28 octobre 2012

Retour... de bâton.


C’est un type fatigué qui est sorti seul de la rame comme un sapiens de sa grotte. 
Ils n’étaient que deux dans tout le train. L’autre qui avait dû bosser toute la nuit semblait épuisé et dormait à capuche fermée. L'éveillé a posé ses pieds sur le quai alors que le jour commençait à poindre derrière les coteaux qu’on voyait au-delà des toits de la gare. On était en plein cœur de la banlieue, en plein lever de jour, en plein milieu du pot de gris. Le quai, face au sien était déjà parcouru de quelques corps encore froissés aux visages blêmes comme indifférents d’être là. Une horde de revenants placides.
Il pleuvinait. Une de ces humidités désagréables qui mouille jusqu’au cœur de la moelle des os. Une de ces pluies fines qui glace les sangs jusqu’aux globules. Il a regardé la ligne du sommet des coteaux et s’est dit qu’il n’était pas encore couché. C’est là-haut qu’il devait aller. Il a balancé son sac sur son épaule et s’est mis en route. Face à lui, le courant grossissant de la foule des travailleurs qui partaient rejoindre la capitale pour y perdre le jour à travailler.
Il n’y avait pas de quoi mais le gars a souri. Comme s’il n’avait que cette arme pour lutter contre le sentiment nègatif qui peu à peu le gagnait. Il se revit la veille, pas le mois d’avant, la veille ! Douze heures plus tôt. Douze. Il sortait de l’eau presque tiède d’un archipel des Antilles après un vol au-dessus des récifs de corail. Une jolie plongée d’une bonne heure pendant laquelle il avait nourri des murènes, caressé des mérous, photographié des chirurgiens ou admiré  des perroquets. Puis il avait fallu faire vite. Du  bateau du club de plongée, il avait sauté dans un autre, plus gros pour la ville où se trouvait l’aéroport international et un taxi plus tard il avait enregistré son bagage, il avait son billet en poche et c’est avec ses tongs et du sable entre les doigts de pied qu’il a embarqué dans le jumbo, vol de nuit pour le froid et le gris. Avant de prendre ce foutu vol en quatrième, il avait passé la semaine précédente à faire en bateau à voile le tour de la grande île en forme de papillon. Avec quelques amis. C’est dire si les soirées, les jours, les nuits, les matins, les levers, les repas, les bains, les moments, la semaine entière avaient été difficile. Depuis le départ au tout début du frémissement du jour dans la rivière salée et le passage du pont levant puis la mangrove au moteur jusqu’à cette remontée en catastrophe pour attraper le bateau du retour, ce qu’il avait vécue serait gravé à jamais dans sa caboche. Ils aveint pris quelques cuites, aussi, en chantant et des bains de minuit, ils avaient pêché des langoustes et les avaient bouffées, ils avaient plongé autour de l’îlet Pigeon, dormi dans les voiles, ils avaient parlé, ri, dansé. Dix jours entre parenthèses. Dix jours exceptionnels dans une vie, dix jours comme dix cadeaux du Ciel.
Tout à l’avant du jumbo, il avait posé son sac par terre puis sa tête sur le sac et il s’était endormi encore dans la chaleur lascive des îles.
A l’arrivée, il avait enfilé une paire de chaussettes, puis des baskets et surtout un pull.
Quand il est sorti de la gare, il a envoyé son sac sur son épaule. Il n’y avait bien sur personne pour venir le chercher. Ils étaient un peu en froid tous les deux, à cette époque. Il n'y avait entre eux guère de gestes bienveillants. Il avait marché sous la pluie bretonne de ce jour qui se levait pendant  une bonne heure avant d’arriver chez lui. Trempé comme une soupe, gelé par le froid de la pluie et la différence de températures. Il était entré chez lui sans bruit, ça dormait dans la maison, il avait posé son sac dans le couloir. Il était allé faire un tour dans le frigo. Rien. Ni à boire, ni à manger.
Il était allé dans le placard du salon, il en avait sorti un matelas, sur lequel il couchait depuis quelques mois, déjà. Il l’avait déroulé et jeté à même le carrelage du salon. Il avait attrapé un duvet qu’il avait posé sur la mousse, un coussin du canapé en guise d’oreiller et transi, à peine sec, il s’était couché habillé. Il avait bien pesté contre les grains de sable de la plage d’hier qui lui grattaient le dos. Mais comme avec les souvenirs c’est tout ce qui lui restait des dix derniers jour, il n'en a pas été fâché. Malgré la fatigue du voyage, il n’avait pas réussi à trouver le sommeil. Il avait attendu dans le silence que le jour se lève tout à fait. Il avait aussi essuyé quelques larmes qui lui étaient venues autant à cause des dix derniers jours que de ce qui l’attendait. Il avait aimé ça, le sel lui avait rappelé de bons souvenirs.
On a connu retours plus triomphants. Celui là était aussi, un retour de bâton.


