jambes avaient relâché leurs étreintes, je ne sentais plus toutes les dents mais encore les incisives, j’étais debout sur le lit de la rivière, de l’eau jusqu’au bassin. J’allais devoir me baisser pour que le ventre aussi soit également dans le froid. Le passage serait délicat, j’avais beau le savoir, ça me le faisait à chaque fois, ça ne changeait pas grand chose. Pendant que je pensais à ça, je me suis baissé d’un coup comme pour me surprendre. C’était fait j’étais enfoncé dans le muscle  clair et transparent de la rivière jusqu’au cou. Le cœur a fait des bonds dans la poitrine comme s’il voulait remonter à la surface, j’ai suffoqué, manqué d’air et puis ça c’est très vite apaisé. J’étais accroupi,  de l’eau au niveau de la nuque comme un cache col de glace et c’était bon. Toute la fatigue accumulée pendant le début du jour était en train de quitter chacun des muscles de mes jambes, de mes cuisses. Les chevilles, les genoux et les hanches retrouvaient leur légèreté, je sentais chacun de mes os, chacun de mes tendons, chacun de mes ligaments, je devenais un autre homme. J’étais entré dans l’eau comme un vieillard essoufflé, désormais, j’étais  miraculeusement rien moins qu'un jeune homme refroidi. 

Du moins je le ressentais comme tel, c’était bien là le principal.

À quelques mètres de là, plus haut, une toute jeune cane apprenait à une ribambelle de petits, ils étaient au moins huit, comment traverser le courant sans se faire emporter en se servant des remous qui longent la pile du milieu du pont. Au-dessus, un couple de geais se relayait au nid qu'ils avaient aménagé dans un creux d’un vieux saule, partout, les rayons du soleil tentaient de percer le touffus du feuillage et faisaient sur le fil du courant des magies de lumière. Devant sur le vert des herbes, un couple de libellules d'un bleu électrique dansait une samba nuptiale effrénée, je ne perdais rien du spectacle et je n’avais plus froid, j’étais simplement bien. Comme un Buddha rafraîchi. Tous chakras ouverts. On entendait ici et là que tout le pays se mettait en branle à tue-tête contre une ou deux piqures qui pouvaient éviter bien des malheurs, voire même sauver des vies et que, comme souvent, les moins fins ou les plus calculateurs cyniques hurlaient plus forts que les autres (Regarde qui crie et choisis ton camp…). 

Moi, alors que je ne bougeais pas d’un pouce, au creux des draps limpides du lit de cette si resplendissante rivière, je souriais comme peut sourire un imbécile. Heureux. 

Mais je restais concentré, sur une réserve... Je n'en avais pas terminé.

Si je gardais un peu de forces  c’est que je savais que pour que la fête soit complète, j’allais devoir, maintenant, en même temps que le corps, y plonger la tête… 

Et je me disais que, pour certains, ça ne leur ferait pas du mal, ça rallumerait peut-être la lumière à l'intérieur de leurs crânes sans doute engourdis par les torpeurs lourdes de l’été.





02 août 2021

Emilienne

 Ce qu’on voyait d’abord d’elle c’était la blancheur banquisale de ses cheveux très courts. Un peu après on remarquait ses mains. Noueuses, aux paumes larges, aux doigts de traviole comme des racines de cade à cause de l’âge, des mains de travailleuse, des mains de terrienne, et son regard noir bienveillant et son sourire vaguement édenté mais d’une oreille à l’autre, lobe to lobe. Emilienne portait toujours une blouse à fleurs sur des pantalons noirs et le casque blanc de ses cheveux ras. Elle habitait dans le bas du village juste en face du cimetière. Elle n’avait plus d’âge mais conduisait encore une  4L flambant rouge. Enfin, conduisait… C’était à se demander si ce n’était pas l’épave qui la menait. Elle devait voler bancale tant ses quatre ailes étaient froissées de frictions. On avait beau lui dire : 

