17 octobre 2016

Un naufrage.

« Dans la alace a  méle evant
Ce batin droit cheuves blancs… 
C’est oumpf rol, c’est agne rant
Mais c’est ieux que per se ents »
C’est, à peu de choses près, ce qui nous arrivait du  type qui dévalait comme un possédé le chemin sur l’autre versant venant du haut de la Trouillère dans le massif de L'Avie. Au summum de sa jeunesse, il avait entamé la descente en hurlant, à tue-tête  avec une mélodie approximative, pour accompagner sa course folle. Nous l’avions entendu arriver du col juste avant qu’il ne bascule dans le droit de la pente. Nous étions une bonne dizaine de marcheurs du troisième âge à avoir passé la nuit au refuge, le dernier avant La Vallée,nous ne comprenions pas tout de ce que le bonhomme hurlait mais nous arrivions à seulement saisir quelques syllabes. Il faisait un temps superbe et, seul le froid glacial de ce début d’Octobre nous avait obligé à ne pas nous éloigner de la chaleur douce du poêle à bois qui ronflait.  Mais nous n’y sommes pas restés. Nous sommes sortis sur la terrasse en bois, certains avec des jumelles pour le regarder descendre et l’entendre hurler. Au début, sa course était assurée mais au fur et à mesure ça s’est dégradé. Bon Dieu mais qu’est-ce-qu’il lui prend à ce dingue ? Avait envoyé Paul le gardien. En face, on le voyait maintenant dans le grand pierrier du milieu, il ne ralentissait pas. Bien au contraire, on a remarqué qu’il redoublait de désordre dans ses gestes et donc de vitesse. Sa course n’était plus qu’un déséquilibre, à  tout moment il évitait la chute, il était en rupture permanente mais ça ne le faisait ni freiner, ni se taire. Très vite, sur la terrasse des paris se sont ouverts : Dix euros qu’il se vautre avant le petit bois ! Vingt dans la minute qui vient ! Trente qu’il n’arrive pas entier !
Heureusement, pour lui, rien de tout cela n’est arrivé. Un miracle. Il est ressorti du bois de buis vivant, et il a attaqué la remontée vers le refuge. L’un d’entre nous une paire de jumelles sur les yeux a alors crié :
Mais c’est le jeune tu sais bien le grand brun de la ville qui s’occupe pour l’été des moutons d’Edmond ? Il en a de la chance d’être encore vivant, lui.
Le gars n’a pas mis dix minutes pour débarquer sur la terrasse, il était rouge comme un fond de volcan, il soufflait  comme un troupeau de marathoniens. Tous l’ont entouré et gavé de questions :
Mais qu’est-ce-qui t’a pris ? Tu as été attaqué par un loup ? Un ours ? Un éclair t’a frappé, il n’y a pourtant pas eu d’orage cette nuit ? Le type essoufflé comme une Marguerite en phase critique a lâché : Je me suis levé ce matin et en me rasant sur les bords du torrent, figurez vous que j’ai aperçu trois cheveux blancs, là sur le côté…
Toute l’assemblée a éclaté de rire.
Il a repris : C’est pas drôle, c’est pas marrant !
Alors, dans une vague de rire, les gens de la terrasse en connaisseurs concernés ont conclu en entonnant à l’unisson :
Mais c’est bien mieux que perdre ses dents !







11 octobre 2016

Sa première.