24 octobre 2012

Un autre monde.


Pour les impromptus littéraires de la semaine. Le thème était: Un autre monde.

J’avais fini de travailler un peu plus tôt que d’habitude. Je faisais partie des rares privilégiés qui avaient encore  gardé le leur.
Une journée éprouvante pour les nerfs comme pas mal d'autres surtout depuis le début de cette crise qui, décidément n'en finissait pas de frapper à grand coups de poings et toujours sur les plus faibles d'entre nous. L'avidité, la cupidité, la rapacité de ceux qui s'étaient enfermés à double tour dans la salle des commandes, nous avaient conduit là où nous en étions et pour les déloger de là-haut, il allait falloir s'employer. Eux continuaient d'amasser pendant qu'en bas, les pays étaient à cris et à larmes.
J’étais sorti et avant de monter dans ma bagnole, j’avais levé les yeux au ciel. Pas un nuage. Un immense à plat bleu. Aucune contrariété aucun empêchement. Un vertige de paix et d'illusion. La dépression qui nous avait arrosé toute la nuit avait laissé sur les trottoirs des flaques grandes comme le Lac de Genève. Pour avoir plu, il avait plu. Une mer verticale comme disait l’autre. La terre d’ordinaire si sèche semblait gorgée d’eau comme une éponge sale et des torrents de boues maintenant séchées traversaient les avenues en pente. On entendait partout chanter les rigoles d’évacuation les plaques d’égouts étaient soulevées et en passant sur les ponts, on jetait un œil à toute cette terre liquide qui lentement dévalait. Il en était tombé une bien bonne.
Et puis, au matin, la pluie avait cessé net, le vent s’était levé. Il avait soufflé toute la matinée comme une balayeuse géante. Imprévisible, il avait callé. Comme il était venu ? D’un coup. Comme une promesse de menteur.
Les températures mises à mal pendant l’épisode pluvieux avaient, alors regrimpé en flèche. Il faisait doux. Le chaud s’était amené par les épaules et avait enroulé toute la nuque, puis il était descendu le long du dos, s’était appesanti sur les lombaires qu’il avait longuement enveloppées. Cette sensation très agréable d’une chaleur qui apaise. Je l’ai retrouvée dans l’habitacle chauffé à blanc depuis le matin.
J’avais roulé pendant quelques kilomètres et j’étais allé m’installer à la terrasse d’un café plein Ouest inondée de ce soleil déclinant d’automne qu’on avait cru définitivement perdu. Fin Octobre, dans le pays c’était la bascule. Finies les longues soirées ensoleillées, l'autre là, le chaud se couchait de plus en plus vite, comme s’il se mettait à craindre le froid des débuts de soirée. Un beau matin, nous le savions tous, nous allions nous réveiller et ce serait l’hiver. Mordant, vif et pinçant. Terne, gris et gelant. En cette fin d’après midi là, il n’y avait pas grand monde dans les rues, personne, en tous les cas pour marcher vite les épaules courbées. Non,  les gens avançaient en lenteur et se regardaient puis se saluaient d’un geste, d’un sourire. Ils se disaient, en se parlant même sans se connaître : Il en a fait une belle de chavane cette nuit vous avez entendu ça ?  Ils se parlaient de la pluie et du beau temps vite  revenu. Il était difficile de penser que la majorité d'entre eux en pinçaient pour l'exclusion et le rejet, et pourtant... Deux chiens en liberté se baladaient, un la truffe joyeuse courait après l'autre le cul accueillant. La pharmacienne en blouse blanche, un arrosoir à la main s'occupait de ses deux bacs dans lesquels tentaient de pousser de malingres cyprès. Avec ce qu'il était tombé cette nuit, elle allait tout simplement les noyer. D'une fenêtre pendait une couette à grosses fleurs mauves. On peut dormir encore avec ça au-dessus? Un gamin revenait de la boulangerie une chocolatine à la bouche. Personne ne la lui avait arrachée. Deux touristes à la peau rose en habits d'été suivaient chacun une grosse glace à trois boules vertes et roses. Certainement des anglais.
J’avais commandé un truc à boire, frais de préférence. Un thé glacé sans sucre. Je vieillissais, sans doute. J’avais acheté le journal et je l'ai parcouru en entier. De la première à la dernière page. De Charybde en Scylla. J’avais tout lu des  nouvelles qui venaient d’ailleurs, qui disaient toutes ces furieuses folies meurtrières et ces violences et ces acharnements et ces drames et ces catastrophes et cette souffrance, partout aux dix coins de la planète… A part cette place, il n'y avait guère d'endroit qui soit un peu paisible, sans la menace d'aucune bombe, d'aucun attentat, d'aucune répression sanglante.