«  Emilienne ce n’est plus raisonnable de conduire, un jour vous allez avoir un accident. » 

« Dites que je conduis mal pendant que vous y êtes! Peuchère, à la vitesse que je roule il ne sera pas bien grave, l'accident! » 

On ne pouvait pas lui donner tort. Du reste elle ne la prenait que pour monter à la boulangerie. À l’arrivée, la voiture se rangeait devant fallait voir comme. Il valait mieux ne pas être garé sur la trajectoire dans les environs. Elle ne faisait aucun créneau. Elle montait, se rangeait, un peu, le moteur ne se coupait pas, tout juste le frein à main et elle repartait par le chemin du stade. En bas elle tournait à droite, longeait le mur du cimetière et elle était arrivée au point de départ. Elle avait fait une boucle avec Emilienne derrière le volant.  En traversant le village, elle saluait de la main comme une Miss France à peine élue. Pas certain qu’elle reconnaisse ceux à qui elle envoyait un signe, parce qu’un des problèmes d’Emilienne c’est qu’elle ne voyait plus guère mais comme ici tout le monde le savait, il suffisait de se planquer un peu quand vers les neuf heures la 4 L d’Emilienne déboulait de la Carrièro Frédérique Mistral. Quels que soit le temps, la pluie, l’orage, le vent, le mois, la saison, depuis des années il en était ainsi. Ses jours étaient réglés. Le matin le tour vers la boulangerie pour sa baguette de pain frais "J'en ai besoin vous savez, mes dents ne sont plus aussi fortes qu'avant!" et l’après midi c’est seulement dans le bas du village qu’on la voyait. Elle sortait de chez elle vers quinze heures, après la sieste qui suivait le café noir et deux biscuits ramollis dedans. Elle sortait là  sans sa blouse, jamais de blouse l'après midi, elle avait sa coquetterie, elle traversait la rue puis elle entrait dans le cimetière. Et là, à petits pas sur le gravier rose des allées, elle faisait ses tours. Tranquille, les mains croisées dans le dos elle marchait entre les tombes. Elle les inspectait toutes, l’une après l’autre, trois fois plutôt qu’une. Elle enlevait ici les fleurs fanées, là, elle redressait un pot en déséquilibre, ailleurs elle arrosait une fleur trop sèche et enlevait les fanées, elle balayait de la main des grains de gravier de dessus les pierres tombales. De temps en temps entre deux tours, elle  se posait sur le coin froid  d’une dalle et semblait discuter un peu avec le propriétaire qui ne répondait jamais. Une fois ses tours accomplis, elle sortait du cimetière puis retraversait la route et rentrait chez elle. Un peu avant que les dix huit coups de la cloche de Saint Michel sonnent.

Quand on lui demandait mais Emilienne, vous faites quoi tous les jours à aller au cimetière ? Il n'y a pas d'autres endroits pour balader? 

Elle répondait avec son sourire :

«Et où voulez vous que j'aille à mon âge? Ici, je viens voir mes morts, je leur tiens compagnie,  je suis la seule qui reste, je leur parle de nous, je leur raconte ce qu'ils loupent,  je les prépare à mon arrivée, je les fais patienter un peu et j’en profite, moi pour me faire à l’idée. Comme une fois que ce sera fait ça risque de durer un peu il faut bien que je m’y prenne bonne heure. 

Et puis, tant que je suis sur le dessus à marcher dans les allées, à avancer dans l'édredon doux de l'odeur entêtante du figuier de l'entrée, à voir le ciel enbleui de mistral,  à sentir sur la nuque et  les bras l'ombre apaisante du grand tilleul, derrière le vent qui me pousse aux épaules et manque de me faire tomber à chaque rafale, à entendre les pies qui jacassent et les cigales de l'été qui baroufent tout le jour, même quand je passe, je ne suis pas dans le dessous, dans l'immobile et le silence..."






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