04 juin 2018

Une dernière bière.

Le hall passé,  dans la vaste salle de réception décorée de l’immeuble de trois étages, elles sont une dizaine aux cheveux bleuis autour d’une grande table, occupées à dresser de leurs mains malhabiles, déformées par l’arthrose des bouquets de fleurs coupées. Ikebana de banlieue. Ça sent le mauvais parfum, le lys sucré, l’ennui profond et le vieux, ça sent cette saleté d'endroit à plein nez avec son putain de h qu'on ne sait jamais où placer. En avançant, on leur dit bonjour d’un signe de tête et d’un sourire un peu forcé. Aucune ne répond, aucune n’a vu ou entendu nos signes de politesse bienveillante. Je n’ai jamais à ce point détesté autant les bouquets de fleurs, j’ai fini par ne plus regarder que le dessus de mes chaussures jusque devant  la porte de l’ascenseur.
Depuis quelques mois c’était devenu un rituel. Toutes les fins de semaine, nous venions là, à deux, l’arracher à ce lieu, à ses habitants, à sa désormais nouvelle tribu, pour une heure ou plus et l’emmener boire une bière à l’extérieur. Dès la première fois, ce fut son seul plaisir de la semaine. Dès la deuxième, il n’avait plus été question de l’en priver. C’est qu’il n’avait pas  encaissé de gaité de coeur, c'est le moins qu'on puisse dire, son déménagement après la mort de son amour. Il n’avait pas aimé ni l’immeuble, ni les couloirs, ni les ascenseurs, ni la chambre, ni la salle à manger collective où les moins atteints devaient encore se rendre à heures fixes. Il n’avait pas aimé les gens qui y travaillaient, ceux qui y survivaient pour un temps. Il n’avait rien aimé de tout ce bazar. On n’avait pas pu lui donner tort. Il suffisait de se mettre un peu à sa place. Dans une autre vie, il avait été chef d’une entreprise, d’une dizaine de salariés. Il avait été un cador dans sa partie, celui qu’on venait consulter de tout le département et au-delà. Il avait été celui qui prend des décisions, fait des choix, les assume, dirige, organise, suggère, ordonne, engueule, paye. Il avait eu trois maisons : la sienne, enfin, la leur, celle de tous les jours, celle qu'il avait dû quitter, une de campagne à une heure de route de chez eux, pour les belles fins de semaine de printemps, une sur une île pour l’été avec un bateau à quai. Et là, aujourd’hui, il n’était presque plus que l’ombre de l’homme qu’il avait été. Un type orphelin de son amour, sourd, ne voyant plus très bien, avec du mal à se déplacer, incapable de se laver seul, qui restait assis toute le long des jours vautré dans un fauteuil près de la fenêtre,  à ne pas regarder dehors, une couverture sur les genoux, ce n’est pas le moment que vous nous attrapiez froid, hein? 
Il y avait quand même de quoi l’avoir mauvaise et enrager.
Alors pour adoucir un peu ses tourments, on avait pensé à ça : prendre deux heures et l’emmener en terrasse si le temps le permettait pour qu’il puisse tremper ses vieilles lèvres dans la mousse d’une blonde. Le sortir un peu de là où rien n’avait grâce, à juste titre, à ses pauvres yeux.
Et puis, on le raccompagnait.
En le laissant après l’avoir embrassé, on lui disait à samedi prochain. On fermait la porte de sa chambre en lui envoyant d’un ton faussement enjoué : Tu es sage, hein ? Tu ne fais pas de bêtises ? Et on allait pleurer dans l’ascenseur le temps qu’il nous redescende vers la vie.

C’est en rangeant sa pauvre chambre que sur sa table on a trouvé le mot griffonné d’une écriture tremblante qu’il nous avait laissé. Il disait : 

Vous allez être triste et puis trouver que c’est un soulagement. C’en est un. J’ai tellement aimé cette vie que je ne veux plus qu’elle soit réduite à celle que je vis ici. Je vais rejoindre mon amour. Ne soyez pas triste. Je vous embrasse. Vivez. Et commandez moi une dernière bière. 
À ma taille.


10 commentaires:

Anonyme a dit…

Très beau texte, Chris ! Il me touche et me rappelle de tristes moments qui ont duré, duré, duré ...

Je suis certaine que son amour l'attendait là où il s'en est allé.


Papy René

chri a dit…

@ Papy Merci...

Anonyme a dit…

la dernière bière, en fût de chêne... -)

chri a dit…

@ Anne de Nîmes Oui, celle-là.

Brigitte a dit…

Non, en effet, ce n'est pas triste … Vivre ainsi, ce n'était plus vivre .Partir pour retrouver son amour Oui !

chri a dit…

@ Brigitte Pas triste, pas triste... :-)

odile b. a dit…

Je viens d'assister ravie et bouche-bée à l'instant magistral du coucher...
Cette dernière bière-là,, qui suit aussitôt, me gâche ce beau moment paisible, parce que quelqu'un que j'aime attend la sienne dans un endroit... "comme ça", qu'on a du mal à nommer (avec ou sans H) et qu'ils ont osé appeler... : "L'ÉTOILE DU SOIR"... Quel repère, quand on a perdu le Nord !
L'autre à côté - ça vole pas haut non plus - c'est... : "LES CHEVEUX BLANCS"...

chri a dit…

@ Odile Ecossaise, la douche... Je crois que c'est la vie qui est écossaise. Les cheveux blancs et pourquoi pas Les sourds tant qu'on y est!

LE CHEMIN DES GRANDS JARDINS a dit…

Oui.
Lire ça à 20 ans, ça peut paraître, impensable. A 75 ans, c'est le futur simple, qui s'accroche au passé( pas si) simple.
Content ou pas, abstinent ou pochtron, on l'aura notre dernière bière. Pas sûr qu'un gars doué comme toi, chronique l'instant.
Je m'en vais boire un coup à ta santé.
En toute amitié.
Roger

chri a dit…

@ Roger... Merci, vraiment!

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