Alors que des larmes me montaient aux yeux, alors que mon cœur commençait à se serrer dans l'étroit de sa poitrine, au souffle, désormais, plus court, j’ai replié le journal et masqué ses désespérantes nouvelles. D’une des fenêtres grandes ouvertes de la placette les premières notes de la chanson d’un vieux groupe de rock français aujourd'hui perdu corps et biens, sonnerie comprise, me sont parvenues…
Ici, dans ce village, à l'abri, tous ceux qui passaient sur la place se sont mis à rêver avec eux.



23 octobre 2012

Comme on.


Comme, malgré la crise, il était encore en paix, ce pays, en cette fin d’Octobre…
Comme elle était paisible, l’ambiance de cette petite ville de la côte normande à l’heure où l’on remonte de la plage…
Comme ils étaient aimables, les trois jeunes gens qui dévalaient en bicyclette l’Avenue des mouettes dans la lumière rasante de l’été indien dans cette fin d’après midi d’insouciance…
Comme ils riaient à jeunesses déployées, leurs blondes chevelures en queues de comètes, poussières dans l’air du soir, décoiffées en vagues par la vitesse et le vent de terre…
Comme ils glissaient dans la tiédeur, ces trois là, de la musique plein les oreilles, seulement suivis de leurs sourires éclatants et de leurs chants joyeux…
Comme ils étaient minces et beaux dans leurs pulls marins rayés bleu et blanc, dans leurs pantalons de lin blanc, dans leurs espadrilles de cordes, dans leurs peaux de jeunes gens, leurs vingtaines  splendidement tartinées de vitamine D…
Comme il est tapageur, le bonheur quand on veut l’imposer aux autres…
Comme à côté d’eux, sur le trottoir d’en face, nous paraissions vieux, flasques et fourbus dans nos shorts pendants, avec nos peaux pelées, nos nez brillants, nos tongs hors d'âge…
Comme il semblait lui aussi, fatigué l’écrivain assis en terrasse, attendant, un carnet devant lui, un stylo à sa main, au carrefour de l’avenue de la plage et de la rue des Marées…
Comme rougis ils étaient, par l’effort et la chaleur qui régnaient, les deux ouvriers qui ahanaient en déménageant les piles de livres de l’ex Bibliothèque Arthur Rimbaud, tout en haut de la rue des Marées. Dire qu’ils devaient encore descendre le tout, en bord de mer, dans la Médiacothèque Nadine Morano (on a les héros qu’on mérite !), inaugurée lors du dernier quinquennat, clinquant neuve, bâtie le long de la plage, juste à côté du casino flamboyant (on en croyait pas si bien dire !) neuf...
Comme ils pestaient, les deux, après ces écrivains qui noircissent des pages et des pages et produisant des volumes et des volumes alors que, hurlaient-ils, leur dernier colis dans les bras, dix livres pour tout dire suffiraient ! Dix ! Pas un de plus ! Tu as raison mais heureusement pour nous qu’ils s’y sont mis, qu’ils se sont attelés à la tâche, qu’ils y ont perdu la vue quand ce n’était pas la raison, sinon à côté de quels grands moments serions nous passés…
Comme ils ont refermé les portes avec soulagement, ils n’aimaient pas bien travailler pendant que les autres se tournaient les pouces en se la coulant douce…
Comme, d’un coup, sous l’effet de la fermeture de la porte arrière, il s’est mis à avancer, droit vers la mer, le camion rempli de livres…
Comme il était horrible, le rictus du chauffeur qui venait de comprendre que le frein à main avait salement  lâché…
Comme les jeunes gens en bicyclettes, plus bas, là-bas, tout occupés d’eux-mêmes, qui venaient à sa rencontre, eux ne voyaient rien venir…
Comme elles dévalaient maintenant à très grande vitesse les six tonnes de tous les tomes du camion rouge…
Comme le bruit allait être effroyable…
Comme l’écrivain allait, lui, enfin, avoir du grain à moudre… Il y aura bien une saleté dans une maison d’édition qui dira partout que la lecture de cet accident est d’un ennui mortel, pensa-t-il, cyniquement...
Comme le choc fut rude…
Comme notre honte fut passagère après le «bien fait » qui nous est venu, quand on a vu qu’ils avaient, les trois jolis, fini leur course, à peine décoiffés par le camion, quand même un peu éparpillés, les fesses rosies par la fraise et la framboise des bacs de sorbets et de glaces italiennes…
C’est peu après que l’ambulance les ait emportés vers l’hôpital le plus proche, pour vérifier, qu’à l’intérieur du camion, allumés par on ne sait quoi, sans doute de l’essence échappée du réservoir éclaté, que  les livres ont commencé à brûler…
Et c’est ensuite que tout a dégénéré… Le feu s’est propagé à la vitesse d’un  compte qui se vide, d'un ministre qui gaspille… 
C’est par l’église en bois nouvellement réhabilitée en supérette que tout le reste de la ville paisible  s’est embrasé…
Elle fut réduite en un sale tas de vraies cendres en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Ne restaient plus debout, face à l’océan, en un désastre posthume, que la façade en acier de Lorraine du casino Charles Pasqua, maffiant neuf et, en un triomphe légitime, les épais murs de pierre de la maison du peuple, devenue, depuis le dur de la crise, épicerie solidaire…

Du pain et des jeux...





20 octobre 2012

Quatre saisons.



« Tomber amoureux c'est comme un mal de tête, ça vient et puis ça passe... »

Arno (chanteur belge).

