08 février 2017

Les temps perdus.

C’était juste en face du bahut, comme un long et étroit couloir enfumé. 
Nous y passions une bonne partie de nos journées.
Nous y allions quand nous séchions, quand un prof était absent, quand nous avions une heure à perdre, avant d’aller en cours, en en sortant, en début de journée, en fin. Nous avions notre table, vers le fond, un peu plus dans le sombre que celles donnant sur la rue et nous ne buvions que des cafés parce qu’ils étaient moins cher. Nous tutoyions le serveur et nous faisions la bise à la patronne qui avait fini par nous aimer bien.
Nous y sommes entrés les premières fois vers la fin du premier trimestre de seconde et nous avons persévéré jusqu’à la fin juin de l’année du bac, soit pendant quatre longues années. Oui, quatre, certains d’entre nous ayant échoué au premier passage. Nous y avions rendez-vous et une fois installés, nous nous adonnions à l’art de perdre notre temps, en ne refaisant rien d’autre que le monde, mais tout le monde. (Vu l'état dans lequel il est, on aurait dû s'y atteler davantage... Du reste, depuis, c'est lui qui s'est bien chargé de nous refaire...) Nous parlions, nous riions, nous y recopions les cours que nous n’avions pas pris,  nous révisions nos colles, nous y terminions nos devoirs et nous y finissions d’apprendre les leçons. Nous nous y aimions, aussi, parfois, en nous y embrassant sur les banquettes de cuir rouge, vaguement dissimulés par le nuage de  fumée des clopes des autres tables. Nous nous y disputions aussi,  comme des chiffoniers. En vrai, ce ventre enfumé, nous était un sas, un sas avant la vraie vie, avant celle qui nous attendait à la sortie du Lycée, un boyau de passage entre l’adolescence et l’âge adulte que nous traversions en bande pour avoir moins peur. Là dedans, nous nous sentions moins seuls, davantage armés, protégés par les présences, la chaleur, l’amitié et les rires des autres, de ceux du clan. Nous y perdions notre temps, mais nous en avions tant devant nous à cette période de nos vies. Au fond, il ne comptait pas, il n’était pas un personnage, il n’était rien, il s’étirait même en longueurs dans des après midis sans fin, affalés jusqu'à l'heure où il nous fallait rentrer.  Nous ne nous rendions pas encore compte qu’il passait. Si vite.
L'antre s’appelait : Le temps perdu. 
Il n'existe plus, il a disparu.
Le temps, lui, était devenu un fast-food et nous, les vieux épais que nous fustigions, ceux dont nous nous moquions, maintenant pressés par ces jours qui défilent à folle allure, effrayés par les heures qui nous rabougrissent, qui nous rabotent et nous minent, minute après minute en nous poussant inexorablement aux fesses, vers la fin. Vers notre éternité.
Nous, nous  avons arrêté de fumer. 
A nous, désormais, d’être effarés par le peu qui nous reste à vivre, sidérés, entamés par la fin qui, déjà, s’amène.

Quand elle sera là, sous nos pieds, nous en aurons, du temps à perdre...


4 commentaires:

odile b. a dit…

Un beau jour, l’avenir s’appelle le passé.
C’est alors qu’on se retourne et qu’on voit sa jeunesse.
Aragon


Le temps qui va
Le temps qui sommeille
Le temps sans joie
Le temps des merveilles
Le temps d'un jour
Temps d'une seconde
Le temps qui court
Et celui qui gronde

Le temps, le temps
Le temps et rien d'autre
Le tien, le mien
Celui qu'on veut nôtre

Le temps passé
Celui qui va naître
Le temps d'aimer
Et de disparaître
Le temps des pleurs
Le temps de la chance
Le temps qui meurt
Le temps des vacances

Le temps, le temps
Le temps et rien d'autre
Le tien, le mien
Celui qu'on veut nôtre

Le temps glorieux
Le temps d'avant-guerre
Le temps des jeux
Le temps des affaires
Le temps joyeux
Le temps des mensonges
Le temps frileux
Et le temps des songes

Le temps, le temps
Le temps et rien d'autre
Le tien, le mien
Celui qu'on veut nôtre

Le temps des crues
Le temps des folies
Le temps perdu
Le temps de la vie
Le temps qui vient
Jamais ne s'arrête
Et je sais bien
Que la vie est faite

Du temps des uns
Et du temps des autres
Le tien, le mien
Peut devenir nôtre

Le temps, le temps, le temps
Aznavour

chri a dit…

@ Odile Oui oui à ces deux références!

Tilia a dit…

"Le temps perdu" devenu fast-food ! quelle misère :-(
Un jour,peut-être, l'endroit redeviendra un café sympa et avec un peu de chance, dans un éclair de lucidité, le patron l'aura baptisé "Le temps retrouvé".

chri a dit…

@ Tilia Quelle belle idée!!! Je lui souhaite de s'éloigner de Domac!

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