24 juin 2011

Un petit tour et...

Lisbeth. Elle voulait qu'on l'appelle Lisbeth. Et ça ne datait pas d'hier.

C'était depuis qu'elle avait vu à la télévision en noir et blanc, le mariage d'Elisabeth II  d'Angleterre en quarante sept. Les images, elle les avait vues sur le premier poste arrivé au bar du village où elle habitait. En vrai, dans la vie, depuis toujours, elle s'appelait Rose... "Et je suis pleine d'épines"... ajoutait-elle sans y voir aucune malice. Rose, pour une sacrée bonne femme, c'était un sacré bout de bonne femme. Elle était haute comme trois marches, mais ce n'est pas la taille qui fait la grandeur. Elle était sèche comme un  lit de torrent en Aout mais ce n'est pas l'apparence qui fait la personne, elle était ridée comme une dame sans âge, mais ce n'est pas en années que se mesure la jeunesse... Veuve depuis trente ans... Devant les mines effondrées, elle s'amusait comme une ponctuation joyeuse: "Trente ans de bonheur!"... Elle, comme pas mal de ses contemporaines, n'avait pas eu, ce qu'on appelle, une vie facile. Elle était venue au monde avec le siècle, enfin une année après la naissance du siècle dernier. Elle avait donc connu deux grandes guerres et puis s'était mariée très tardivement, la même année que la souveraine, avec un type, Paul, réapparu au village après cinq ans de captivité en Allemagne. Quelques années avant de partir au front, ils avaient, entre autres, partagé des serments, elle s'y était tenue et l'avait attendu. Elle l'avait même suivi lorsqu'il avait décidé de tenter l'aventure de l'Algérie. Une boutique à Oran... Ce fut sa troisième guerre. Elle en était revenue un jour avec deux valises et des souvenirs. Ensuite, elle avait supporté pendant une vingtaine d'année, la rudesse de son homme. C'est elle qui appelait ça comme ça... Mais ça ne l'avait pas empêché de vivre. Elle avait su rester discrète. Pendant que Paul entrait dans les bars ou les concours de boules, elle entrait dans ses vies amoureuses. Paul, lui ne s'était jamais douté de rien. Il était parti d'un coup, son verre à la main, d'une crise cardiaque le soir de l'élection de Mitterrand. "Dieu ait son âme!" avait elle sifflé sans qu'on ait pu savoir à qui cette phrase était destinée... Elle avait terrassé deux ou trois cancers, dont un à qui elle avait concédé deux seins. "Je fais des économies de soutien-gorge!" Riait-elle. Elle avait vaincu quelques infections virales, des tas de grippes vicieuses, trois canicules et un Paul... Elle s'était remise d'une fracture du col du fémur, de la séparation d'une bonne longueur de ses intestins mais elle avait gardé toute son ouïe, son goût, son appétit et son envie de vivre.
Quand elle n'avait plus pu se débrouiller seule, elle avait occupé une chambre dans la résidence des Lauriers qui accueillait les anciens du village. Elle s'y trouvait bien. Personne jamais ne venait jamais la voir mais elle s'en fichait pas mal. Elle trouvait dans ses souvenirs et  les livres le monde qui lui était désormais interdit. Elle a perdu des chats mais elle a gardé toute sa tête.
Et puis, elle eut cent ans.
Et puis, des années après, elle en eut cent dix. Bien entendu, on était venu la voir, on l'avait photographiée, on l'avait interviouvée. Vous pensez, la doyenne du département, de la région, les journaux du coin s'en régalaient. Alors, pour la fêter, on avait voulu lui faire plaisir. On lui avait demandé si elle avait un souhait. Elle avait dit dans un vague sourire: "J'aimerais faire le tour du village en calèche." On avait souri avec condescendance et l'affaire avait été vite organisée. Ca fera de belles photos, d'émouvants articles et une belle renommée pour le Maire. Bref, tout le monde allait en profiter. 
Le matin même de son cent dixième, un matin de Février de fier mistral, un matin de pierre fendue et de givre au ronces, on avait attelé Centaure, le cheval de trait du boucher et on était venu chercher Rose. Elle était prête à l'aube... Depuis que personne n'était venu la prendre... On l'avait emmitouflée dans des fourrures polaires, on l'avait hissée sur le siège et on l'avait promenée dans les ruelles. Sa calèche était suivie par tout un aréopage d'édiles, d'élus, Maire en tête et par quelques enfants du village qu'on avait dispensé d'école ce jour là. Bien sûr, malicieuse, elle avait fait sa coquette, en saluant les passants croisés, de la main, exactement comme l'autre là, l'anglaise... Elle avait également demandé à passer et repasser devant le cimetière comme pour narguer son Paul perdu. 
Les journaux n'étaient pas allé bien loin pour trouver les titres des articles: "Lisbeth, reine d'un jour"... "La centenaire couronnée" etc 
 son visage froissé, elle s'était accroché un sourire de conquérante.
Il y avait eu ensuite un pot de l'amitié à la mairie, un discours du Maire et on l'avait raccompagnée à sa solitude et au chaud de chez elle.