C'est vers la fin d'un hiver, qui avait été si rude que certains arbres s'étaient fendus en deux, ouverts en long comme des figues trop mûres, qu'il a débarqué dans le pays.
Personne, jamais, n'a su ni d'où il venait, ni comment il avait atterri là, mais personne ne lui a rien demandé.
Il y avait encore, un peu partout sur les trottoirs, des tas de neige sale qui n'en finissaient pas de fondre. Ce n'était pas avec le froid qu'il faisait encore la nuit qu'ils allaient en être vite débarrassés. A chaque fois qu'Antonio en enjambait un, lui venaient des images de champs entiers recouverts d'une épaisseur de blanc et le bruit étouffé de pas crissants dans le silence. Mais à ces tas là, personne ne semblait s'y intéresser, comme si, finalement, on avait décidé d'attendre qu'ils disparaissent d'eux mêmes. Le routier qui l'avait amené jusque dans le bourg l'avait laissé dans le haut en lui disant d'aller se poser au Bar de la Gare, il savait qu'on y cherchait quelqu'un pour en remplacer un autre qui, un vilain matin de colère, avait levé le camp sans prévenir:
« Tu verras, ils ne sont pas chiens lui avait-il dit. C'est un couple, Pedro et Rose, les Pédrose on les appelle quand on parle d'eux, qui tient l'affaire. Je crois qu'ils ont même des chambres meublées à louer sous le toit. Ils les gardent pour les saisonniers. »
Il y est allé. Ils lui ont demandé s'il connaissait le métier, il a répondu : oui. Ça leur a suffit. Il n'a  pas voulu connaître le montant de son salaire. Comme s'il s'en moquait. En vrai, il s'en foutait. Complètement. Il s'est seulement renseigné sur les heures d'ouverture de la bibliothèque municipale.
Ils ont juste ajouté : Il suffit que tu sois disponible et que tu n'envoies pas trop chier les clients emmerdants. Il a commencé le jour suivant. Pour s'installer dans la chambre, ce fut à la portée de tout voyageur. Il lui a suffi de lâcher son sac. On était le premier du mois et ça faisait un compte rond. Derrière le comptoir, il était efficace, rapide, prévenant mais ne parlait pas beaucoup, ainsi il disait moins de conneries qu'il n'en entendait. Mais il écoutait comme personne.
Avant d'attaquer au bar, il a écoulé sa première journée dans le pays à la Bibliothèque. Et c'est là que tout le temps où il est resté dans les parages il a passé le plus clair de son temps libre. Au début, on a cru que c'était pour Carmen-Lou, la bibliothécaire une jeune femme qui n'en finissait pas d'être mariée, d'une élégance imparable. Elle se serait mis des sacs poubelles sur le dos, on lui aurait demandé où les acheter. Elle en savait des kilomètres sur la littérature nord américaine, elle lui avait tout fait lire. Des grands maîtres aux singeurs (pour faire la différence, lui disait-elle).
Brune aux yeux d'un bleu de lac de montagne, aux cheveux noirs très courts qui faisaient encore rejaillir le bleu. Qu'elle soit sourde n'enlevait rien à son immense attraction. Bien au contraire, elle avait de fines mains joyeuses, dansantes, expressives, séduisantes et sans doute joueuses s'était-il dit très vite. Mais il ne se passa rien d'autre entre eux que des livres et leurs avis sur les livres. Pas des discours, des impressions. Oui, non, celui là m'a plu. Je l'ai relu dans la foulée, je n'ai pas aimé, rien de bien développé, il n'est pas allé assez au fond, il m'est tombé des yeux etc.