Un homme d'un certain âge marchait lentement dans une  ville. Il regardait autour de lui comme s'il voulait pouvoir se souvenir de chaque visage croisé, de chaque vitrine aperçue, de chaque sentiment éprouvé. Dans quelques instants, il y serait. Et puis, c'était un lundi après-midi, il s'est assis sur un banc tout près de l’endroit où il avait rendez vous dans le quart d’heure à venir. Il avait toujours tellement peur de passer à côté des choses qu'il était, le plus souvent, en avance à ses rendez vous. Quels qu’ils soient. Celui là, il l'attendait depuis, environ, deux  semaines. Soit quinze jours à ne penser qu’à lui, à ne vivre que pour lui, à n'avoir que lui en tête. Celle qui lui avait donné, il s'en souvenait précisément, était plutôt jolie, rousse aux cheveux très courts, avec de grands yeux verts clairs et une voix posée, assurée et rassurante, si rassurante. 
Quinze jours à en rêver, à s’en réveiller la nuit, à n’en plus pouvoir se rendormir.
Enfin, il y était. Presque.
Nous étions en début de semaine, d’après midi, d’automne… Une avalanche de débuts, quoi. L'homme marquait une pause comme on fait avant de traverser un carrefour. Il s'arrêtait pour regarder autour de lui, il marquait le pas pour prendre le poul, la mesure.
L’atmosphère était sereine, l’air était doux. Les feuilles des platanes de l’avenue commençaient à roussir gentiment, quelques unes se détachaient de leurs branches et s'amoncelaient à venir en encombrer les caniveaux.
Si, en plein soleil on ressentait la chaleur de cette lumière éclatante, on  sentait bien, dans le fond, une fraicheur nouvelle qu’on avait fait semblant d’oublier.
On le voyait aux vêtements portés sur les trottoirs. Pour les femmes,  finies les jupes ou les robes légères, les chemisiers à manches courtes et les sandales à brides fines, les premiers manteaux étaient sortis des armoires et, ici et là, quelques paires de bottes commençaient à arpenter les bitumes. Pour les hommes rien ne changeait ou presque, ils continuaient de s’habiller n’importe comment. L’été faisait comme si, mais personne n’était dupe, on était en train de changer de monde. Les jours avaient déjà considérablement raccourci et, désormais, il n’était pas si rare d’assister au coucher du soleil en rentrant chez soi. On marchait encore dans les rues à  l’heure où le miracle se produisait. Les terrasses se désertaient un peu plus tôt chaque soir et le pas des gens s’était accéléré. On entrait dans une saison où on ne trainait plus le soir.
Il s'est assis sur le banc d’en face pour vivre pleinement l’instant, pour profiter de ces minutes sans rien, pour se réjouir de la lumière si tranchante, de la douceur encore confortable, du ciel sans nuage, de ces minutes de paix après ces dernières semaines si éprouvantes. Il a sorti d'une de ses poches, un paquet de cigarettes neuf, il en a allumé une  qui, à la première inspiration lui a arraché tout ce qui lui servait à respirer. Il ne l'a pas  fumée jusqu'au bout. C'était sa première depuis une bonne dizaine d'années... 
Mine de rien, ici sur ce banc, un homme se mettait en ordre de bataille pour ce qui l'attendait. Si nous allions basculer dans une autre époque, il allait, lui aussi franchir une étrange frontière.

C'est ainsi qu'en début de semaine, un homme s'est assis sur un banc, à la croisée de ses chemins, pas très loin de l’endroit où il avait rendez vous  pour sa première chimio.


01 octobre 2016

Jusque là.