Elle est morte dans la nuit comme si quelqu'un avait soufflé doucement sur la  flamme vacillante de sa bougie. Elle s'est éteinte, comme elle, pleinement heureuse, dans le froid du petit matin de sa cent onzième année.

Elle avait quitté la place après un dernier tour de village...
Elisabeth II régnait toujours...



17 commentaires:

Anonyme a dit…

Que j'aime ces portraits de vie magnifiquement épurés dont la finesse du trait donne au tableau toute sa profondeur.

Une journée qui commence bien.

Slev

Tilia a dit…

Donc si j'ai bien suivi, elle a quitté ce monde le jour de son 110e anniversaire. J'aimerais bien atteindre le même âge pour voir dans état sera le monde en 2058. Par contre je ne tiens pas du tout à me bagarrer avec un trio de crabes, ni avec toutes les saloperies dont Rose-Liz a réchappé !

De plus, il y a un autre inconvénient à vivre si longtemps : on risque d'avoir à enterrer ses enfants. Et ça, même s'ils sont octogénaires, j'aurais du mal à m'en remettre.

chri a dit…

@ Tilia Vous aurez surement remarqué qu'on ne parle pas de ceux de Lisbeth qui n'en a pas eu!

Tilia a dit…

Lisbeth n'en pas eu et elle a bien fait. Y'a déjà trop de monde sur terre :D

nathalie a dit…

J'ai du mal à imaginer que j'aurai la ténacité (ou même l'envie) de vivre jusqu'à 110 ans. J'ai du mal à imaginer...

Mais j'adore ce joli portrait. Belle écriture, belle personnalité.

chri a dit…

Je crois que tout dépend de l'état et de l'avancée du délabrement! J'ai aussi du mal à imaginer que je vais mourir... un jour.

Merci Nathalie pour le portrait.

chri a dit…

D'une dame que je ne connais pas mais qui a bien été promenée dans les rues de Velleron parce qu'elle l'avait souhaité!

odile b. a dit…

Les Fleurette comme les Lisbeth, c'est pas de la mauviette !

"Vieillir : un beau cadeau de la vie" ???
J'en connais des qui, à la maison "Les Cheveux Blancs" (!), comme à "Sourire d'Automne" (!), ou à "l'Etoile du Soir" (!), ne voyaient pas ça comme ça et n'auraient surtout pas souhaité être promenées dans le village pour fêter glorieusement l'échéance. Sans attendre l'annonce dans le journal, l'une d'elles avait écrit depuis longtemps sur un papier plié au fond de sa poche : "Ni fleurs ni couronnes : tout pour ma fille !".
Oui, Tilia, celle-là même, qui, arrivée à cent ans moins cinq jours, a vu partir sa fille la première et l'a suivie de peu... enterrées toutes deux la même semaine, à six jours d'intervalle...
Le maire du village en est resté tout coi. Vrai, comme je vous l'dis.
(PS - C'est Chriscot qu'a commencé à raconter des trucs terribles !)

odile b. a dit…

PPS - Magnifique, la photo !

chri a dit…

@ Odile:
J'ai une tendresse pour les portraits de femme... Etrange non?

Merci Odile. L'image est une vue d'un des plus beaux endroits du coin: Le fort de Buoux...

véronique a dit…

moi j'aime bien les vieilles personnes ... elles sont comme les enfants ! attachantes !
en aucun cas, je ne veux vivre aussi longtemps, vous imaginez la charge pour la société! et pour ceux que j'aime ! impossible ..
le fort de Buoux ...je n'avais pas reconnu, j' y suis allée en plein hiver et c'était pas aussi beau !

chri a dit…

Ballade à refaire en été, alors... La dame d'en bas est si accueillante, la grimpette si raide et le paysage si renversant...

chri a dit…

@Véropnique Moi aussi j'aime les vieilles personnes, mais pas toutes Il y en a qui sont de sacrées saletés quand même!

véronique a dit…

genre Tatie Danielle ? mais qui, malgré tout, ont tout de même un " gentil fond" ! il suffit juste de savoir les apprivoiser ! peut être ...
je n'en connais pas de vilaines ! sans doute parce que je ne sors pas assez :o(

chri a dit…

Mais si Véronique, vous savez dans le métro des qui vous poussent pour monter avant vous...

véronique a dit…

ah oui ! mais elles ont une excuse, c'est parce qu'elles veulent piquer la place assise réservée aux handicapés !

chri a dit…

De vilaines teignes nuisibles, je vous dis! Mauvaises comme la rancune!

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