Mais non, il ne s'est rien passé d'amoureux entre eux parce que les deux s'y sont mis. Si elle n'a pas eu envie d'avoir à supporter d'être peut-être éconduite, elle vivait déjà tellement dans la frustration, lui même n'avait pas trouvé la force d'essayer de la séduire. A quoi bon? Il en était à ce point  là.
Bien sur, ils ont partagé quelques repas au cours desquels ils sont allés jusqu'à flirter gentiment mais ça leur a suffi, ils ne sont jamais allés plus loin. Il y en a toujours eu un qui a dit : Il faut que je rentre, maintenant. À quoi l'autre a répondu. Je vous raccompagne. Et basta.
Il savait quoi faire de ses journées, le bar, il savait quoi faire de ses nuits, les livres, il se regardait de temps en temps dans la glace abimée de la chambre et se disait qu'il avait tout pour n'être pas malheureux et pourtant. Certains jours de repos, et de beau temps, il partait un ou deux bouquins à la main et montait vers la collégiale d'où le regard embrassait une belle partie de la région. Une fois là-haut, il s'adossait à un chêne et lisait en entrecoupant sa lecture de regards vers le paysage en dessous de lui. Il s'amusait du vol tranquille d'un rapace de marque buse au dessus des champs, des cris d'une fouine dans le lointain, des gais appels d'un geai plongeant dans le profond d'une haie. Puis, il assistait concentré, au coucher du soleil comme s'il s'était agi d'une personne. Quand il était comme bordé par l'horizon noircissant, il redescendait se coucher aussi.
Tout ce qu'il espérait du côté de ses fringues c'est que son jean tienne. Qu'il soit habillé comme la chienne à Jacques le préoccupait le moins du monde... Il lavait, faisait sécher et remettait. En salle, il était tellement efficace qu'ils n'ont pas eu besoin d'embaucher d'extras et il a assuré tout l'été, seul. Il s'est aussi bien entendu avec les touristes hollandais qui venaient, en masse, nager nus dans la rivière, qu'avec les parisiens qui avaient retapé des anciennes bergeries dans le coin. En fait, ce sont les gens qui s'entendaient bien avec lui. Il écoutait plutôt bien. Comme il était souriant mais pas très curieux, ils se racontaient volontiers à lui. Et ils adoraient ça, les gens, se raconter... Il n'était pas rare de le voir après le service, endormi dans un fauteuil sur la terrasse. Il lui est arrivé d'y passer la nuit entière.  Quand le jour se pointait, il s'étirait, allait se passer de l'eau fraîche sur le visage et repartait pour une longue journée, comme si de rien n'était.