Jusque là tout s’était à peu près bien passé.
Même Robert était arrivé à l’heure du rendez vous. C’est dire si tout s’annonçait sous les meilleures couleurs. Robert, qu’on appelait aussi Bib,  avait toujours eu un problème avec l’heure, on disait de lui qu’il était fichu d’être en retard à son enterrement. Une séance d'une valeur de  150 euros  chez une thérapeute énergisante, feng-shui de l’âme et du corps, positivisation de ses échecs, massages aryuvédiques, retour de l’être aimé... La visite chez la gourou du 18è (arrondissement) qui recevait en boubou rose bonbon et vous entrait son regard droit dans les yeux comme des flèches de tupamaros sous acide, n’y avait rien changé, elle lui avait seulement appris qu’il était né dans le métro un soir de novembre entre deux stations. En retard pour Pyrénées mais en avance pour Belleville. Depuis qu’il savait ça, il mettait même un point d’honneur à se planter sur les horaires. Heureusement que la première séance était gratuite. Maintenant, quand il venait le bon jour on pouvait s’estimer heureux. Il avait, grâce à Dieu, mais surtout à ses grands parents, d’autres qualités (ses parents, eux, étaient une paire de fieffés imbéciles vaguement racistes,  pour qui l'autre race commençait à l'appartement d'à côté, il avait foutu le camp de cette famille dès que possible). Il avait également un vague souci avec l’alcool comme on dit maintenant… D’où son surnom… Bib comme biberon mais en plus court. Franck lui avait pris le train de banlieue. Depuis qu’il avait entendu Hulot promettre l’apocamypse sur berre (dyslexique à mort, il en avait gardé quelques séquelles) à la télé, il ne jurait plus que par le durable. Un sens de l'humour particulier  lui faisait espérer le sous-développement durable (un relent d'enfance?). Il avait, du jour au lendemain renoncé à sa moto diesel, mais pas à ses fringues. C’est donc en tenue de biker, tout cuir dont un blouson, avec un aigle sur le dos porté par Johnny, acheté aux puces de Montreuil (sa crédulité était sans limite...) qu’il était sorti de la Gare du Nord. Ils s’étaient retrouvés dans un troquet tout près de la boulangerie. La première boutique de la rue était cet ancien garage transformé par un chantre de la farine bio dont on voyait la bobine dans tous les journaux. Celui qui paradait l’été dans son hélicoptère pour aller de Paris à son château du Loiret, celui qui était à la colle avec une journaliste célèbre en janvier, un mannequin slovène en février, une ex-chanteuse de la Starac en mars,  celui qui était ami des stars et louait parfois un avion privé pour livrer les croissants du matin à ses amis du show-biz en cure à Genève. Dans leurs sacs, tout leur matériel. C’est Franck qui avait eu l’idée des masques. Nous étions trois comme les rois mages, les mousquetaires, les… candidats principaux à la primaire des républicains encore vivants. On avait tiré au sort pour savoir qui allait porter celui de NKM (le masque à la rigueur avait dit Franck mais le tailleur n’y comptez pas, pas assez roquenrol avait-il lancé.) Bien sûr, il en avait hérité. J’avais eu droit à celui de Juppé. J’aurais du y voir un signe. Des restes de bégaiements, fussent-ils  imperceptibles, pour un hold-up, n’allaient pas dans le sens du crédible... Pour Bib, c’était, évidemment, le Nicolas. Comme il mesurait un mètre quatre vingt dix, la surprise était totale. En un éclair, on passait  de Joe à Averell... 
Dans leurs sacs, ils avaient aussi prévu des pistolets en plastique. Franck avait lu dans Détective qu’en cas de loupé, la peine était moins lourde. Ils avaient bien monté leur affaire. Ils s’étaient donnés deux minutes par boutique. C’est l’achat des montres qui leur a coûté le plus cher. Ils avaient gardé la monnaie des courses pendant deux ou trois semaines. C’est que leurs femmes géraient les budgets avec la rigueur d'un Bercy. À leur décharge faire vivre douze personnes avec trois RMI était une prouesse très peu reconnue dans les colonnes de « CAC MAG ». Franck avait acheté ce magazine pour avoir une idée de l'endroit où il allait placer le fric qu’ils avaient prévu de récolter (du moins ce qui  resterait quand il aurait payé les dettes... contrairement aux parvenus, les pauvres remboursaient, eux!) Il n’avait pas tout compris des subtilités des Fonds de pension américains mais il s’était senti important le jour où il l’avait demandé en kiosque, bien qu’il ait entendu très nettement le : « Oh! le Franky il a fait un héritage ou il a gagné au Binto ? » La remarque du vendeur l’avait peiné mais il avait fait celui qui n’entend pas. Ils avaient réglé leurs montres comme ils l’avaient vu faire dans les films qu’ils avaient regardés pendant la quinzaine Leur idée tenait en quelques mots:  une rue, un jour, une fois. Ils y étaient. "C’est au pied du mur qu’on voit le maçon" avait lancé Bib en vidant son ballon de côte d'un trait  pour dédramatiser l'ambiance. En vrai, cette bande de pieds nickelés étaient plutôt des gentils garçons mais venait un moment où il fallait choisir et agir. Dix heures, l’heure du top départ. Ils étaient sortis ensemble du bar, mais pas par la même porte, le souci du détail. 
Dans la boulangerie, jusque là, tout s’était passé comme prévu. Franck en avait profité pour rafler deux croissants à cinq euros l’un. Un peu embêté pour se les engouffrer avec le masque, il avait failli  s'étouffer avec une miette (un euro, la miette!) . La caisse était pleine de la veille et, ma foi, ils n’allaient pas cracher sur  dix mille euros. Jusque là, pour un premier tour, tout allait bien. La boutique suivante était une boucherie. Ils étaient entrés leurs visages cachés, avaient brandi leurs flingues en plastique sous le nez de la patronne et Bib avait gueulé l’air méchant, bien dans son rôle : « La caisse, vite où j'expulse tout le monde ».  Elle était seule dans la boutique. Une peur panique dans ses yeux leur a laissé penser que là aussi, tout irait bien. Elle leur avait jeté le contenu de la caisse dans un des sacs.
C’est quand ils ont voulu partir que ça a commencé à déconner. Le boucher était sorti du frigo avec un fusil à pompe, un vrai, il ne rigolait pas, lui. ce salopard s'était même affublé d'un masque de Le Pen, tout sourire… 

C’est de lui qu’il aurait fallu se méfier. Ils les a mis en joue, leur a demandé assez fermement de se coucher par terre et de ne plus s’occuper de rien. Il allait prendre en mains  leurs problèmes. Il avait des arguments. Après un tabassage, des trois, en règle à coups de nerf de boeuf, qui les a laissés en pleurs et en sang, il a appelé les flics qui n’ont pas mis dix minutes avant d’arriver.
Ils en ont pris pour cinq ans. En cellule, ils ont très peu souri quand ils ont appris que le boucher avait racheté la boulangerie, le pressing, le marchand de chaussures, fait installer des caméras devant chaque devanture et avait engagé une horde de vigiles pour surveiller la dernière boutique de la rue qui était une agence de voyage et qui tournait maintenant à plein régime. Dans leurs repérages, ils l’avaient pris pour un gentil petit vieux, le poil adouci, discret, inoffensif, limite sénile, plus très loin de la retraite… Alors que c'est lui qui avait tout en mains pour mener le bal et faire danser tout le monde sur sa musique...
Il ne s'en est pas privé. Jusque là, tout le monde ou presque avait souri.

Désormais, s’était pointé le temps des larmes.


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