Et puis les vacanciers sont partis, l'endroit a récupéré son calme d'avant la foule, les soirées sont devenues plus frisquettes, la nuit s'est amenée  plus vite, on n'a plus traîné dehors comme avant, on a changé de boissons, le thé et le chocolat chaud ont remplacé les grenadines et les demis, les feuilles se sont mises à jaunir, à tomber, elles ont formé des tas comme des montagnes mouvantes dans les coins de rues. On les a ramassées. Novembre, déjà, s'en est venu. Il n'a plus dormi sur la terrasse. Il s'est alors dit qu'il allait être temps de partir. Il s'est donné jusqu'aux premiers vrais froids. Il avait compris qu'ici, il ne se passerait rien d'autre que ce qui lui était arrivé. Tout en se félicitant de ce qui était arrivé. Une pause. Il s'est dit que ce n'était qu'une simple pause. Mais il n'a pas eu le sentiment d'avoir perdu son temps. Donc il avait gagné quelque chose. Il avait rencontré une fille qui s'appelait Carmen-Lou, il en connaissait maintenant un rayon sur la littérature nord américaine et il y avait appris une langue nouvelle. Celle des signes. Si ça n'en était pas un... Pour le reste, l'avenir se chargerait de lui dire.
Il s'est mis à réfléchir sur son prochain cap. Il se verrait bien faire de l'Ouest, s'approcher de l'Océan, de ses horizontales infinies, de ses plages à perte de vue, de ses immenses dunes de sable fin, de ses colères d'hiver soudaines mais fugaces, de ses fins de jour renversantes, de ses ciels de traîne à s'y baigner, de ses couchants à tomber, de ses marées changeantes... Il avait en tête que, là-bas, l'hiver y serait plus doux à vivre. Il venait de passer environ une année dans les parages et ça suffisait. Tout en lui avait, désormais, besoin de douceur. C'est à ça qu'il aspirait de tout son coeur.
Quelques jours après son départ, en faisant le ménage dans la chambre, Rose qui n'y était pas entrée depuis qu'il s'y était installé, a trouvé dans le tiroir de la petite table de nuit un sac en plastique des mousquetaires de la distribution (une belle brochette de gangsters!). Elle en a sorti un paquet de lettres froissées et jaunies ainsi qu'un bracelet en or avec un prénom de femme gravé dessus...
Le tout était entouré d'une page écrite. Rose l'a dépliée et a lu:
« J'ai passé presque une année entière par ici. Je n'ai ni aimé, ni été aimé. Je n'ai pas non plus désiré, ni été désiré ou à peine. Je n'ai que très peu parlé de moi, je ne me suis pas emmerdé plus que ça avec vous autres. Mais je ne me suis soigneusement pas attaché à quelqu'un. Ni à l'endroit. Au moins, je n'ai pas souffert plus que d'habitude. Je peux laisser tout ça ici, en plan, il me semble que c'est fait, que je suis sur le chemin... C'est à la fin de l'hiver que je vais lever le camp de ce pays... Pour aller voir ailleurs si, par hasard, je ne m'y trouverais pas... »
Comme celui-là, d'hiver, avait été un peu plus doux que d'ordinaire, il n'y avait, dans les ruelles et même celles qui étaient le plus à l'ombre, aucun tas de neige sale, de celle qu'on enjambait avec dégoût, de celle qu'on veut oublier comme une vilaine cicatrice, de celle qui mettait un temps fou à fondre.
Personne, dans le village, n'a plus jamais eu de ses nouvelles... Personne n'en a demandé. 
Il n'en a pas non plus donné. A personne.


Publications les plus consultées